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NÉOPATHOLOLOGIE INSTITUTIONNELLE


  CONVERSION  PSYCHOTIQUE,  PSYCHOTISATION,  NÉODÉBILOGENÈSE


Claude Kessler


(Thèse soutenue le 12 mai 1976)


POSITION DU THÈME

 

Lors de notre passage, en tant que psychologue, dans deux institutions, un Hôpital Psychiatrique Départemental et un Institut pour Handicapés Moteurs, nous pûmes constater,  et nous heurter,  à un même phénomène de production artificielle de formes pathologiques conformes à l’idéal  institutionnel. L’asile semble secréter des "fous" (psychotiques) et l’Enfance Inadaptée des débiles, ou des délinquants, selon sa fonction.

 

Frappé par le nombre d’hystériques nommés psychotiques, nous nous sommes efforcé de mettre en évidence l’articulation du désir de l’hystérique avec l’institution psychiatrique (problème de la conversion psychotique et de la psychose hystérique) et de montrer l’annulation du sujet par la psychiatrie dans cette nomination à la folie (psychotisation).

 

Notre expérience dans l’Enfance Inadaptée nous a permis de dégager une dynamique institutionnelle dont le terminal est l’objectivation dans la débilité et l’atteinte organique.

 

Il ne saurait s’agir d’un simple problème de diagnostic. Reconstituer le cheminement de l’hystérique, psychotisant/psychotisé, ou du faux débile, au sein de l’Institution, c'est ouvrir une voie à un possible désir.

En outre, le fonctionnement psychique de l’hystérique différant radicalement de celui du psychotique, son identification n’est pas sans incidence sur notre parole. Lors de l’émission télévisée du 14 mai 1975, consacrée à l’école expérimentale de Bonneuil-sur-Marne, un des enfants présentés demande l’orthographe du nom du lapin Jannot auquel, dans l’histoire qu’il raconte, il s’identifie. Dans un premier temps, un adulte lui répond J-A-N-N-O-T, puis, se corrigeant, explique que les noms propres s’écrivent "comme on veut".

 

Ainsi présenté, le Dés-Ordre (l’Ordre individuel) peut être ébranlement désaliénant d'un univers imaginaire, mise en question du désir.

 

Face au psychotique, exclu du symbolique, et partant n'ayant pas à y définir sa position, ce type de réponse risque d'accentuer la déstructuration.

 

Mireille

 

Nous voudrions souligner le danger qu'il y a à parler de psychose chez l'enfant face à une problématique essentiellement identificatoire et une structure encore mouvante. Cette ambiguïté se révèle avec une particulière acuité dans l'observation de Mireille (Maud Mannoni, "L'enfant, sa maladie et les autres").

 

"Mireille est-elle une oligophrène ou psychotique ? Telle est la question posée en début de cure. En fin de cure, je me demande si l'analyse n'a pas fait d'elle à un moment une hystérique avec identification à la tante psychotique. (...) Les diagnostics d'oligophrénie et de psychose ont été posés à des moments précis de l'histoire de l'enfant mise en difficulté avec ses repères identificatoires" (Maud Mannoni, Ouvrage cité p. 182).

 

 

Anamnèse (Mireille)

  - Agoraphobie à 2 ans et demi après la naissance de sa soeur Carole et une séparation d'avec la famille.

  - Coprophilie et exhibitionnisme à 5 ans, après un accident de la circulation.

  - Diagnostic d'oligophrénie à 5 ans.

  - Diagnostic de schizophrénie à 8 ans.

 

La mère souligne que le développement fut normal jusqu'à 2 ans et demi. Une tante (Eugénie) est dite schizophrène ; un cousin, enfant préféré de la grand-mère paternelle, oligophrène. La mère de Mireille est une hystérique dépressive qui utilise son enfant conne bouchon colmatant son angoisse. Au cours de la psychothérapie, chaque progrès de la fille déclenche un accès dépressif chez la mère.

 

Du côté du père, Mireille sert d'objet à un désir pervers : agressions anales, menaces de mort... "Quand une fille remplace la femme auprès du père, elle en meurt" (ouvrage  cité p. 174).

 

La mère détient l'autorité, le mari ne peut que jouer à être le chef. M. Mannoni considère que, le père se situant hors la Loi, l'enfant ne peut trouver un élément tiers qui interviendrait pour introduire un ordre afin de la soustraire à une situation duelle sans issue.

 

Se pose la question de l'identité de Mireille

 - Au cours de l'analyse, l'enfant se fait appeler de longs mois Carole (nom de la soeur plus jeune à laquelle elle est très liée).

 - L'identification à la Mère est manifeste :

 "L'enfant se couche sur le divan. C'est le Je de la mère qui apparaît : 'J'ai mal à la jambe   (dit Mireille), elle se casse. Je ne veux pas devenir une petite femme, parce que ça veut dire que Je suis une petite fille, Je ne veux pas être une femme ridicule. Je ne suis pas faible. Cependant, quand on est une femme trop tôt, c'est comme ça qu'on devient faible. C'est une mauvaise habitude. Faire l'amour, ça fait devenir faible. C'est être mal élevée. Il faut être une vraie femme" (M. Mannoni, Ibid.  p. 167).

 

Mannoni commente (à propos d'un des comportements de l'enfant dont nous ne savons pas s'il est spontané ou s'il s'agit d'un jeu) : " Elle est le reflet parlant de sa mère, elle lui emprunte sa voix, sa démarche, ses gestes, minaudante, précieuse, elle se contorsionne dans la glace, arrange un chignon imaginaire..." (Ibid. p. 168).

 

C'est comme solution à la problématique familiale que la folie se présente, image introduite par l'entourage. Mireille est folle pour un Autre. Nous nous situons là, à n'en point douter, dans le registre imaginaire de la dynamique hystérique.

 

Mannoni distingue dans la cure deux moments, dont le premier serait de l'ordre de la psychose.

 

1) - Mireille se situe comme objet fou servant à masquer l'angoisse de la mère, au désir inconscient de laquelle elle obéit.

 

2) - Elle évolue en son nom propre. D'être sujet elle n'en continue pas moins à être le symptôme de quelqu'un. "Comme sujet de désir, Mireille se trouve, nous l'avons vu, la plupart du temps dans un intervalle (et qui se montre d'une façon assez saisissante dans l'apparition et la disparition du Je). C'est seulement face à la maladie qu'au niveau du désir, l'enfant a, semble-t-il, le droit de se compter (du fait qu'elle s'y annule). La maladie, Mireille y disparaît et s'y accroche en même temps. Elle y disparaît pour que le dialogue avec l'Autre se fasse par le biais de son symptôme" (M. Mannoni, ouvrage cité p. 179).

L'hypothèse d'une évolution possible de Mireille au cours de l'analyse, d'abord psychotique puis hystérique, nous semble quelque peu hasardeuse. La bascule en serait le jeu, acceptation d'un rôle comme ailleurs, choix d'être folle pour ses parents.

 

"Prisonnière au sein d'un symptôme, elle refuse qu'on vienne, par une interprétation, la déloger de sa position. Pendant longtemps Mireille reste dans une alternative : ou la folie ou la guérison ; ou la vie ou la mort pour elle ou pour ses parents. Dans ce choix, Mireille nous renvoie à la folie du père. Elle ne peut y faire face qu'à travers son masque d'arriérée ou de folle". (M. Mannoni, ouvrage cité pp. 172-173).

 

Ce qu'a introduit la cure, c'est une symbolisation du vécu, distanciation qui fait passer Mireille d'être pantin à celui d'actrice. Le résultat en est une prise de conscience du rapport au désir de la Mère. Il n'y a pas eu de modification de structure, l'efficience thérapeutique est de type névrotique.

 

La position du psychotique est radicalement différente; exclu du spéculaire, il se situe en deçà de toute identité pour l'Autre.

 

La problématique désirante de Mireille, son repère dans la psychose comme point d'identification, nous introduit directement à ce qui est notre propos.

 

 

 INTRODUCTION

 

ESQUISSE D'UNE HISTOIRE DE L'HYSTÉRIE

 

 

Cette introduction vise à nous sensibiliser au polymorphisme de l'hystérie, névrose à la symptomatologie remarquablement plastique et sensible à l'environnement.

 


ANTIQUITÉ  - THÉORIE  UTÉRINE  ET  RÉTENTION SÉMINALE.

 

Si  l'on se réfère aux écrits des auteurs antiques, le terme "hystérie", ou "troubles de l'utérus", ou "maladies de la matrice", regroupe un ensemble de manifestations morbides qui sont en relation syntagmatique (de contiguïté) avec une problématique sexuelle. Hystérie et abstinence sexuelle sont en corrélation statistique. Mais la théorie étiologique est purement physio-mécanique. Hippocrate considérait que l'absence de relations sexuelles entraînait des changements organiques dans la matrice : dessèchement et perte de poids de l'utérus, qui en quête d'humidité, remonte jusqu' aux hypocondres, interceptant ainsi le flot d'air inspiré qui devait normalement descendre dans la cavité abdominale. Il opère une classification des symptômes en fonction de la position de l'utérus :

 

- si l'utérus reste au niveau des hypocondres, il provoque des convulsions semblables à l'épilepsie,

- s'il continue à monter et s'attache au coeur, la malade est en proie à l'anxiété et se met à vomir,

- s'il se fixe au foie, la malade perd la parole, grince des dents et son visage devient livide,

- si l'utérus se loge dans les reins, la femme sent une boule ou bloc dur dans le flanc,

- s'il s'élève jusqu'à la tête, il provoque des douleurs autour des yeux et du nez, la tête devient lourde, s'installe la somnolence et la léthargie.

 

En plus de ces symptômes spécifiques, les mouvements de la matrice entraînent des palpitations, une transpiration excessive et des convulsions.

 

Sont ramenées à l'hystérie, des affections pathologiques sans étiologie déterminée. Dans le livre sur les épidémies, Hippocrate décrit une "perte hystérique de la fonction motrice". "Celle qui, à la suite d'une courte toux et sans importance, éprouve une paralysie du membre supérieur gauche, n'offrit aucune autre altération, rien à la face, rien dans l'intelligence. (...) Cette femme commença à aller mieux vers le vingtième jour."

 

En toute logique, cette conception étio-pathologique aboutit à une thérapeutique organo-mécaniste : fumigations de l'utérus, intromission de pessaires, injections aromatiques dans l'utérus,  etc. C'est dans cette perspective organiciste qu'il faut comprendre la prescription du mariage à titre thérapeutique : relations sexuelles et grossesses devaient ramener l'utérus à sa place naturelle. La sexualité n'est convoquée qu'à un niveau physiogique, il n'est pas question de désir et de jouissance.

 

Le Papyrus Kahoun datant de 1900 avant Jésus-Christ faisait déjà mention de troubles du comportement liés à la position ou à l'inanition de la matrice : clinophilie, malade souffrant des dents et de la mâchoire, ne pouvant pas ouvrir la bouche, etc. la thérapeutique envisagée visait à nourrir l'organe affamé ou à le faire revenir à sa position initiale (fumigations dans l'utérus).

 

Particulièrement intéressant, nous paraît le remède préconisé dans le Papyrus Ebers (16ème siècle avant J.-C.). On plaçait un ibis de cire, symbolisant le dieu mâle Thot, sur du charbon de bois, et les fumées produites devaient entrer dans la vulve.

 

Rien dans ces textes ne nous permet de savoir avec certitude ce qui avait amené les Égyptiens à relier certaines affections pathologiques à l'utérus. On sait que le même type de symptômes (paralysies, tremblements, épilepsies, etc.) présentés par des hommes était imputé à l'action de quelque divinité ou démon ou/et à l'obstruction ou perturbation des canaux (metu) qui parcouraient le corps, transportant l'air, le sang et diverses substances.  Il n'est pas impossible que l'idée d'un utérus en mouvement ait été inspirée par l'observation de prolapsus ou les modifications de l'utérus pendant la grossesse. Les Égyptiens avaient une vision animiste du corps, et les organes étaient considérés comme des entités dotées d'une vie propre. L'utérus était perçu comme un organe autonome et capricieux dont la mobilité symbolisait le pouvoir de donner la vie dans une société centrée sur la fertilité et la maternité. Insatisfait, il se mettait à la recherche de ce qui lui manque, et ce sont ses déplacements qui provoquaient les symptômes mentionnés ci-dessus.

 

Au niveau thérapeutique, tout un discours se rapporte métaphoriquement à la sexualité : fumigations d'excréments d'hommes, utilisation de l'image d'une puissante divinité mâle, incantations faisant appel à la même divinité, etc. Il s'agit bien d'une réalisation métaphorique et métonymique d'un rapport sexuel.

 

Les Grecs héritent en grand partie des conceptions égyptiennes de l'hystérie. Dans le Timée, Platon décrit, à son tour, l'utérus comme un animal vivant dans le corps féminin.

 

Des inscriptions trouvées dans le sanctuaire d'Asclépios datant de 336-323 avant J-C mentionnent des guérisons miraculeuses qui semblent faire intervenir la suggestion hypnotique. "Un garçon muet. Il vint au Temple en suppliant pour sa voix. Quand il eut accompli les sacrifices préliminaires, et exécuté les rites d'usages, le serviteur du temple qui apporte le feu pour le dieu, regardant le père du garçon, lui demanda de promettre qu'il apporterait avant la fin d'une année le cadeau de reconnaissance pour la guérison, s'il obtenait ce pour quoi il était venu. Le garçon dit tout à coup : je le promets. À ces mots, son père sursauta, et il demanda de répéter. Le garçon répéta ses paroles et après cela, il alla très bien" (Sanctuaire d'Asclépios, Épidaure, inscription n° 5).

 

Galien de Pergame (129-199 après J-C), attribuant à la femme une sécrétion analogue à la semence du mâle, considérait que la rétention de cette substance, comme le retard de la menstruation, pouvait amener une corruption du sang, un refroidissement du corps, et finalement une irritation des nerfs qui provoquait la crise hystérique. Partant, celle-ci ne restait plus l'apanage de la femme. Dans les deux sexes, l'hystérie résulte de la rétention de la semence, conséquence de l'absence de relations sexuelles.

"J'ai connu des individus qui, par pudeur, s'abstenaient des plaisirs vénériens et tombaient dans la torpeur;  d'autres, semblables aux mélancoliques, étaient saisis de désespoir et de tristesse sans raisons ; et à cause de leur dégoût pour la nourriture, leur digestion se fait mal. En réfléchissant sur ces événements, il m'a semblé pour ma part que la rétention du sperme avait sur le corps un effet bien plus nuisible que la rétention des menstrues. Cela se voit en particulier chez les personnes dont le sperme est par nature abondant et qui mènent une vie oisive." (Galien, "Des lieux affectés").

 

Galien, distingue chez la femme trois types d'atteintes hystériques :

      - Dans un premier groupe, il classe toutes celles qui perdaient conscience, étaient dans l'incapacité de bouger et avaient un pouls si faible et si léger qu'on pouvait à peine le percevoir.

      - Il y avait ensuite celles qui restaient conscientes, capables de bouger et lucides, mais qui avaient tendance à s'effondrer sous l'effet conjugué d'une grande faiblesse et de difficultés respiratoires.

      - Le troisième groupe était caractérisé par la contraction des membres.

 

Dans les trois cas, les malades souffraient toutes d'affections utérines.



LE MOYEN-ÂGE  ET  LA CHASSE  AUX  SORCIÈRES.

 

Vers la fin du 2éme siècle après J-C s'amorce une décadence générale des arts et des sciences au profit d'un obscurantisme mystique. Les conceptions médicales sont dominées par la théologie et la foi en l'origine surnaturelle des maladies, ainsi qu'en leur guérison miraculeuse, se référant par là à 1'oeuvre de Saint Augustin qui considérait les maladies comme des manifestations d'un mal inné, découlant du péché originel.

 

"L'hystérie cessa d'être une maladie, elle devint la marque manifeste de l'ensorcellement et releva donc de l'Église, de l'Inquisition, et même des pouvoirs temporels, puisque des peines étaient infligées aux hystériques par le bras séculier" (Ilza Veith "Histoire de l'hystérie" p.63),

 

En quoi les hystériques étaient-elles destinées à jouer le rôle de sorcières, à devenir l'image du Mal ?

 

La représentation culturelle de la pathogénie hystérique se heurte directement à la morale religieuse du Moyen-Âge. La sexualité, perçue, non plus sous son aspect biologique et naturel, mais dans son aspect érotique, devint le symbole du péché. Saint-Augustin considérait la sexualité comme une chose détestable, et, par sa nature même, imprégnée de vice. Fut qualifié de sorcellerie tout ce qui avait trait au plaisir charnel. Comme le note Villeneuve ("Satan parmi nous" p.12) les sorcières "concrétisent les désirs de la chair et les vicieuses aspirations de l'esprit", il parle de "la souillure de leur corps et de leur lubricité vindicative". L'hystérique, apparaissant comme ayant de forts besoins sexuels puisque c'étaient précisément les méfaits de l'abstinence qui étaient rendus responsables de la maladie, s'inscrivait en négation d'une morale basée sur les vertus de l'abstinence. On pouvait difficilement concevoir une thérapeutique par le péché. Les désirs sexuels des hystériques devenaient le signe de leur possession par le démon. Il va sans dire que le dérèglement sexuel des hystériques, dans son aspect théâtral et d'insatisfaction permanente, les faisait directement tomber dans le champ des pécheurs.

 

Un autre élément nous paraît fondamental dans la chasse aux sorcières : le rapport de ses promoteurs au désir. À lire le "Malleus Maleficarum" (1494), véritable manuel pour la chasse aux sorcières, écrit par Heinrich Kramer et James Sprenger, nous pouvons entrevoir tout un système de défense contre le désir incestueux à l'égard d'une mère hystérique. Leur définition de la femme est particulièrement significative à ce sujet.

 

"Qu'est-ce qu'une femme sinon une ennemie de l'amitié, un châtiment inévitable, un mal nécessaire, une tentation naturelle, une calamité désirable, un danger domestique, un fléau délectable, un mal de la nature, paré de couleurs séduisantes, si c'est péché de divorcer d'elle au lieu qu'elle soit gardée, c'est là en vérité une torture nécessaire ; car ou bien nous commettons l'adultère en divorçant, ou bien nous devons endurer la lutte quotidienne." ("Malleus" p.43).

 

Pour Kramer et Sprenger les relations sexuelles qui s'accompagnaient de plaisir étaient indubitablement l'oeuvre du démon. Le plaisir de la femme ne pouvait provenir que d'une copulation satanique. Quant à l'homme, il devait sa satisfaction aux séductions impies d'une partenaire inspirée par le diable. Tout dans la femme est séduction, tentative de réduction de l'homme à son désir démoniaque, "piège à inceste", dirions-nous. "Et les larmes d'une femme sont tromperie, car elles peuvent jaillir de la douleur véritable, ou elles peuvent être un piège. Quand une femme pense seule elle pense à mal." (Ibid. p. 43).

 

Les auteurs du Malleus écrivent que l'envie et la jalousie sont les principales émotions féminines, que la mémoire des femmes est faible, leur intelligence absente, leurs affections et leurs passions démesurées. Ils laissent entendre leur nostalgie et leur déception face à une promesse non tenue. L'angoisse induite par l'image d'une mère dévorante apparaît clairement dans le fantasme du vol du pénis par la femme abandonnée :  

 

"Nous avons déjà montré qu'elles peuvent enlever l'organe mâle, non pas en fait en dépouillant véritablement le corps humain, mais en le dissimulant par quelque charme (...). En la ville de Ratisbon, certain jeune homme qui avait une intrigue avec une fille, voulant la quitter, perdit son membre ; c'est-à-dire, quelque charme fut jeté sur lui, si bien qu'il ne pouvait voir ou toucher en cet endroit rien d'autre que son corps lisse." (Ibid. p. 119).

Sur les conseils d'une autre femme, le jeune homme partit à la recherche de la fille qu'il avait délaissée. Sous la menace, elle leva le sort.

 

Nous retrouvons là un fantasme anxiogène commun aux homosexuels masculins et selon lequel la mère aurait retenu à l'intérieur de son corps le phallus reçu lors du coït (F. Boehm, "Homosexualität und Ödipuskomplex", 1926).

 

À la recherche de moyens d'identification des sorcières, Kramer et Sprenger avaient noté les pertes de la sensation cutanée. Ils préconisaient de piquer la peau, lors des interrogatoires, pour y rechercher des zones d'insensibilité. En Angleterre et en Écosse des "piqueurs" parcouraient le pays en vue de découvrir, chez les suspects, des zones d'anesthésie.

 

Rien d'étonnant à ce que cette image socio-culturelle de la sorcière fascine les hystériques. Elle leur permet de réaliser imaginairement leurs fantasmes de puissance, d'asservissement, de séduction… en s'identifiant à la queue du diable.

"Curieusement, il y en avait aussi parmi les hystériques pour reconnaître avoir eu commerce avec le diable et ses émissaires, s'adonner à de bizarres pratiques sexuelles et à des orgies sauvages, et s'être livrées à des actes de sorcellerie sur des hommes qui avaient repoussé leur amour ou les avaient abandonnées pour en épouser une autre (…). Il semble que ces personnes rivalisaient entre elles, essayant mutuellement et intentionnellement de se surpasser en s'étendant à plaisir sur les extases d'imaginaires joies de la chair, en face des efforts de persuasion cruels et pressants de leurs inquisiteurs." (Ilza Veith, "Histoire de l'hystérie", pp. 65-66).

 

À lire les diverses descriptions de possession, la nature hystérique de ces troubles ne fait aucun doute : anesthésies, mutisme, brusque cécité, convulsions, insatisfaction sexuelle, etc. Ainsi les évènements de Salem (1692) : "…Une vieille irlandaise du nom de Glover fut accusée par la famille d'un maçon appelé Goodwin d'avoir ensorcelé une jeune fille. L'accusation fut portée par la jeune fille, qui était sujette à des crises depuis des années, et fut confirmée par ses deux frères, qui étaient affligés du même mal. Les voisins avaient observé que les trois jeunes Goodwin devenaient certains jours complètement rigides, avec des articulations si raides qu'on ne pouvait les faire bouger, tandis qu'à d'autres moments, leurs os devenaient si mous qu'ils ne pouvaient pas supporter leur corps." (Veith, Ibid. p. 76).

 

En nouvelle Angleterre, ce furent la fille et la nièce du ministre calviniste Parvis qui se mirent à avoir des crises quotidiennes qui les faisaient tomber au sol. Elles se plaignaient de serrements à la gorge et de sensations de suffocation, et déclaraient qu'elles étaient piquées sur tout le corps par des aiguilles. Des expériences analogues furent bientôt racontées par d'autres femmes de la communauté, toutes déclarèrent avoir vu des sorcières, voire même le diable. Dans chaque cas, elles dirent que des personnes diaboliques les avaient tourmentées jusqu'à ce qu'elles contractent un pacte avec satan. Certaines d'entre elles montraient les cicatrices de leurs blessures dont elles disaient qu'elles étaient faites pour recueillir le sang destiné à signer le livre du diable, d'autres disaient que des démons venaient leur sucer le sang.

 

Cependant, à cette époque déjà, certains auteurs rejetaient l'explication théologique et surnaturelle de cette multitude de manipulations morbides imputées à la possession. J. Webster (1677) affirmait que les sorcières et les apparitions étaient uniquement le fait de "Rêves Mélancoliques" ou                    d' "Imaginations Hystériques". J. Glanvil, à la suite d'une enquête sur la sorcellerie, conclut "qu'il y a beaucoup de maladies étranges et naturelles qui ont des symptômes bizarres et produisent des effets étonnants et prodigieux en dehors du cours habituel de la Nature, et que ceux-ci sont parfois faussement imputés à la sorcellerie", ("Saducismus Triumphatus", 2ème partie pp. 7-9).

 

Le révérend Hutchinson écrit dans son "Essai historique sur la sorcellerie" (1718) que les phénomènes de sorcellerie n'étaient en réalité que des Crises naturelles et des Vapeurs.

 

On en revient au refus de la médecine de connaître du désir de l'hystérique. À côté des inquisiteurs et guérisseurs religieux, il y eut d'ailleurs tout au long de l'Âge des Ténèbres un corps de médecins laïques adhérant aux anciennes théories, méconnaissant la brèche ouverte par la persécution des sorcières.

 


16ème SIÈCLE : RETOUR AUX THÉORIES D'HIPPOCRATE ET DE GALIEN.

 

Ambroise Paré (1517-1590) établit un tableau clinique de l'hystérie en fonction de la quantité et de la qualité de la matière et des semences retenues, et des vapeurs se dégageant de l'utérus. Si les matières sont froides, elles réfrigèrent le corps au point que "la respiration et le pouls des artères ne peuvent être aperçus par le sens." Si elles sont grosses elles entraînent des convulsions. Si la matière est d'humeur mélancolique, elle provoque la tristesse. S'en suivent des blessures de la matrice, du coeur, du foie et du cerveau,

 

''Le cerveau est blessé par une douleur de tête, qui souvent est avec rougeur de toute la face et des yeux, avec scotomie et vertige, c'est-à-dire qu'il semble que tout tourne c'en dessus dessous, qui se fait avec une putridineuse vapeur élevée au cerveau, perturbant entièrement les esprits" (A. Paré "Oeuvres complètes", chap. 54). S'en suit que la malade "parle à part soy en rêvant, déclarant tant ce qu'elle  doit  taire que dire, et quelque fois demeure toute stupide et étonnée."

 

Parfois, "la patiente tombe en terre, et se laisse aller comme si elle était morte ; et plusieurs perdent tout sentiment et tout mouvement (...).Les symptômes apparaissent divers selon que la vapeur élevée de l'utérus heurte maintenant ces parties et maintenant celles-là." Si elle heurte le cerveau "elle amène avec soi une fureur avec babil, quelquefois stupidité, endormissement, avec taciturnité non accoutumée, le tout selon la nature de l'humeur bilieux, ou grossier et mélancolique, dont la vapeur est élevée (…). Mais il n'y a rien de plus admirable qu'à quelques unes de cette affection commence par un ris, à autres par pleurs, à autres par deux ensemble."(Ibid.)

 

Paré considère que l'hystérie est une affection propre aux jeunes filles et aux dames de la ville, celles de la campagne ne passant pas leur temps allongées à rêver ; leur vie frugale et rude, leur constant labeur les en préservant. Les dames des villes ("oisives, vivant copieusement de viandes multipliant et échauffant le sang") sont plus disposées à la tristesse "principalement quand les mois sont retenus, ou la semence". "Quelques unes deviennent podagriques, la couleur du visage livide, bouffie, blafarde et difforme, pareillement tout le corps, et deviennent flasques et languissantes, appétit perdu, phtisie, épilepsie, paralysie, apoplexie : et outre tout cela, un insatiable appétit de Vénus, parce que toutes les parties de la matrice sont titillées et émues du sang si putréfiant qui est retenu" (Ibid. chap. 62). Nous retrouvons là un élément d'observation courante. Le travail fournit un repère stable à l'hystérique : pris par son travail il n'a pas le temps d'errer au creux de la dépression, la dépense physique rend moins sensible à la question du désir. Les pulsions sexuelles sont satisfaites substitutivement (sublimation). Ainsi l'accumulation de semence serait moins grave chez les hommes "parce qu'ils dissipent par le travail la plus grande part de la corruption".

 

La technique préconisée par Paré consistait en une "réanimation", appel de la malade à haute voix, tiraillement sur les poils de la tempe et du pubis, et en une série de techniques visant à faire disparaître les vapeurs : introduction d'un pessaire dans le vagin, application d'une ventouse sur le bas-ventre, fumigation de l'utérus, sangsues placées sur le col de l'utérus... Il conseillait aussi aux femmes mariées les rapports sexuels, et, aux vierges, la marche, la danse et 1'équitation.

 

À la même époque, Paracelse (1453-1541) classait l'hystérie parmi les maladies qui "privent l'homme de sa raison. Outre la théorie utérine de l'hystérie, on trouve dans ses écrits l'esquisse d'une étiologie psychologique (origine idéelle de l'hystérie) faisant intervenir une fonction inconsciente.

 

"Ainsi la cause de la maladie, chorea lasciva (hystérie), est une simple opinion et idée nourrie par l'imagination, affectant ceux qui croient en une telle chose. Cette opinion et idée sont l'origine de la maladie et chez les adultes et chez les enfants. Chez les enfants, la cause est aussi une idée imaginée, basée non pas sur la pensée mais sur la perception, parce qu'ils ont entendu ou vu quelque chose. La raison en est celle-ci : ils ont la vue et l'ouïe si fortes qu'inconsciemment, ils ont des fantasmes au sujet de ce qu'ils ont vu ou entendu. Et dans ces fantasmes, la raison est prise et détournée dans la forme imaginée." (Henry E. Sigerist "Quatre traités de Paracelse", p. 158).

 


17ème SIÈCLE : l'hystérie, outre son étiologie utérine, se voit attribuer d'autres origines : cérébrale, affective. Apparaissent à côté des techniques traditionnelles, des thérapeutiques relationnelles et suggestives.

 

Edward Jorden (1578-1632), se ralliant à l'idée platonicienne d'une âme tripartite siégeant dans des organes distincts, considérait que deux des trois facultés : animale (le cerveau), vitale (le coeur) et naturelle (le foie), pouvaient être atteintes soit par des émanations provenant de l'utérus, soit par sympathie avec cet organe.

 

1) Atteinte du cerveau :

 -Perturbations de l'imagination, de la raison et de la mémoire. Affaiblissement de l'intelligence, voire même aliénation complète.

- Altération des cinq sens : crises soudaines de surdité, de cécité.

- Engourdissement ou anesthésie des parties du corps, douleurs.

- Perturbations motrices, spasmes, paralysies, danse convulsive etc.

 

2) Atteinte du foie :

      - Troubles digestifs.

 

Plus catégorique, Ch. Lepois. (1563-1633) affirme :

 

 "Nous croyons être en droit de conclure que tous ces symptômes hystériques ou dépendants de la matrice sont attribués sur de fausses raisons à la matrice, à l'estomac ou aux autres viscères. Ils viennent tous de la tête. C'est cette partie qui, étant affectée non sympathiquement mais idiopathiquement, produit les mouvements qui se font sentir dans tout le corps." (cité par Henry Cesbron, "Histoire critique de l'hystérie", p. 98).

 

Les maux de tête, qu'il considérait comme une importante manifestation hystérique tant chez les femmes que chez les hommes, servaient à Lepois d'argument en faveur de ses théories étiologiques. Son optique reste cependant purement organiciste, et de citer le cas d'une fillette hystérique présentant une "collection liquide accumulée dans la partie postérieure de la tête et y étant amassée de manière à gonfler et distendre l'origine de tous les nerfs..."

 

Willis (1622-1675), tout en reconnaissant que l'hystérie pouvait, occasionnellement, être d'origine utérine, en a élaboré une théorie neurologique. Constatant au moyen d'autopsies que dans la partie arrière de la tête des hystériques, les nerfs étaient "humides et entièrement submergés d'un sérum dense", conclut que "les passions, communément appelées hystériques, naissent le plus souvent de ce que les esprits animaux possédant le début des nerfs à l'intérieur de la tête sont contaminés de quelque affection." (Willis "Essai sur la pathologie du cerveau et du système nerveux", p. 69)

 

Thomas Sydenham (1624-1669), dans son explication de la pathogénie des troubles hystériques, distingue des causes externes et des causes directes.

 

             - Les causes externes sont soit psychiques :

  • "Les causes externes ou antécédentes de cette maladie, sont des mouvements violents du corps, et beaucoup plus souvent des agitations violentes de l'âme, produites subitement par la colère, le chagrin, la crainte, ou par quelque autre passion semblable. Ainsi, quand les femmes me consultent sur quelque maladie dont je ne saurais déterminer la nature par les signes ordinaires, j'ai toujours grand soin de leur demander si le mal dont elles se plaignent ne les attaque pas principalement lorsqu'elles ont du chagrin, ou que leur esprit est troublé par quelque autre passion. Si elles avouent que la chose est ainsi, alors je suis pleinement assuré que leur maladie est une affection hystérique."

      

        -  soit organiques :

     

    "Aux passions de l'âme qui produisent cette maladie, il faut joindre encore d'autres causes, savoir, l'abstinence trop longue qui a vidé entièrement l'estomac, ou bien des évacuations excessives, et que la personne n'était pas en état de soutenir, soit qu'on l'ait trop saignée, soit qu'on lui ait donné mal à propos des émétiques ou des purgatifs." (Sydenham, "Oeuvres de médecine  pratique", tome 2, "Dissertation en forme de lettre").

     

    Quant aux causes directes, elles font intervenir l'esprit  animal que Sydenham décrit comme "une structure consistant en l'harmonie de facultés éminemment excellentes et presque divines ; aussi, chaque fois que cette constitution deviendra,  de n'importe quelle manière, interrompue ou brisée, les dommages seront grands.” (Ibid.).

     

    Sydenham est un des premiers à noter la propension de l'hystérique à l'identification :

     

    "L'affection hystérique n'est pas seulement très fréquente ; elle se montre encore sous une infinité de formes diverses, et  elle imite presque toutes les maladies qui arrivent au corps humain ; car, dans quelque partie du corps qu'elle se rencontre, elle produit aussitôt les symptômes qui sont propres à cette partie ; et si le médecin n'a pas beaucoup de sagacité et d'expérience, il se trompera aisément, et attribuera à une maladie essentielle, et propre à telle ou telle partie, des symptômes qui dépendent uniquement de l'affection hystérique." (Ibid.).

     

    Cela ne l'empêche pas de classer les symptômes hystériques en fonction des organes atteints :

        

    - Affection des organes internes :

          violents maux de tête,

          vomissements,

          toux violentes,

          spasmes du côlon,

          douleurs d'origine viscérales.

     

    - Affection des "parties externes et muscles" :

           douleur ou enflure aux mâchoires, épaules, mains, cuisses, jambes,

           une certaine douleur au dos, toujours présente quelle que soit l'importance des "attaques de la passion hystérique".

             la polyurie est considérée comme un signe certain de l'hystérie.

     

    Ces troubles physiques sont accompagnés de divers états émotionnels :

           un désespoir incurable,

           une impression d'avoir été condamné à souffrir tous les maux de l'humanité,

           le pressentiment de chagrins à venir,

            irritabilité, jalousie, méfiance, etc.

     

    Baglivi Giorgio (1668-1706), dans son "De praxi médica", impute directement les troubles hystériques aux passions de l'esprit et repose la variation sociologique desdits troubles. Les personnes de bonne naissance et de sensibilité émotionnelle délicate, sont plus fréquemment atteintes que celles sans intelligence et sans instruction. Les gens de la campagne et les hommes du peuple seraient moins sensibles et mieux armés pour faire face à la peine et au souci.

     

    La première approche "psychothérapique” des troubles hystériques fut introduite par Edward Jorden. Il associe aux soins corporels traditionnels, un traitement devant relâcher les tensions émotionnelles, Le médecin aidé par les parents et amis de la malade devait essayer d'apaiser la jalousie et la colère par de bonnes paroles et par la persuasion, de lui faire oublier ses amours malheureuses en l'incitant à la haine, de lui permettre d'assouvir ses désirs, de simuler l'approbation de ses caprices et fantaisies.

     

    De même Baglivi Giorgio, outre des voyages à l'étranger, bains, équitation, musique, danse..., devant ramener "les mouvements désordonnés de l'imagination à leur régularité primitive", préconisait pour le traitement des hystériques le recours à la suggestion.

     

    "On ne peut vraiment s'imaginer l'incroyable puissance que peut acquérir alors la parole du médecin sur l'imagination et la vie des malades, Donnez, par exemple, à un médecin une façon de parler sûre, ferme, irrésistiblement persuasive, et vous le verrez donner ainsi aux remèdes qu'il emploie des qualités si prodigieuses, inspirer à ses malades une confiance si absolue, que les médicaments les plus vulgaires suffiront parfois entre ses mains pour venir à bout des maladies les plus graves, tandis qu'à côté de lui, d'autres médecins très supérieurs, mais dont le langage est sans action, verront échouer tous leurs efforts et les médicaments les plus héroïques", (Baglivi, "De l'accroissement de la médecine pratique." p. 296).

     

     

    18ème SIÈCLE : DÉVELOPPEMENT DES  THÉORIES NEUROLOGIQUES DE L'HYSTÉRIE.

     

    Les théories dominantes au 18ème siècle sont celles posant  l'existence d'un terrain, d'une disposition neurologique à l'hystérie, rendant les hystériques plus sensibles à certains facteurs psychologiques,

     

    Robert Whytt (1714-1766) classait l'hystérie dans les troubles qui "méritaient particulièrement le nom de nerveux" parce qu'ils étaient dus la plupart du temps "à une sensibilité anormale des nerfs, et qu'on les verrait donc affecter surtout les personnes dotées d'une telle constitution" (Whytt cité par Ilza Veith dans son "Histoire de l'hystérie", p. 161). 

     

    Il affirmait que les nerfs, doués de sensibilité et communicant avec toutes les parties du corps, étaient, par leur réaction aux émotions, le moteur d'un grand nombre de changements corporels.

     

    "Rien ne produit des changements plus soudains ou plus surprenants dans le corps, que les multiples passions de l'esprit. Celles-ci cependant agissent uniquement par l'entremise du cerveau et montrent très clairement, sa sympathie avec toutes les parties du système." (Whytt, “Observations sur la Nature les Causes, et la Cure des Troubles communément appelées Nerveux, Hypocondriaques ou Hystériques", pp. 60-61).

     

    “Ainsi des histoires lugubres ou émotionnantes, des spectacles horribles ou surprenants, un grand chagrin, une grande colère ou terreur, et d'autres passions, occasionnent souvent les plus violents et les plus soudains symptômes nerveux. Les fortes impressions produites dans ces cas-là sur le cerveau et les nerfs plongent la personne dans des crises hystériques, du type convulsif ou syncopal." (Ibid. pp. 206-207).

     

    Whytt établit une longue liste de symptômes hystériques et s'intéressa, sans y trouver de réponse, à la périodicité de certains troubles comme par exemple la régularité dans les maux de tête hystériques.

     

    Outre des manifestations considérées comme typiques depuis des siècles :

    les paroxysmes,

    les soudaines sensations de froid,

    les sensations d'oppression et de suffocation,

    les douleurs physiques ressemblant à celles des rhumatismes et se déplaçant brusquement d'un endroit à l'autre,

    les douleurs passagères de la tête provenant des "nerfs du pericranium", les maux de tête prolongés,

    les évanouissements, les catalepsies hystériques, les amas d'air dans l'estomac,

    l'asthme nerveux ou spasmodique, la toux nerveuse,

    la faiblesse de la vue,

    l'abattement moral,

    etc.,

    il relève dans son expérience personnelle ce qu'il appelle ‘'fames canina'". Il avait observé qu'au cours de cette phase d'appétit insatiable, les malades ne souffraient d'aucun autre trouble, mais, aussitôt que leur voracité s'était apaisée, et que leur appétit était redevenu normal, tous les maux habituels réapparaissaient.

     

    François Boissier de Sauvages (1706-1767) classait l'hystérie parmi les maladies d'origine nerveuse et affirmait que la passion hystérique ou les vapeurs, étaient caractérisées par des convulsions locales ou généralisées, et par une crainte exagérée de la mort ou d'une invalidité chronique. La cause immédiate de la maladie pouvait être une histoire d'amour malheureuse, ou une vie frénétique vouée au plaisir, car ces deux choses s'accompagnaient d'une sensibilité et d'une irascibilité excessives qui amenaient le sujet à réagir violemment devant les moindres contrariétés.

    Sauvages distinguait sept formes d'hystérie :

     

    l'hystérie vermineuse,

    chlorotique,

    ménorragique,

    certaines formes viscérales

    et l'hystéria libidinosa.

     

    À propos de "l'hysteria libidinosa", Ilza Veith ("Histoire de l'hystérie", p. 167) note : "Comme toute allusion à l'abstinence sexuelle,  volontaire ou involontaire, dans les causes de l'hystérie avait pratiquement disparu de la littérature scientifique du XVIIème et du XVIIIème siècle, cette catégorie d'hystérie libidineuse était une intéressante résurgence de la théorie de Galien."

     

    Ernst von Feuchtersleben (1806-1849) pensait que, à cause de la plus grande délicatesse de leur système nerveux, l'hystérie se manifestait plutôt chez les femmes par des phénomènes périphériques anormaux, moteurs ou sensoriels, que par les changements d'humeur si souvent visibles chez les hommes ; il supposait que cette sensibilité nerveuse résultait d'une hyperirritabilité de la moelle épinière, aussi prit-elle le nom de neuralgia spinalis. Les facteurs sexuels entraîneraient des réactions exagérées des actions réflexes se traduisant par des convulsions. Feuchtersleben dénonçait particulièrement l'éducation féminine qui "combinait tout ce qui pouvait  augmenter la sensibilité, affaiblir la spontanéité, donner une prépondérance à l'élément sexuel, et sanctionner les sentiments et impulsions qui y sont liés". Il estimait que les femmes étaient relativement plus sujettes à l'hystérie au cours de la période de gestation, bien qu'il eût également rencontré cette maladie lors de la puberté ou de la ménopause, Mais il trouvait la plupart du temps chez celles qui étaient restées célibataires et "chez lesquelles le besoin d'exercice de ces fonctions sexuelles créées par la nature  pour servir, ainsi que le désir ou l'espoir déçu, ou du moins l'impression de n'avoir pas rempli leur destination ici-bas, devaient être pris en considération." (Feuchtersleben, "Principes de psychologie médicale", p. 228).

     

    Les autres facteurs psychogènes prédisposant à l'hystérie étaient : l'égoïsme, la satisfaction continuelle de tous les désirs, l'ennui, le travail intellectuel trop intensif, les malheurs de la vie, etc.

     

    Ont également été décrits par cet auteur comme symptômes hystériques :

     

    des douleurs localisées dans diverses régions du corps,

     l' "hyperaphie", état de sensibilité générale si exacerbée que le moindre contact est intolérable,

    l' "anathymiasis", enflures passagères apparaissant dans diverses parties du corps,  

    le globus hystérique,

    le clavus hystérique caractérisé par l'impression que l'on enfonce un clou à un certain endroit de la tête,

    des convulsions toniques et cloniques qui se terminent en brusques crises de fou rire.

     

    William Cullen (1712-1790) établit une théorie purement neurologique de l'hystérie. Il voyait tout le processus vital comme fonction d'une énergie nerveuse, et la maladie comme un trouble nerveux. Il discerne deux dérèglements possibles du système nerveux : la diminution ou l'augmentation excessive du tonus, et distingue quatre catégories principales de maladies : les fièvres, les cachexies, les troubles locaux et les névroses caractérisées par l'atonie ou par des spasmes. L'hystérie, trouble spasmodique ou convulsif,  y trouvait sa place.

     

    L'image que trace Cullen de L'hystérie est traditionnelle : attaque paroxystique précédée de l'évacuation de grandes quantités d'urine limpide et accompagnée de globus, de perte de connaissance, de contractions musculaires générales, dont celles du sphincter anal, et de rétention urinaire. Ces paroxysmes alternaient avec des crises de rire et de larmes, des visions, un délire plus ou moins accentué.

     

    Wilhelm Griesinger (1817-1868) parle de l'hystérie comme d'un trouble somatique ayant pour cause principale les maladies pelviennes. Son argumentation vise à minimiser, voire nier, le rôle hystérogène des désirs sexuels insatisfaits :

     

    “Assurément, certains cas sont attribuables à la non satisfaction de l'appétit sexuel ; mais ceci est, en règle générale très exagéré, comme le montrent l'existence de l'hystérie chez les filles qui n'ont pas encore atteint l'âge de la puberté, sa grande fréquence chez les femmes mariées, l'influence souvent préjudiciable du mariage, de la grossesse et de l'enfantement, ainsi que la fréquence de cette affection chez les prostituées." (Griesinger,"Traité des maladies mentales, pathologie et thérapeutique", p. 181).

     

    Selon lui, le diagnostic d'hystérie devait se baser sur trois facteurs :

     

    - une prédisposition héréditaire,

    - l'existence dans le passé de la malade d'un globus hystéricus, d'accès convulsifs,         d'anesthésies et d'hyperesthésies locales, ou de paralysies,

    - et la présence de maladies locales des organes génitaux qui étaient ''de la plus haute importance pour le pronostic et le  traitement."

     

    Griesinger distinguait deux groupes d'hystérie :

     

    1) Les formes mineures faisant l'objet d'une approche morale, car elles ne pouvaient pas "encore" être considérées comme pathologiques.

     

    Ces malades présentaient “une sensibilité immodérée, en particulier devant le moindre reproche, une tendance à tout rapporter à soi-même, une grande irritabilité, de brusques  changements de projets au premier prétexte ou même sans aucune raison apparente." (Ibid. p. 179).

     

    Griesinger affirmait que l'hystérie allait de pair avec de nombreux défauts de caractère : la propension au mensonge et à la prévarication, la jalousie, la méchanceté, etc. Il accusait les aberrations hystériques du comportement de n'être que des écarts de conduite volontaires. Il attribuait quelquefois cette prétendue inconduite à un défaut inné de caractère.

     

    2)  Les formes graves se traduisant par des épisodes qualifiés de déments.

     

    "… Qui se manifestent par des vociférations, des chants, des blasphèmes, une rêverie sans objet ; quelquefois par un délire plus précisé, tentative de suicide, excitation nymphomaniaque ; quelquefois par un délire à caractère religieux ou démoniaque, ou encore des crises dans lesquelles elles accomplissent toute sorte d'actions bruyantes et perverses, mais encore cohérentes. Quel que soit le cas, elles ne gardent qu'un vague souvenir de ce qui s'est passé pendant l'attaque du mal." (Ibid. p.180).

     

    Il existait une autre variante de la maladie qu'il fallait, d'après Griesinger, considérer comme une forme chronique de la folie hystérique. Cette variante commençait par une augmentation progressive de la gravité des manifestations habituelles. Les symptômes persistaient plus longtemps et s'intensifiaient, la malade devenant de moins en moins capable de se contrôler, apparaissaient des manifestations physiques : perte de poids, constipation, indigestion, règles irrégulières ... Des paroxysmes de plus en plus fréquents s'accompagnaient d'une "congestion cérébrale marquée", d'un gonflement de la lèvre supérieure, de violents maux de tête et de diarrhées.

     

    Griesinger notait la présence d'un élément érotique dans les manifestations comme dans les causes du mal.

     

    Cheyne établit une théorie climatique de l'hystérie qu'il qualifie, la regroupant avec l'hypocondrie et la mélancolie, de "maladie anglaise" et l'impute au climat anglais et à son absence de soleil. Se référant à son propre mal, il considérait les symptômes gastro-intestinaux comme la principale manifestation de l'hystérie. Comme causes indirectes, i1 cite la complexité accrue de la civilisation moderne, les facteurs politiques et économiques et dénonce l'abondance des biens et du luxe.

     

    L'apport de Pinel (1745-1826) est marqué par sa foi en la curabilité des maladies mentales à une époque où elles étaient considérées comme incurables puisqu'il était admis qu'elles résultaient d'une atteinte organique du cerveau.

     

    Dans sa "Nosographie" Pinel ordonne les maladies du corps et de l'esprit en cinq classes : les fièvres, les inflammations, les maladies hémorragiques, les névroses et les lésions organiques. Alors que pour Cullen les névroses étaient incontestablement des affections physiques,  pour Pinel leur nature pouvait être "morale" ou "physique", et quelquefois les deux. Il analyse les symptômes hystériques sous leur forme la plus élémentaire avant de passer aux nombreuses complications qu'implique cette maladie, C'est ainsi qu'il présente le cas d'une jeune hystérique de dix-sept ans :

     

    - Pas de cause connue de la maladie,

    - celle-ci débute par suite d'actes d'extravagance : la malade parle seule, saute, déchire ses habits, les jette au feu,

    - accès hystériques périodiques se renouvelant tous les trois mois :

          "…d'abord, dégoût pour les occupations ordinaires, fréquence des pleurs versés sans cause, air sombre et taciturne ;  

           ensuite, après perte de l'usage de la parole, visage très coloré, resserrement spasmodique du cou, sentiment d'une sorte de strangulation et engorgement des glandes salivaires ;

           dans la suite, salivation abondante, impossibilité d'ouvrir la bouche du fait de la forte contraction des muscles de la mâchoire inférieure, raideur tétanique de tout le reste du corps, pouls à peine sensible, respiration lente mais régulière, ventre constipé, urine limpide ;

           ces symptômes durent trois ou quatre jours qui se passent dans une abstinence absolue, succède une voracité singulière,  et toutes les fonctions se rétablissent dans l'état naturel ;

           le calme continue 7 à 8 jours, quelquefois 10 à 12 jours, puis les accès se renouvellent avec la même violence." (Pinel, "Nosographie philosophique ou la méthode de l'analyse

    appliquée à la médecine", pp. 290-291).

     

    L'hypothèse d'une pathogénie morale possible de l'aliénation mentale justifiait un "traitement moral" consistant en de longues conversations régulières avec le malade.

     

    Quant à Whytt, il prescrivait un traitement complexe associant : régime alimentaire (jus de légumes, eaux minérales…), climat (air frais et sec), tranquillité, sport, loisirs et opium.

     

    Feuchtersleben préconisait, outre un traitement symptomatique efficace à court terme, des changements dans le comportement du patient et dans son entourage par une thérapeutique relationnelle. Il insistait sur l'importance de l'étude des rêves, "non pas qu'il faille considérer cette étude comme une divination spirituelle, mais parce que, en tant que langage inconscient (de l'esprit), ils montrent très clairement, à ceux qui savent comprendre leur signification, l'état du patient alors que lui-même n'en est pas averti", (Feuchtersleben “Principes de psychologie médicale", pp. 197-198).

    "Les rêves peuvent donner à l'homme des informations historiques sur lui-même… Et les images oubliées des jours passés remontent et montrent à l'esprit sa forme antérieure." (Ibid. p. 166).

     


  • 19ème SIÈCLE - début 20ème : IMAGE CLINIQUE STRUCTURÉE ET SYSTEMATISÉE DE L'HYSTÉRIE, THÉORIES PSYCHOGÉNÉTIQUES ET THÉRAPEUTIQUES MORALES.


     

    Robert Brudenell Carter (1828-1918) comptait trois facteurs principaux dans l'étiologie de l'hystérie :

         - le tempérament de l'individu,

         - l'événement ou la situation qui déclenchait le premier accès,

         - et le degré auquel la personne atteinte était obligée de cacher ou de “refouler" les causes excitatrices. La "passion sexuelle", sans être le seul facteur susceptible de provoquer l'hystérie chez une personne émotionnellement instable, était de loin le plus fréquent et le plus important de tous les agents étiologiques directs. Les autres émotions dont les manifestations  sont constamment refoulées pour obéir aux usages de la société sont : la haine, l'envie, le chagrin et les soucis.

     

    Carter limitait le rôle du sexe dans la formation de l'hystérie au refoulement des désirs érotiques, en excluant la maladie organique ou le mauvais fonctionnement des organes génitaux.

     

    Il distinguait trois stades dans l'évolution du mal :

         

           - un paroxysme convulsif initial qualifié de primaire, pouvant ou non se produire,

           - des manifestations secondaires, accès provenant du rappel des émotions qui avaient amené la crise primaire,

           - dans les formes tertiaires, la malade reproduit à dessein les accès, grâce à un acte de récollection volontaire et en connaissant pertinemment son aptitude à les provoquer. Cette forme tertiaire est plus fréquente chez la femme dont les efforts tendent logiquement à attirer la sympathie et la sollicitude attentive de leur entourage. Dans cette intention, ou dans cet “état moral", elle fait preuve     d' ''égoïsme et de fausseté pour arriver à nourrir ce désir de sympathie qui est le mobile principal" de son acte. (Carter, "De la pathologie et du traitement de l'hystérie", p. 46).

     

    Carter relève deux types de "complications" des états hystériques :

            

            - les complications réelles ou "idéo-motrices se traduisant par des convulsions locales, l'apparition de l'opisthotonos, de fréquents vomissements et une toux devenant souvent chronique.

             -  les complications simulées : introduction de sangsues dans la bouche reproduisant des hémorragies ressemblant à s'y méprendre à l'hémoptysie ou à l'hématémèse, retards délibérés de l'acte de miction.

     

    Le traitement moral, seul reconnu efficace par Carter, est fonction des trois stades de l'hystérie :

     

           -  Dans le cas de L'hystérie primaire, il ne fait rien d'autre que de       supprimer toutes les sources d'excitation, et d'essayer de remplacer l'activité intellectuelle par des stimulants. Mais l'essentiel du traitement est l'investigation des émotions inavouées ou refoulées.

            - Les crises d'hystérie secondaire devaient trouver leur résolution dans le mariage.

            - Pour la forme tertiaire délibérée et conçue par la malade dans l'espoir d'en obtenir diverses satisfactions émotionnelles, l'objectif thérapeutique est de “faire disparaître les motifs de la malade, en allant à l'encontre des buts qu'elle se proposait d'atteindre."(Carter, Ibid. p. 96). Carter souligne à ce propos, la nécessité de maintenir des rapports indifférents avec la patiente, "car il arrive souvent qu'elle puisse prendre plaisir à ce qui est recommandé pour elle ; et que ce traitement devienne un élément de satisfaction, à prolonger le plus longtemps possible ... La moindre loi rigoureuse comblera très dangereusement le désir hystérique." (Ibid. p. 131).

     

    À la même époque réapparaît le procès moral fait à l'hystérique, mais il n'est plus l'oeuvre des inquisiteurs. Carter cachait derrière sa clairvoyance une certaine antipathie face à "l'obliquité morale" de ses patientes hystériques. Le neurologue Nikolaus Friedreich cautérisait le clitoris de ses malades dont il jugeait les désirs et les exigences sexuelles démesurées. Jules Falret, dans l'un de ses essais, "Folie raisonnable ou folie morale" (1866), écrit que l'hystérie fait partie des plus communes variétés d'insanité morale. Il isole, comme principale caractéristique de ces malades, leur esprit de duplicité et de fausseté :

     

    "Ces malades sont de véritables comédiennes ; elles n'ont pas de plus grand plaisir que de tromper … les personnes avec lesquelles elles se trouvent en rapport. Les hystériques, qui

    exagèrent jusqu'à leurs mouvements convulsifs, travestissent et exagèrent également tous les mouvements de leur âme, toutes leurs idées et tous leurs actes... En un mot, la vie des hystériques n'est qu'un perpétuel mensonge ; elles affectent des airs de pitié et de dévotion, et parviennent à se faire passer pour  des saintes, alors qu'elles s'abandonnent en secret aux actions les plus honteuses, alors qu'elles font, dans leur intérieur, à leur mari et à leurs enfants, les scènes les plus violentes, dans lesquelles elles tiennent des propos grossiers et quelquefois obscènes, et se livrent aux actes les plus désordonnés..." (Falret, "Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses." p.502).

     

    La perfidie et la dépravation deviennent un élément de diagnostic différentiel.

     

    On observe au XIXème siècle une prolifération de l'hystérie qui atteignit des proportions presque épidémiques, avec, comme corollaire, une baisse de gravité des symptômes qui se réduisent aux évanouissements, caprices et humeurs si élégamment désignés sous le nom de vapeurs. Ces manifestations moins dramatiques et moins spectaculaires gagnèrent cependant en chronicité ce qu'elles perdaient en gravité.

     

    Silas Weir Mitchell (1829-1914), un des fondateurs de la neurologie américaine, décrit comme suit l'évolution de l'hystérie :

     

    "La malade devient pâle et maigre ; elle mange peu, ou, si elle mange, elle ne profite pas. La couture, l'écriture, la lecture, la promenade, tout la fatigue, et peu à peu le canapé ou le lit devient son seul confort. Tout effort lui coûte ; elle souffre partout et réclame incessamment stimulants et toniques (...). Si les troubles utérins n'ont pas ouvert la scène, ils se produisent bientôt, et le traitement qu'on leur applique est ordinairement inutile, quand les moyens généraux pour relever l'organisme manquent leur but, comme cela arrive trop souvent. J'en dirai autant des dyspepsies et de la constipation qui tourmentent aussi la patiente et compliquent le traitement"." (Mitchell, "Du traitement méthodique de la neurasthénie et de quelques formes d'hystérie", p. 31).

     

    Il tenait "la tendresse, la sympathie exagérée d'une mère, d'une soeur ou d'une autre parente dévouée" pour un facteur aggravant le fardeau qui tendait à écraser la malade. Il approuvait la description de Wendel Holmes, pour qui la "jeune fille hystérique était un vampire qui suce le sang des personnes en bonne santé qui l'entourent. " (cité par Ilza Veith, "Histoire de l'hystérie", p. 214).

     

     Mitchell rejetait catégoriquement toute implication sexuelle et considérait les écrits de Freud comme des "choses dégoûtantes". En guise de traitement, il propose : le repos, l'éloignement des anciennes influences nuisibles, la diète, les exercices passifs et "une thérapeutique morale" consistant essentiellement en de longues conversations avec la malade, destinées à obtenir d'elle, souvent par écrit, l'histoire de sa vie et le récit des circonstances ayant précédé l'installation de l'état hystérique.

     

    Liée au hasard des contingences matérielles, l'expérience de Charcot nous permet de saisir à vue la plasticité de la symptomatologie hystérique. Certains bâtiments de la Salpêtrière tombant en ruine, les pensionnaires qui y séjournaient furent transférées dans d'autres sections, et les épileptiques non psychotiques ainsi que les hystériques furent séparées des aliénés. Étant donné leur tendance névrotique au mime, les hystériques, surtout les plus jeunes, se mirent à imiter toutes les phases des crises d'épilepsie, d'abord les convulsions toniques et cloniques, puis les hallucinations, et enfin les "postures bizarres". Charcot ne reconnut pas immédiatement cette imitation et crut se trouver en face d'une nouvelle entité clinique, qu'il appela “hystéro-épilepsie". Dans son analyse clinique, il distinguait l'hystérie majeure (les grands paroxysmes) de l'hystérie mineure (les stigmates).

     

    1) - Les paroxysmes (description des attaques chez M. Rig, "Leçons sur les Maladies du système nerveux" pp. 264-265).

     

    Les attaques sont spontanées ou provoquées. Quelle que soit la  façon dont elles aient pris naissance, elles débutent toujours par une vive sensation de brûlure au niveau des points spasmogènes à laquelle succèdent d'abord la douleur épigastrique, puis la sensation de constriction du cou et de boule, enfin l'aura céphalique consistant en sifflements dans les oreilles et battements dans les tempes. À ce moment, le malade perd connaissance et l'attaque proprement dite commence. Elle est divisée en quatre périodes bien nettes et bien séparées :

     

    -  Esquisse de quelques convulsions épileptiformes.

          

    - Période des grands mouvements de salutation, d'une violence extrême,         interrompus de temps en temps par un arc de cercle absolument caractéristique se dessinant tantôt en avant (emprosthotonos), tantôt en arrière (opisthotonos), les pieds et la tête touchant alors seuls le lit et le corps faisant le pont. Pendant ce temps, le malade pousse des cris sauvages.

          

    - Dans la troisième période dite "des attitudes passionnelles', il prononce des paroles et pousse des cris en rapport avec le délire sombre et les visions terrifiantes qui le poursuivent.

     

     - Le malade reprend conscience et reconnaît les personnes qui l'entourent. Le délire et les hallucinations persistent cependant quelque temps encore ; il cherche autour de lui et sous son lit des bêtes noires qui le menacent ; il examine ses bras pensant y trouver les traces des morsures d'animaux qu'il croit avoir senties.

     

            Charcot décrit ces attaques comme parfaitement uniformes chez tous les hystériques, et localise des "points hystérogènes" dont la stimulation provoque les attaques.

     

    2)  Les stigmates (ou manifestations permanentes).

     

    Charcot les classait en trois catégories :

     

             - les troubles sensoriels : anesthésie et hyperesthésie,   

     

    - les troubles des sens particuliers, tels la surdité et le rétrécissement du champ de vision,

     

    - les troubles moteurs.

     

    Attribuant une importance primordiale au trauma psychique dans le déclenchement des accès hystériques, Charcot s'efforçait de le neutraliser et de réconforter les patientes en leur assurant que leurs maux étaient guérissables. Il insistait sur l'importance du changement de l' "entourage moral" et de la séparation des malades de leur famille. Outre cette approche psychologique, un traitement symptomatologique consistant à stimuler, comme on le faisait classiquement, les organes, les membres et les muscles, devait soulager les symptômes concomitants d'invalidité. L'hypnose était considérée, d'abord et avant tout, comme un instrument de diagnostic, et non comme un outil thérapeutique.

     

    Bernheim (1837-1919) déclarait que chacun était un hystérique en puissance, l'hystérie elle-même n'étant pas réellement une maladie, mais se traduisant simplement par des crises dont étaient victimes ceux, dont les réactions psychologiques par rapport à un trauma émotionnel, étaient excessives ou déformées. Cette tendance à l'hystérie pouvait se corriger par l'éducation ou l'orientation émotionnelle, ce qui était en réalité une forme de suggestion. Reconnaissant la grande suggestibilité des hystériques, Bernheim n'en faisait cependant pas un caractère pathologique. De même, affirmait-il, l'hypnose n'a aucun rapport avec l'hystérie, elle est identique chez tous les sujets.

     

    À l'inverse, Janet ("État mental des hystériques'", 1893), considérait que l'hystérie était "une maladie générale qui modifie l'organisme tout entier" et qu'il fallait donc examiner minutieusement les interrelations des phénomènes psychologiques et physiologiques. Il divise les symptômes hystériques en deux catégories dont il analyse les éléments mentaux :

        

        - les stigmates mentaux, essentiels et permanents, se répartissant en cinq groupes :

                  les anesthésies,

                  les amnésies,

                  les aboulies,

                  les troubles du mouvement

                  les modifications du caractère : modifications de l'intelligence et de l'activité (généralement une détérioration), et les émotions provoquant des réactions exagérées mais réduites à un petit nombre car "ces malades sont, en général, fort indifférentes, au moins pour tout ce qui ne se rattache pas directement à un petit nombre d'idées fixes."

     

     - Les accidents mentaux, passagers :

                  

                   actes de suggestion,

                   actes subconscients,

                   idées fixes,

                   attaques convulsives,

                   somnambulisme

                   et délires.

     

    Les idées fixes qui caractérisaient l'hystérie se développaient "au-dessous du seuil de conscience" et restaient en dehors de la "conscience normale".

     

    "L'acte subconscient peut influer sur la conscience avant même son exécution, il peut provoquer des impulsions vagues que le malade appelle des envies et dont il ne comprend pas l'origine." (Janet, op. cit., p. 227).

     

    Janet expliquait l'hystérie par l'existence de facteurs provocateurs affaiblissant l'organisme et augmentant la "dépression du système nerveux". Ces agents provocateurs des accidents hystériques étaient la plupart de nature physique et comprenaient les hémorragies, les maladies chroniques, les maladies infectieuses, la fièvre typhoïde, les auto-intoxications, les maladies organiques du système nerveux, et diverses intoxications alcooliques ou autres. Il admettait cependant l'existence de quelques facteurs psychologiques tels les ''shocks" moraux, le surmenage, les émotions pénibles et surtout une suite d'émotions dont les effets s'additionnent. Consacrant peu de place dans son oeuvre au traitement de l'hystérie, Janet, à l'instar de Bernheim, utilisait la suggestion, et, suivant l'exemple de Charcot, agissait sur l'environnement de la malade.

     

    Babinsky créa, pour rendre compte de ce que lui semblait être l'hystérie, un néologisme : "pithiatisme". Ce terme traduisait à ses yeux les deux traits les plus importants de la maladie :

             peitho : persuasion

            et iatos : guérissable,

    Les troubles pithiatiques avaient pour origine l'auto-suggestion et l'hétéro-suggestion. La thérapeutique requérait la persuasion et la contre-suggestion dans un climat de confiance et de foi.



  • ÉTAT  ACTUEL  DE  LA  SYMPTOMATOLOGIE  HYSTÉRIQUE.

     

    Ilza Veith, psychiatre américaine et historienne ("Histoire de  l'hystérie", 1965) réduit, à l'instar de la "Standard Nomenclature of Diseases'" et du "Mental Disorders Diagnostic Manual", les formes actuelles de l'hystérie à la conversion somatique. Dans un second mouvement, elle constate le déclin de l'hystérie de conversion.

    “Avec Le développement des connaissances sur les réactions de conversion et de popularisation de la littérature psychiatrique, les expressions somatiques à l'ancienne mode de l'hystérie sont devenues suspectes dans les classes les plus cultivées ; aussi la plupart des médecins observent-ils que les symptômes de conversion manifestes sont devenus aujourd'hui très rares et que, si l'on en rencontre parfois, c'est dans les classes non instruites de la société. Ainsi, l'hystérie n'est plus profitable au sujet, elle n'atteint plus son but". (Veith, "Histoire de l'hystérie", p. 265).

     

    Pour clore, elle affirme "que c'est une meilleure compréhension de la cause de l'hystérie par des psychiatres éminents au cours de notre siècle, qui a contribué à la disparition presque totale de la maladie". (Ibid.,p. 266).


    Pierre Deniker ("Les formes paucisymptomatiques de l'Hystérie", Confrontations Psychiatriques,  n° 4, 1969) constate, ce qui est d'observation courante, la disparition des formes anciennes de l'hystérie, et se veut faire l'inventaire de ses "formes nouvelles":

     

    "Il existe, semble-t-il, une véritable transformation moderne de l'hystérie dont la symptomatologie tend à s'appauvrir et à devenir moins typique alors même que l'évolution devient traînante et peut aboutir à des invalidités sociales de longue durée."

     

    Il décrit six formes appauvries de l'hystérie, se traduisant toutes par un "état d'impuissance avec incapacité au moindre effort et en général refus du travail sous toutes ses formes, même thérapeutiques" :

     

           1) Les formes à symptomatologie réduite :

     

    Asthénies et dépressions à sémiologie rudimentaire se distinguant des névroses psychasthéniques par leur déterminisme psychologique et leur finalité plus ou moins utilitaire.

     

           2) Les formes monosymptomatiques :

     

    “Dans certains cas la sémiologie se réduit à une unique préoccupation somatique qui concerne moins des stigmates classiques de paralysie ou d'asthénie que des malaises  banals : céphalées, algies sans aucun substrat décelable ni même imaginable, insomnies, tête vide", etc.

       

            3) Les formes à symptomatologie changeante :

     

     Deniker se réfère à la thèse de M. Auber portant sur des malades hospitalisés à la Clinique des Maladies Mentales de Sainte-Anne. L'anamnèse révélait que les diagnostics portés au cours de l'évolution avaient varié entre des affections neurologiques, psychiatriques ou somatiques, en fonction de modifications sémiologiques où tel symptôme, puis tel autre apparaissaient au centre du tableau clinique, les manifestations typiquement hystériques étant relativement rares et transitoires.

                            

     

             4) Les formes pseudo-hypocondriaques :

     

    "Chez certains sujets l'opiniâtreté de la fixation à des préoccupations somatiques a pu faire évoquer le diagnostic d'hypocondrie. La rigidité des défenses opposées à toute approche psychothérapique fait penser à une personnalité paranoïaque plutôt qu'à la plasticité classique des hystériques. Toutefois l'analyse patiente et minutieuse de la genèse des troubles, leur compréhension et la mise en oeuvre de mesures adaptées sont capables de transformer rapidement la situation et de lui redonner ses caractères véritables",

       

               5) Les formes à fixation sur des troubles biologiques :

     

    Ces sujets présentent "de vagues malaises rapportés à des anomalies d'examens de laboratoire."

     

                 6) Les formes asymptomatiques de l'hystérie :

     

    "La réduction dans la clinique moderne de la symptomatologie hystérique à des troubles fragmentaires, rudimentaires ou fictifs conduisait logiquement à l'apparition d'une hystérie totalement dépouillée. Ce qui est recherché, c'est la constatation de l'incapacité par une "autorité irréfutable."

     

    Deniker souligne constamment dans son article sa référence à la finalité du symptôme hystérique (bénéfices secondaires) comme base d'un diagnostic différentiel permettant de débusquer l'hystérique. La position adoptée par Deniker n'est pas sans introduire un élément moralisateur :  

     

    “Bien souvent le malade est isolé ou, ce qui est pire, vit misérablement aux dépends d'un parent charitable, d'une mère inébranlablement fidèle dans la déchéance". (Deniker, Ibid. p.91).

     

    Sa conception intellectualiste du "profit" hystérique nous laisse assez sceptique:

     

    "…L'examen des cas révèle un refus quasi absolu d'adaptation à des situations qui ne remplissent pas l'essentiel des aspirations socio-affectives. Tout se passe comme si le patient préférait délibérément une situation de malade chronique, de plus en plus médiocre, à un état social de remplacement qu'il n'admet pas."

     

     En fait, ce à quoi nous assistons à l'époque actuelle, ce serait, plutôt qu'à une disparition des formes anciennes de l'hystérie, à un retour à une symptomatologie plus habituelle (historiquement), lié à une régression du superbe de la mise en scène. La conversion somatique, loin de diminuer, s'articule pleinement avec le système médico-social de l'Occident avancé. Nous n'en voulons comme preuve que la combine iatro- et administrativogénétique des "congés de longue durée". Bénéficient de ces congés de maladie prolongés tous les fonctionnaires. Le médecin, psychiatre en l'occurrence, décide autoritairement de leur octroi et de leur prolongation. Les malades viennent en consultation au dispensaire d'hygiène mentale, il s'agit pour le psychiatre d'un travail extra-hospitalier pour lequel il touche une rémunération supplémentaire à l'acte. Sur un échantillon de 67 personnes bénéficiant de cette institution, 43 sont qualifiées d'hystériques, les autres diagnostics se répartissant entre névrose phobique, névrose obsessionnelle, démence et éthylisme, 36 hystériques présentent des symptômes de conversion somatique (par ordre de fréquence décroissante) :

    - céphalées

    - nausées, vomissements,

    - globus,

    - constipation,

    - vertiges,

    - palpitations cardiaques, tachycardies, précordialgies,

    - crises de foie, douleurs épigastriques, diarrhées émotives,

    - ulcères. 

     

    Ces symptômes se greffent sur un fond névrotique associant : asthénie, dépression, insomnies et angoisse.

     


    NÉO-CLINIQUE PSYCHANALYTIQUE.

     

    Nous reviendrons tout au long de notre étude - et plus particulièrement dans le chapitre consacré à la conversion d'apparence psychotique - sur l'analyse freudienne de l'hystérie, Nous nous bornerons à présenter ici quelques représentations contemporaines de l'hystérie dans la culture psychanalytique.

     

    L'hystérique se pose à nous comme interrogation sur son désir. Plusieurs formules se proposent de rendre compte de ce désir :

    "C'est le désir du désir de l'autre",

    "c'est le désir de désir insatisfait",

    " c'est le soutien du désir du père."

     

    “En fait, ce dont il s'agit pour l'hystérique, c'est de rechercher hors de soi une justification à son propre désir ou un moyen de l'exprimer, fusse dans son insatisfaction, parce qu'exprimer qu'un désir est insatisfait, c'est encore le meilleur moyen de prouver que le désir existe." (L. Israël, “L'hystérie aujourd'hui comme hier", conférence à Bourg-en Bresse, le 26 novembre 1972).

     

    C'est par rapport à cette fonction de préservation du désir qu'est analysée la frigidité de l'hystérique qui est prête à sacrifier son plaisir pour conserver ce qui, du sujet de l'inconscient, est le seul témoin. "… Ce sujet de l'inconscient ne se manifeste que par cette espèce d'émanation métonymique qui est le désir. Et à perdre le désir, c'est le sujet de l'inconscient lui-même qui est menacé. C'est pourquoi le plaisir conçu sous une certaine forme constitue pour l'hystérique une telle menace." (Israël, Ibid.).

     

    L'hystérique c'est aussi celle qui oscille entre deux pôles identificatoires : l'homme et la femme, L'hystérique, dans son essai d'identification à l'homme, s'identifie à lui en tant que sujet désirant. Elle va s'arranger pour que ce désir puisse être maintenu et ne soit pas mis à l'épreuve. En s'identifiant à la femme, c'est-à-dire à l'objet désirable, elle se veut "soutien suffisant d'un désir de l'homme qui ne s'effondrerait plus". L'homosexualité de l'hystérique sert de "médiateur entre un objet jugé désirable et un sujet désirant." (L. Israël, Ibid.)

     

    François Perrier ("Structure hystérique et dialogue analytique", Confrontations Psychiatriques, septembre 1968) distingue de la "névrose hystérique, forme de décompensation,"l'hystérie réussie et normale" qui est une modalité de relation entre deux sujets basée sur l'identification imaginaire. En outre, l'hystérique posant la question : "Qui suis-je, homme ou femme ?", on ne saurait entendre "l'interrogation de la même façon et mettre en mouvement la même dialectique, selon que le demandeur est féminin ou masculin."

     

    La femme hystérique peut se présenter à l'analyste sur deux versants : sur celui de l'offensive ou sur celui de la défensive. Dans ce dernier cas, l'hystérique ne prend pas la parole, elle en laisse la fonction de message à un segment de son corps. L'analyste se doit d'entendre, en le symptôme, "la métaphore de la question du désir comme impossible dans sa relation au corps propre." (Perrier, Ibid. p.103).

     

    Sur le versant offensif, "c'est la militante de la vérité au sexe et de l'amour qui vient trouver l'analyste." (Ibid. p. 104). Son malheur lui vient de l'homme qui n'arrive pas "à correspondre à l'image de celui auquel la patiente a droit",

     

    L'hystérique se maintient dans une double insatisfaction :

        

            - Elle ne se réfère à un idéal du Moi masculin que pour constater la carence  de celui-ci en son géniteur. " Elle supporte mal que l'homme ne doive l'émergence de son désir à lui que de l'assomption d'une castration symbolique." (Ibid. p. 106).

         

            - "Du côté du Moi idéal homosexué, elle ne trouve en sa mère oedipienne qu'une femme régressivante qui dévalorise le modèle de féminité qu'elle aurait dû incarner."

     

    L'hystérique ne parvient pas à la double assertion négative : "l'homme n'a pas" et "moi, je ne suis pas", entendons "le phallus".

     

    Ce que n'accepte pas la femme hystérique, "c'est l'impact de la castration en l'Autre. L'Autre se subdivise ici en deux images, masculine et féminine." (Perrier, Ibid. p. 110).

     

    I1 semblerait à écouter Perrier, que l'hystérie comme "état névrotique caractérisé" est plus rare chez l'homme. Plus répandu serait déjà le diagnostic de structure hystérique. L'analyste connaîtrait de l'homme hystérique pour l'une ou plusieurs des trois catégories suivantes de difficultés :

     

           1) Troubles de l'activité sexuelle

            

                a) L'impuissance résultant du fait que l'homme hystérique méconnaît son    désir au profit d'une virilité à dédier, en hommage, à la demande de toute femme.

                

    - Dans l'impossibilité du rapport sexuel, à la sollicitation féminine qui  est pour lui mise en demeure, il répond "ne pas avoir le phallus, comme dénégation de l'avoir pénien dont il ne sait que faire." (Perrier, Ibid. p.112)

                  

     - L'éjaculation précoce. "… Le risque de l'acte assumé par lui se court-circuite trop vite dans l'identification imaginaire à la partenaire sexuelle. La défaite de l'éjaculation anticipe sur le surgissement menaçant d'une jouissance féminine  dont seul, un Dieu, maître de l'arme absolue, pourrait faire le boutefeu de son plaisir olympien." (Perrier, Ibid. pp. 112-113).

            

                b) "D'autres s'en tiennent, plus ou moins honteusement, au non-dit et                    non-vu de la masturbation. Le phantasme dit pervers soutient une quête érotique qui a, en même temps, fonction de sabordage du désir en une pratique auto-castratrice (…). L'instance phallique se déduit de la place invisible du voyeur qui tire les ficelles du phantasme." (Perrier, Ibid. p. 113).

             

                 c) La crainte d'être homosexuel.

          

           2) Angoisse et phobie.

     

           3) Échecs et compensations.

    L'hystérique se présente souvent chez l'analyste avec ce qu'il est convenu d'appeler une névrose d'échec, "une névrose de destin, un destin marqué par l'échec."

    Perrier relève qu'en deçà des déceptions que lui inflige l'ordre du monde, se niche la crainte de la réussite : "Toute  promotion d'eux-mêmes au titre ou à la fonction qu'ils briguent avec fougue, passion, tremblement ou brio, les désarçonne dès qu'elle est obtenue ou virtuellement acquise. Combien d'angoisses et de dépressions névrotiques ne peut-on résumer à cette inaptitude de l'hystérique à assumer un pouvoir dès que la vie ne lui dispute pas trop ?" (Perrier, Ibid., p. 114).

     

    De là, la fonction des toxicomanies mineures "qui aident secrètement l'hystérique à tenir un rôle qui est toujours surcompensation d'un sentiment de non adéquation à ce qui est à vivre."

    L'alcool lui permettra, face à la femme, de ne pas assumer son désir (de ne pas le soutenir face au regard), qu'un autre, non responsable, car saoul, endossera.

     

    Pour l'hystérique se scelle une "forme de schize non psychotique qui le maintient dans une constante ambiguïté entre l'Être et l'Avoir, entre l'Exister et le Paraître, entre le Désirer en son nom et le Désirer malgré lui".

     


    VARIATIONS   ETHNOLOGIQUES   DES   MANIFESTATIONS  HYSTÉRIQUES.

     

    Il nous paraît intéressant de souligner certaines variations ethnologiques de la clinique de l'hystérie, dont la détermination historique et culturelle est manifeste.

     

    P. Parin a observé des névroses hystériques de guerre lors de la deuxième guerre mondiale chez les partisans yougoslaves. I1 s'agit de jeunes gens et de jeunes filles de 17 à 22 ans, mêlés de près à l'activité des partisans. Le point de départ de la crise est occasionnel : un incident tel que la nouvelle de la mort d'un camarade ou un chant de guerre, parfois l'évacuation du front vers l'arrière ; elle est souvent précédée de prodromes : inquiétude, tension montante... Le début est brusque : le partisan s'arrête parfois au milieu d'une phrase, tombe par terre. La première phase est marquée par une agitation confuse : contorsions, crispations du visage, grincements des dents, cyanose du visage, dyspnée, tachycardie. Le malade perd connaissance et se frappe lui-même poussant des grognements ou des cris inarticulés. Dans la deuxième phase, le sujet se couche sur le ventre dans l'attitude du mitrailleur, charge et fait marcher une mitrailleuse invisible, crie des ordres à ses compagnons de combat, se lance à l'assaut, puis retombe dans un état d'agitation confuse, d'où il sort bientôt. Suit une amnésie qui couvre tout ce qui a été dit ou fait pendant la crise qui a duré cinq minutes.

     

    Parin explique ces manifestations hystériques par les conditions matérielles et affectives de la guerre : pas de préparation au combat, atrocités, interdiction sexuelle absolue, et par l'importance des bénéfices secondaires : occasion de se faire voir, admirer, plaindre et soigner par les populations délivrées.  

     

    Berthelsen a décrit chez les Esquimaux des crises hystériques appelées "kayaksvimmel". Elles sont déclenchées par une vive émotion et débutent brusquement. Le patient est saisi d'une agitation furieuse. Presque toujours il déchire ses vêtements et se met à courir, nu, sur la glace ou la neige. Parfois il frappe autour de lui et peut devenir dangereux.

     

    L'amiral Peary a observé chez une Esquimaude une crise nommée "piblokto". Dans un premier temps, elle se met nue, saute dans la mer, court  et se roule dans la glace. La deuxième phase débute quand on l'a ramenée à bord du navire,

    elle reproduit les cris de tous les oiseaux et autres animaux du pays. Cette femme avait parfois des crises dans son igloo, pendant lesquelles elle essayait de marcher à l'envers sur le plafond.

     

    Les manifestations semblent liées à trois facteurs :

    1)  des conditions de vie très rudes.

    . un climat glacial et l'obscurité hivernale,

    . un danger de mort perpétuel,

    . des famines fréquentes au cours desquelles on est parfois obligé de   sacrifier la vie des vieillards et des malades.

    2) le manque de maîtrise, l'impulsivité, la suggestibilité et la labilité                                              affective du peuple Esquimau, leur tendance aux réactions explosives   et à l'imitation.

    3)  la forte frustration affective des femmes esquimaudes.

     

    Autre région, autre tableau : les crises nuptiales observables dans les pays où les mariages arrangés contre le gré des futurs mariés, et parfois à leur insu, sont de coutume, et où la condition de la femme est légalement inférieure et psychologiquement humiliante, où les rites nuptiaux s'accompagnent de scènes pénibles, etc. Bruno Lewin nous rapporte l'observation  d'une crise d'une jeune égyptienne saisie, après la visite de son fiancé, de tremblements et d'un engourdissement du bras droit. Celui-ci l'aurait frappée avec un manche à balai. Depuis ce moment, elle est tourmentée par un mauvais esprit (un djinn) qui ne veut pas se retirer avant qu'on ait acheté de beaux habits et des bijoux à la jeune fille. Une guérisseuse envoie son propre djinn négocier avec celui de la jeune fille et obtient que ce dernier se retire moyennant deux conditions : que le fiancé promette de ne plus menacer la jeune fille avec un balai, et qu'on lui achète les bijoux et les  beaux habits désirés. Ces conditions acceptées et remplies, le mauvais djinn se retire. Mais les troubles reprennent peu après les noces. Elle s'enferme chez elle, néglige son ménage, ne veut plus coucher dans un lit mais seulement sur le sol, sur l'ordre du djinn, assure-t-elle. Levin ramène cette symptomatologie hystérique à une situation concrète : la peur de la défloraison chez une jeune fille qui avait subi dans l'enfance une excision rituelle, peur renforcée par la brutalité de son fiancé qui avait essayé de la déflorer sans ménagement et frappée.

     

    Dans les autres cas présentés par Lewin nous retrouvons au premier plan la mise en jeu des djinns.

     

    Outre ces réactions pathologiques, sur un modèle culturel, à des traumatismes hystérogènes, certaines sociétés offrent, à l'état normal une dynamique hystérique. Mendel ("Anthropologie Différentielle") qualifie la culture dogon de "culture hystérique normale", par analogie avec la conversion somatique hystérique européenne.

     

    “Les cultures hystériques normales peuvent être éminemment variées, puisqu'elles sont le fait de toutes les cultures dites primitives, que nous définirions alors par leur plus petit - mais capital - dénominateur commun : la dérivation non élaborative, la non-accumulation des tensions de par les issues culturelles proposées à la décharge dès l'âge le plus tendre par la masturbation subcontinue oro-diffuse." (Mendel, "A.D.", p. 331).

     

    Cette abréaction instantanée par voie somatique est liée au mode d'être dans la prime enfance dans la culture Dogon. Les enfants dogons ne sont pas séparés d'avec leur mère avant 3 ans. Jusqu'à cet âge, il existe une véritable empathie émotionnelle entre mère et enfant.

     

    “Le nouveau né reste pendant les couches auprès de sa mère (...). Le bébé ne quitte plus sa mère jusqu'au sevrage, même s'il est ensuite nourri, porté et cajolé par une autre femme. Il jouit du contact direct avec la peau de sa mère et du balancement de son corps. Pendant la journée, la mère porte l'enfant sur son dos dans un foulard qu'elle noue sur la poitrine. (…). Elle le porte sur son dos pendant qu'elle pile le mil, en travaillant aux champs et en dansant, et même quand elle fait ses besoins. Quand elle nettoie l'enfant, elle le tient des deux mains devant elle. Souvent elle le tend à bout de bras pour le passer à son mari ou à une voisine, Au moindre signe de malaise, elle le reprend et le met au sein. Dès que l'enfant est tranquille, elle le remet sur son dos, On nourrit toujours 1e bébé dès qu'il se fait remarquer. (…) Pour dormir, les femmes se couchent sur le côté et tiennent l'enfant devant elles dans leurs bras. Il peut boire sans que la mère ait besoin de se réveiller complètement. De tout petits bébés font un bruit, et déjà ils ont le bout du sein dans la bouche. Les plus grands attrapent le sein de la mère qui dort et tètent comme font nos enfants avec une sucette. (…). I1 n'y a pas de changement jusqu'à la fin de l'allaitement : le bébé est nourri selon ses besoins, sans limitation".  (P, Parin, F. Morgenthaler, G. Parin-Matthey : "Les blancs pensent trop").

     

    Durant cette première phase se met en place un mode de décharge immédiate des tensions et des conflits par voie corporelle (chez l'enfant européen la tension psychique s'accumule et amène braillements et pleurs) qui subsistera la vie durant.

     

    "S'assimiler physiquement au monde ambiant, au rythme de la danse, est chose indispensable au Dogon, sans quoi il ne peut se sentir à son aise, tout au moins quand il est jeune. (Les personnes plus âgées semblent trouver une détente analogue quand elles           s'enivrent en buvant ensemble de la bière). Le mouvement du corps n'exprime pas seulement des fluctuations sentimentales, mais décharge aussi des tensions. Le même effet réussit par la décharge de réflexes à moitié volontaires ou involontaires (cracher, bâiller), sursautant d'autres activités inhérentes qui entraîneraient une tension désagréable. C'est ce qu'on a pu constater au cours des analyses et tests. Lorsqu'un conflit est devenu inévitable, une détente immédiate est possible par l'admission d'une décharge physique au sein du Moi, opération qui fut élaborée à un stade très précoce du développement." (Parin …, Ibid. pp. 422-423).

     

    L'absence de frustrations libidinales et d'interdits caractérisant dans cette civilisation la première éducation ainsi que la décharge immédiate des tensions par voie corporelle semblent être à l'origine de la souplesse des mécanismes de défense du Moi et de l'utilité moindre de la dynamique psychique (défenses). C'est l'impossibilité pour le nourrisson occidental de satisfaire immédiatement ses besoins physiologiques qui l'amène à la vie fantasmatique (hallucination de l'objet ayant permis la satisfaction des besoins, le sein), l'expérience des frustrations va l'amener à la symbolisation.

     

    "Lorsque je demande à Dommo ce qu'il pense du fait que les Blancs sont généralement insatisfaits, il ne sait que répondre et il explique au chef  du village ce que j'ai demandé. Celui-ci ne réfléchit pas longtemps; et Dommo me traduit sa réponse : les Blancs pensent trop, et ils font beaucoup de choses, et plus ils en font plus ils pensent. L'homme blanc semble avoir davantage à conquérir."

     

    Cette libre circulation de l'énergie libidinale n'est pas contrariée, comme dans nos sociétés, par une éducation sphinctérienne rigide. “Les adultes ont une attitude tout à fait libre à l'égard de la saleté. Ils peuvent, sans être inhibés, laisser des pulsions agressives pénétrer dans la conscience et les décharger par des gestes ou par des paroles. Leur idéal rejette toute rétention et ils considèrent l'agressivité en soi comme quelque chose d'acceptable."

     

    Notons que cette décharge corporelle des tensions psychiques chez les Dogons n'a que peu de rapport avec la conversion somatique, même si dans les deux cas il y a libération d'une énergie psychique dans et par le corps. Il y a tout d'abord une opposition systémique entre ces deux décharges : dans la conversion somatique, l'énergie se déversant dans le corps, prend sa source dans l'Inconscient, alors que dans l'abréaction elle provient du Moi, conscient ou inconscient. Dans le premier cas, le conflit est inconscient, dans le deuxième il est conscient ou préconscient. |

     

    Conversion somatique                                 ICS                Soma

     

    Dogon (abréaction)                                      MOI               Corps  

     

    Il y a ensuite une opposition fonctionnelle : la conversion somatique est la négation de l'abréaction, l'impossibilité de celle-ci engendre le symptôme hystérique.

                                  conversion somatique = non abréaction

     

    C'est en permettant, ou non, cette abréaction qu'intervient la société. La culture Dogon semble donc être à l'opposé de celle qui engendre la névrose hystérique.

     

    Nous semble plus proche de l'hystérie (au sens large) la propension à l'identification des Dogons. Leur culture, par son mode d'éducation dans la prime enfance, favorise les relations imaginaires. Outre l'identification comme moyen de défense mis en jeu par l'histoire individuelle (comme chez les européens), les Dogons manifestent quatre formes d'identification culturelle (niveau préconscient).

     

    "… Les identifications jouent un rôle essentiel, non seulement pendant la formation de la personnalité, comme chez nous, mais toute la vie durant. Les relations identificatoires procurent aux Dogons  plus de satisfaction libidinale que les aspirations tournées vers les relations d'objet. Ce sont elles qui constituent l'abri le plus sûr devant les dangers extérieurs et intérieurs, aidant à éviter les conflits intérieurs et réglant le rapport avec la part de l'agressivité qui ne doit pas se tourner vers l'extérieur." (Parin…, Ibid. p. 412).

     

    Ainsi les échanges sont conçus sur un mode purement imaginaire.

     

    "Les personnes à qui l'on prend, ainsi que celles à qui l'on donne, sont des objets d'identification. Cela est même sensible dans le langage : on ne dit pas "je te donne", mais "tu prends à ma place." (Parin…, Ibid. p. 420).

     

    Les auteurs de "Les blancs pensent trop" décrivent "quatre formes d'identification déterminables et constantes" qui "doivent être comprises comme des modèles que le Moi a combinés et abstraits à partir de ses expériences, alors que lui incombait la satisfaction des besoins. Elles modifient continuellement le Moi, représentent les expériences passées et déterminent dans une large mesure la conduite de la personne tout entière." (Parin…, Ibid. p. 414).

     

           - L'identification au "bon père" :

     

    Elle est le fondement du sentiment d'identité, mais ne semble pas suffisante, les dogons  ressentant constamment le besoin de le compléter par d'autres relations identificatoires. "Le bon père n'offrait pas de protection contre l'hostilité des rivaux ou des envieux, ou bien contre la peur d'être abandonné". (Parin…, Ibid. p. 415).

    "Il faut faire une différence fondamentale entre l'introjection rudimentaire sur le "bon" père (...) et l'introjection de la personne principale frustrante qui s'effectue, dans notre civilisation, au niveau du complexe d'Oedipe et qui est maintenue dans le Surmoi". (Parin, Ibid. p. 415)

         

           - L'identification aux pères et aux frères :

     

    Le frère jeune s'identifie aux frères aînés qui remplacent la mère veillante et par 1a acquiert une plus grande sécurité et une moindre responsabilité. De même, chaque ancien dispose d'ancêtres réels ou mythiques qui lui transmettent l'autorité, apaisent ses craintes et assouvissent son besoin de dépendance.

     

           - L'identification au patron :

     

    Sont appelés "patron" les étrangers et les personnes des deux sexes suscitant l'agressivité ou la crainte.

    "Le sujet dépend du patron, il compte sur sa complaisance à son égard, sur ses dons matériels et sur sa sollicitude ; en retour, il lui voue toute son admiration, obéit à ses ordres et lui est totalement soumis. De cette attitude résulte, la plupart du temps, une tension. Des désirs avides peuvent se réveiller en même temps que les tendances réceptives. Les exigences se teintent d'agressivité orale. Un échec du patron ou une moins grande sollicitude provoquent une amère déception." (Parin…, Ibid. p. 417),

        

             - L'identification aux camarades (Tumo) :

     

    Les camarades, de même âge et de même sexe, forment un groupe appel Tumo, qui, en tant qu'entité,  joue le rôle de La Mère.

    "Les données sexuelles et les conflits de l'individu avec les autres sont vécus comme étant des problèmes communs (…). Les objets d'identification individuels sont sans importance, l'un peut remplacer l'autre. Les réussites du groupe tout entier déterminent la satisfaction."(Parin…, Ibid. p. 418-419).

     

     Cette prévalence de l'être sur l'avoir, de l'imaginaire sur le symbolique, serait déterminée par la prolongation de la relation fusionnelle (identification primaire) avec la mère, relation immédiate devenant le prototype des relations ultérieures et rendant plus difficile à délimiter les frontières du Moi.

    “Le besoin de satisfaire les pulsions instinctuelles positives qui opère dans l'union à deux avec la mère se maintient intégralement. Si on le compare à l'enfant européen, l'enfant dogon n'a pas appris à temps à renoncer à cette satisfaction. Sa plus grande maturité et le monde ambiant qu'il trouve à l'issue de l'union à deux, lui permettent de transférer et de répartir ce besoin sur le groupe (frères et soeurs, la ligne des pères et frères, la ligne des mères et soeurs)." (Parin…, ibid, p. 424).

     

    Cet aspect oral de la culture Dogon se traduit par la peur de l'abandon (dépendance orale), fréquemment observée au cours des analyses.

    "Au cours des analyses, chaque fois que les hommes parlaient des femmes de façon détaillée, on pouvait reconnaître dans le transfert un conflit qui  éveillait des sentiments d'angoisse chez l'analysé. Parfois, l'angoisse se rapportait à la perspective de perdre ou de devoir se séparer. Parfois c'était la peur d'en arriver à une dépendance passive, Qu'une femme puisse vous abandonner, s'en aller, était donc une représentation fréquente."(Parin…, ibid,  p. 429).

    “Le fait d'avoir transféré l'union à deux avec la mère sur le groupe pourrait bien être lié au fait que des sentiments de nostalgie, d'abandon et de dépression se manifestent chez un Dogon sain et adulte, dès qu'il ne se sent plus à sa place parmi les siens." (Parin…, Ibid. p.424).

     

    De même l'agressivité se traduit sur un mode oral et les désirs phalliques, en cas d'échec de l'identification, sont remplacés par le désir de dévorer l'objet convoité. L'angoisse de castration est elle aussi vécue de façon orale. Cette angoisse liée à la séparation éveille l'agressivité du sujet, une agressivité orale de dévoration qui est retournée masochistement par le sujet sur lui-même. C'est au moment du sevrage qu'apparaît une image maternelle mauvaise qui se réfère à une peur plus ancienne, celle de la dévoration par la mère.

     


  • L' ÉRECTION  CRÉATRICE  DE  L'HYSTÉRIQUE .

     

    Dans son histoire, l'hystérique apparaît constamment, exception faite du Moyen-âge ct de l'époque contemporaine, comme une malade, c'est-à-dire une personne présentant face au médecin un ensemble de plaintes relatives à un dysfonctionnement de son organisme. Peu importe le symptôme somatique, neurologique ou psychique, ce dont il s'agit c'est l'être - malade.

     

    Deux éléments nous semblent à cet effet essentiels : la signification et les bénéfices inhérents à l'être malade, et le personnage se présentant face au patient : le médecin. L'histoire de l'hystérie s'inscrit dans l'histoire médicale, donc dans une pratique sociale de prise en charge des malades. Qu'en était-il à l'époque où, considéré comme fardeau, le malade était éliminé ? La maladie offrait-elle, dans sa dimension imaginaire, la même efficacité ? Ou, la conversion somatique est-elle liée à l'essor de la médecine ? Il faut qu'il y ait quelque intérêt à s'exprimer de préférence sur ce mode, en deçà du privilège du corps, objet à disposition pour le troc. Le spectacle final est beaucoup plus sensible à l'environnement puisque ce qui est requis, c'est la participation active du spectateur. La maladie devient pour l'hystérique une place à défendre car elle va permettre une transformation imaginaire de la réalité. "La maladie efface, la maladie autorise, la maladie accorde des licences" (L. Israël, "Le médecin face au malade", p. 159). Scintille l'illusion d'un retour possible à la toute puissance narcissique : la maladie comme image autorisant cette régression et établissant une fructueuse dépendance.

     

    Le douloureux repaire, indice du Châtiment dans l'imagerie populaire, est d'autant plus acceptable que le sujet ne s'y implique pas, qu'il n'est que le pauvre objet de la fatalité.

    L. Israël (Ibid. pp. 160-161) souligne l'ambiguïté du lien de la maladie avec la mort : illusion d'une lutte possible contre la mort et réalisation fantasmatique de la mort comme repos. Nous retrouvons là l'oscillation  du sujet hystérique qui a besoin de la lutte (comme de la frustration) pour se soutenir et qui finit par s'écraser dans sa chute. C'est dans ce renforcement de désir que se lit, chez l'hystérique, la fonction de "repli stratégique" de la maladie, permettant de "reconstituer cette véritable réserve fiduciaire, qu'on dépense avec prodigalité dans la rencontre intersubjective." (L. Israël, Ibid. p. 162).

     

    L'institution médicale contemporaine, dans son développement  monstrueux et ses implications sociales, donne aux bénéfices de l'être  malade une importance jamais atteinte : congés de maladie, hospitalisation, etc. Cependant les techniques médicales et chirurgicales, tout en figeant davantage l'hystérique dans ses symptômes organiques, risquent de le dévoiler en fin de course. Pour quelques-uns, cette fuite toujours recommencée dans la méconnaissance, se terminera chez le psychiatre.

     

    Ce que donne le médecin, c'est l'autorisation d'être malade, il authentifie la maladie. "Un patient est considéré comme malade à partir du moment où il a vu le médecin pour la première fois". (L. Israël, Ibid. p. 167). Grâce à son intervention, on sait qu'on a affaire à un malade véritable et  qu'il est légitime de lui accorder les dispenses dues à son rôle.

     

    Chez qui se faire entendre ? À qui parler de suffisamment investi pour entretenir l'espoir d'une réponse ? Deux personnages remplissent, historiquement, cette fonction : L'homme de médecine et le confesseur, parfois aussi le Père du groupe, mais sa mise en jeu est davantage redoutée par sa position dans le symbolique. Il n'est pas rare de noter dans le passé des hystériques à forte symptomatologie organique une importante consommation de confesseurs. À une certaine époque s'est opérée une passation de pouvoirs au médecin. Parfois les deux formes d'absolution coexistent, le médicament reprenant à son compte l'imaginaire de l'hostie. La rencontre du médecin est à plus d'un point privilégiée. De par son prestige et son pouvoir social, il est admissible au poste de Maître. Il y a là en germe toute la dynamique relationnelle de l'hystérique, succession de séductions et de déceptions. Cette démarche est appuyée par la recherche de compassion : le moteur de la consultation est la souffrance, et le médecin se laissera envoûter par la plainte. "L'expression de la douleur ne laisse pas le médecin indifférent : il s'identifie au malade."(L. Israël, Ibid. p. 57). Dans ce couple imaginaire qui se constitue, la plainte ne peut se désincarner et devenir parole.

     

    La pratique médicale s'ancre dans une double fonction paternelle et maternelle, Le médecin prend en charge, endosse, materne, commande l'accès aux bénéfices de la maladie, mais aussi interdit. Incarnant la loi, ses prescriptions deviennent règles de vie, morale, Pour l'hystérique, il remplit une place laissée chancelante. D'autant plus qu'il apparaît avec l'auréole de celui qui participe au rite de la possession, ayant le droit de transgresser certains interdits, tant dans ses rapports au corps que par ses connaissances mystérieuses.

     

    Cette statue qu'est le médecin pour l'hystérique, il va falloir la mobiliser. Sera façonnée la clef à même de mettre en marche le jouet qui  alors exécutera les mouvements préétablis par ses circuits imprimés.

     

    De par sa fonction, le médecin est prêt à répondre à tout ce qui entre dans son champ. I1 n'est pas question de politique ou d'amour, ce qu'il attend ce sont des symptômes. L'hystérique va l'alimenter en moulant sa semence dans le code du destinataire. Il faut distinguer deux niveaux dans le discours du malade : l'offre et la demande. "On apporte quelque chose à celui dont on attend la guérison. Sacrifice ou cadeau, il s'agit toujours de l'offre, ainsi que l'a désignée Balint. Cette offre consiste en symptômes. Il faut parler au médecin un langage sémiologique (...). Derrière l'offre se cache la demande qui est le véritable moteur de la consultation. Demande de soulagement ou de rassurement, soit direct, c'est-à-dire concernant le symptôme lui-même, soit indirect, le symptôme

     n'ayant servi que de prétexte à aborder autre chose." (L. Israël, Ibid. pp. 211-212).

     

    Balint ("Le médecin, son malade et la maladie") rend, dans sa notion de "fonction  apostolique", cette aptitude du médecin à "convertir" 1e discours du sujet en  celui  d'un malade. L'observation courante nous montre cette induction de plaintes somatiques par la seule présence d'un médecin.

     

    À  défaut de saisir cette double dimension dans laquelle s'inscrit la démarche du malade, les deux protagonistes se figent dans une incompréhension  réfléchie et réciproque, excluant toute parole. La notion de maladie iatrogène rend compte de cette création institutionnelle et relationnelle d'une véritable maladie artificielle.

     

    La question que l'on peut être amené à se poser est de savoir si l'hystérique est seul acteur en codant sa demande en fonction du récepteur ou si ce dernier, être historique, participe activement au leurre. Notre étude de la symptomatologie d'apparence psychotique montre qu'il y a plus que complicité de la part de l'interlocuteur, non seulement ce dernier induit la forme du discours hystérique, mais le force au point de le faire correspondre à sa représentation.

     

    Un reproche identique peut être fait au psychanalyste dans sa réduction de l'expérience humaine à du psycho-familial. "Dans la psychanalyse d'enfants, on voit encore mieux que dans toute autre analyse comment les énoncés sont écrasés, étouffés. Impossible de produire un énoncé sans qu'il soit rabattu sur une grille d'interprétation toute faite et déjà codée." (G. Deleuze, F. Guattari, C. Parnet, A. Scala, "L'interprétation des énoncés", in "Politique et Psychanalyse", p.18).

     

    Sans oublier qu'en face, l'analysant récupère les divers concepts éparpillés dans le vulgaire et renvoie à l'analyste son propre savoir.

     

    Que la psychanalyse, en tant que discours scientifique, réduise, cela ne saurait faire de doute. Mais 1à n'est pas l'essentiel. Son efficacité thérapeutique réside dans une possible symbolisation, peu importe la langue de référence. C'est un accident culturel et historique... non  dépourvu de signification.

     

    Des exemples devenus classiques nous montrent la capacité leurrante du discours hystérique comme don de savoir. C'est d'une semblable manipulation dont est victime G. Gomar, quand il écrit ("L'autoreprésentation de l'organisme chez quelques hystériques", "Revue neurologique", 1901, 9, pp. 490-495) : "Elle (une hystérique) peut enfin, si je puis m'exprimer ainsi, avoir la conscience de la constitution anatomique de ses organes (...). Elle peut, dans certains cas, reconnaître non seulement la position et le fonctionnement d'un de ses organes, mais aussi sa constitution anatomique et sa structure intime, ainsi que le prouvent les faits que je viens de raconter aujourd'hui tels qu'ils se sont déroulés devant moi." Il cite le cas d'une jeune hystérique de 18 ans, présentant une anesthésie totale et un état complet de vigilambulisme, à laquelle il applique la méthode du Dr. Sollier : il réveille successivement la sensibilité de ses membres et de ses viscères. Gomar note :" Je fus assez surpris d'entendre ma malade, plongée dans l'hypnose et à qui je faisais sentir son coeur, me dire textuellement ces mots (...) :

    "Comme c'est drôlement fait, on dirait quelque chose en caoutchouc, ça s'élargit puis ça se rallonge et il y a dedans des espèces de petites portes qui s'ouvrent, se referment et manoeuvrent comme des soupapes en laissant passer du liquide d'une case dans une autre."

      

    Une autre malade, "fille simple de la campagne, sans aucune instruction!', et qui avait été soignée autrefois pour une coxalgie, donne  la description suivante de sa jambe malade :

    "Mais je vois bien comment elle est, mon articulation ; elle n'est pas malade : on s'est trompé ; elle est simplement rouillée ; il y a du liquide dedans, mais il n'y en a pas assez pour la faire bien marcher, et puis il y a, autour, des cordes qui sont trop serrées ; je vais desserrer ces cordes et ensuite je pourrai marcher."

     

    Le danger est de prendre au pied de la lettre un discours qui se veut connaissance, compte-rendu d'un vécu déficient. On en oublie l'implication du sujet, avec son désir, dans un pseudo-discours scientifique. Il en est ainsi de la théorie sur le "sens de l'espace", véritable école psychologique prenant le relais de fables introspectives (P. Bonnier, "L'aschématie" in Revue Neurologique", 1905, 30 juin, pp. 605-609). Bonnier cite le cas d'une malade présentant "une absence purement sensorielle, restreinte aux fonctions de localisation, et aux images d'attitude, sans aucun trouble de sa personnalité subjective". Celle-ci résume ainsi son expérience : "Dans les courts moments de crise, de 5 ou 6 pas tout au plus, je continue à tout sentir, mais rien n'est nulle part, et moi non plus je ne suis nulle part". Un autre malade était pris d'un vertige très vague avec suspension totale de toute notion de sa personnalité. "Il décrivait son état comme nous  décririons une absence dans le petit mal épileptique, mais il le décrivait lui-même et notait très attentivement le départ et le retour de son identité." Bonnier nous rapporte les paroles d'une hystérique disant que "son vertige lui donnait la sensation qu'elle n'existait plus de corps et qu'elle ressentait en même temps une peur affreuse de mourir subitement si elle se laissait aller à y penser".

      


  • CHAPITRE  I

     

    LA CONVERSION PSYCHOTIQUE : NÉVROSE HYSTÉRIQUE À SYMPTOMATOLOGIE D'APPARENCE PSYCHOTIQUE

     

    Comme préalable, une précison concernant l'institution psychiatrique s'impose. Elle est à l'époque, 1973-1974, en pleine mutation passant de l'asile à l'hôpital avec un début timide de prises en charges extra-hospitalières. Le terme d'asile et, partant, celui de psychiatrie asilaire, n'ont en eux-mêmes rien de péjoratif. À la différence de l'hôpital,  l'asile n'était pas simplement un lieu de soins, mais aussi un lieu de vie.



  • PSYCHOSE  HYSTÉRIQUE  ET  CONVERSION PSYCHOTIQUE.

     

    Le sujet de cette étude, des hystériques à symptomatologie perçue comme psychotique, peut se définir par rapport à la notion de “psychose hystérique".

     

    Les promoteurs de la théorie de la psychose hystérique (Follin, Pankow) se réfèrent à certains passages des "Études sur l'hystérie" de Breuer et de Freud. Ainsi dans ses "Considérations théoriques" ("Études sur l'hystérie", p. 202) Breuer écrit : "C'est dans l'accès hystérique et dans l'état qualifié d'hystérie aiguë et qui, semble-t-il, joue dans la formation de la grande hystérie un rôle si important, que l'hypnoïdie apparaît la plus évidente. Il s'agit là d'états de longue durée nettement psychotiques, persistant souvent plusieurs mois et que l'on qualifie de confusions hallucinatoires. Même quand le trouble n'est pas aussi accentué, cet état comporte des phénomènes hystériques variés dont quelques-uns persistent. En ces cas, une  partie du contenu psychique consiste en représentations rejetées, à l'état de veille, et refoulées hors du conscient (délires hystériques des saints et des nonnes, des femmes continentes, des enfants trop bien élevés) ... Étant donné le fait que ces états constituent très souvent de véritables psychoses bien qu'ils proviennent directement et exclusivement de l'hystérie (…). Ces états sont, dans bien des cas, psychotiques et, dans le cours ultérieur de l'hystérie, ces sortes de psychoses se répètent, tout en ne constituant, en effet, rien d'autre que le stade psychotique de l'accès."

    Freud, quant à lui, note dans le chapitre consacré à la “Psychothérapie de l'hystérie" ("Études sur l'Hystérie.", p. 211) : "Quand on a affaire à une hystérie aiguë, à un cas où les symptômes hystériques sont en pleine période d'effervescence et où, par conséquent, le moi se trouve submergé par les productions morbides (psychose hystérique), la méthode cathartique  ne pourra que faiblement modifier le cours de la maladie."

     

    Remarquons simplement que ces deux auteurs prennent en considération un des aspects symptomatologiques de l'hystérie, à savoir la phase aiguë de la “grande crise" (celle des attitudes passionnelles) et que cette phase dite ‘'psychotique" par analogie, est censée provenir directement et exclusivement de l'hystérie, c'est-à-dire qu'ils mettent en relation un niveau descriptif s'apparentant à des manifestations psychotiques avec un  niveau structural et étiologique de type hystérique. Il s'agit de ne pas confondre ces deux niveaux comme cela est souvent le cas dans les observations que nous rapportons.

     

    Une distinction de même type peut être dégagée des observations présentées par Follin ("L'Évolution Psychiatrique", avril-juin 1961, pp. 285-86,) : d'une part une symptomatologie (d'apparence) psychotique étayée sur un fond et une structure hystérique. Il note : "Nos malades (ceux présentant une psychose hystérique) existent et leur personne s'affirme mais sans autre identité que celle du rôle fantasmatique où ils se constituent comme personnage de théâtre, fascinés par l'image construite ou miroir de la scène délirante, seul le schizophrène vit le drame de l'existence de sa personne ; le psychotique hystérique vit, lui, le drame de l'identité de son personnage (...). En somme, il ne s'agit dans nos cas ni de névroses hystériques, ni de psychoses schizophréniques, mais de psychoses délirantes où, dans le moment théâtral d'une double fascination, spéculaire et extatique, se joue la comédie dramatique d'un sujet à la recherche de son personnage dans son identité sexuée et sa filiation oedipienne."

    G. Pankow, dans "La Revue Française de Psychanalyse" de mai 1973, reprend la psychose hystérique comme entité nosographique dans le cadre de sa théorie de l'image du corps. Elle définit l'image du corps (p. 416) "par deux fonctions fondamentales qui sont des fonctions symbolisantes, c'est-à-dire des fonctions permettant d'abord de reconnaître un lien dynamique entre la partie et la totalité du corps (première fonction fondamentale de l'image  du corps) et ensuite de saisir, au-delà de la forme, le contenu et le sens même d'un tel lien dynamique (deuxième fonction fondamentale de l'image du corps)." Cette image du corps est repère, elle permet (p. 417) de différencier névrose et psychose. Bien que le corps puisse apparaître dans le discours du névrosé comme mutilé ou morcelé, ce dernier reste capable de reconnaître en tant que telles, à la fois les parties du corps qui manquent ou qui sont séparées entre elles et la totalité à laquelle se rapportent ces parties". “Par contre, le malade psychotique présente une image dissociée du corps : il n'est plus capable de reconnaître une partie du corps précisément comme partie du corps ; le corps vécu n'est plus ressenti comme entité".

     

    La psychose hystérique, quant à elle, est analysée comme "délire non schizophrénique  impliquant des troubles de la deuxième fonction du corps."      G. Pankow nous cite le cas d'un étudiant de 22 ans ayant perdu l'accès à son sexe et note (pp. 427-428) : "D'après ma théorie de l'image du corps : ce clivage entre le corps du malade et son sexe, représente une dissociation mais il faut souligner qu'une dissociation hystérique a un aspect tout autre qu'une dissociation schizophrénique. Malgré le fossé qui séparait le malade de son sexe, l'unité de son corps n'a jamais été mise en question ; car le sexe en tant que forme et partie du corps, était reconnu  mais sa fonction propre ne pouvait pas être intégrée."

     

    À quel point du processus pathologique engendrant le délire hystérique, se situe cette perturbation de la deuxième fonction du corps ?

          

           - S'agit-il d'une manifestation symptomatologique, rhétorique, figuration d'un problème d'identification de nature hystérique, comme tendrait à le montrer une des références cliniques produites par Pankow : une femme de 35 ans atteinte de somnolence  hystérique: " À la troisième séance, la malade me raconte spontanément qu'elle a rêvé et s'est réveillée en sursaut, 'J'avais plusieurs corps ; l'un des corps voulait tuer mon enfant. Non, plutôt vous (...). Oui, j'avais plusieurs dos (...).' Le rêve nous a livré l'image dynamique du corps multiplié, image qui révèle comment la malade habite son corps et comment elle le situe dans ses rapports interhumains". (Ibid. pp. 423-24).

     

           - Ou la psychose hystérique se rapporte-t-elle à une structure particulière comme pourrait nous le faire penser la référence à la "Verwerfung" (p. 427) et à la destruction, opposée au refoulement. Distinction est faite entre la névrose hystérique dans laquelle le symptôme vise le désir inconscient du sujet (p. 433) et la psychose hystérique où l'accès au désir n'est plus possible ?

     

    C'est à ce niveau que s'inscrit une divergence entre Pankow et Follin. Celle-là note : "Dans la névrose, le symptôme hystérique s'inscrit dans le cadre des difficultés identificatoires profondément étudiées par Freud par rapport aux problèmes économiques, structuraux et génétiques. Dans la psychose hystérique, au contraire, il ne me semble guère possible d'utiliser de telles catégories. Il nous manque une métapsychologie de la psychose parce que le Moi n'est plus saisissable dans le processus de destruction (Pankow, Ibid. p. 433) alors que pour Follin, il semblerait bien qu'il s'agisse d'une problématique identificatoire de nature hystérique. Quant à nous, nous aurions tendance à considérer "ces multiples corps" comme autant de matérialisations séductrices (à l'égard de l'analyste) des multiples personnages surgissant de la conscience éclatée de l'hystérique. Les jeux semblent faits dans la mesure où Pankow fait entrer la psychose hystérique dans le registre des psychoses, et pourtant il n'y a pas la même distance entre le sujet et ses personnages dans le délire hystérique et les délires psychotiques.

     

    Notre thèse se rapprocherait des conceptions de la psychose hystérique, abordées ci-dessus, dans la mesure où les observations cliniques que nous présentons, sont elles aussi caractérisées par une symptomatologie d'apparence psychotique se mouvant sur un fond et une structure hystérique, mais s'en différencie dans la mesure où nous ne considérons pas ces modalités d'être et d'exister comme constituant une entité nosographique à part mais comme modalités de conversion dans le cadre de la névrose hystérique.

     

    À priori, il ne saurait donc être question de réduire les psychoses hystériques à des phénomènes de conversion hystérique mais d'essayer de montrer comment, dans le cadre de l'institution psychiatrique contemporaine, des personnalités hystériques peuvent récupérer ladite institution par le biais de la conversion psychotique.

      

     

     CONVERSION  ET  IDENTIFICATION.     


    Une première approche de la “conversion psychotique" peut se faire par 1e biais de la notion "d'identification hystérique", et nous verrons l'hystérie avec "symptomatologie d'apparence psychotique" comme résultant d'une identification à une certaine représentation institutionnelle de la folie, à savoir la psychose, cela de la même manière que les symptômes de conversion somatique permettaient au XIXème siècle, face à une institution asilaire réduisant la folie à la "de-mentia", de se faire reconnaître (au sens donné à ce terme par Hegel dans "la dialectique du maître et de l'esclave") par une identification aux maladies organiques - tentative imaginaire de transformer l'asile en hôpital général,

     

    Le rapprochement de la conversion hystérique et de l'identification hystérique pose le problème de l'articulation de ces deux phénomènes dans la formation du symptôme. Le rôle de l'identification dans la détermination du symptôme hystérique a été relevé de tous temps.

     

    Baglivi Giorgio (1668-1706) raconte dans son ouvrage "De l'accroissement de la médecine pratique" (p. 282) : "J'ai vu en Dalmatie (...)   un jeune homme saisi tout à coup de convulsions effroyables, rien que pour avoir vu un autre jeune homme se rouler à terre dans un état de convulsion épileptique."

     

    Charcot rencontra ce même phénomène quand des nécessités matérielles l'obligèrent à mettre ensemble dans un même pavillon de la Salpêtrière des épileptiques non psychotiques et des hystériques. Ces derniers se mirent à imiter (à mimer) toutes les phases des crises d'épilepsie, d'abord les convulsions toniques et cloniques, puis les hallucinations et enfin les "postures bizarres".  

     

    Comment articuler cette notion d'identification avec l'ensemble de la théorie freudienne de l'hystérie ?

     

    Dans "Les mécanismes psychiques des phénomènes hystériques" (1892) Breuer et Freud rejettent toute spontanéité dans la production des symptômes hystériques qui sont à mettre en relation avec un événement réel à forte charge affective (événement traumatique), "événement dont les malades n'aiment pas parler" et dont ils "ont réellement perdu le souvenir" ("Études sur l'hystérie",     p. 1). Le symptôme hystérique apparaît comme la remémoration soit littérale, soit symbolique de ce traumatisme dont le souvenir agissant "à la manière d'un corps étranger" (Ibid. p. 4) joue un "rôle provocateur".

     

    Les productions pathologiques résultent d'une non-abréaction. Le processus pathologique consiste en une stase de l'énergie (affect) mobilisée par le traumatisme, non-abréaction entraînant une dissociation des groupes de représentations. Les représentations dissociées - pathogènes - constituent ce que Breuer et Freud appellent "états hypnoïdes" (Ibid. p. 9).

     

    En 1894 (“Les psychonévroses de défense"), Freud élabore la notion de "défense" : le symptôme hystérique résulterait d'une tentative de refouler une représentation inconciliable qui était entrée dans une opposition pénible avec le moi du malade, Nous pouvons distinguer trois moments  dans ce mécanisme de défense par lequel le moi se propose de traiter comme non arrivée la représentation inconciliable :

    - la représentation forte est transformée en représentation faible : dissociation affect-représentation,

    - la somme d'excitation libérée est reportée dans le corporel (conversion somatique),

    - refoulement de la représentation inconciliable qui va former le noyau d'un second groupe psychique.

     

    Le mécanisme de défense, d'abord considéré comme spécifique à l'hystérie de défense, est étendu en 1895 ("Psychothérapie de l'hystérie") aux autres formes d'hystérie. À cette époque, Freud considère comme caractéristique de l'hystérie, la capacité de conversion : cette "aptitude psychophysique à transposer de grandes sommes d'excitation dans l'innervation corporelle" ("Les psychonévroses de défense" dans "Névrose, psychose et perversion", p. 5).

     

    Dans les "Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense" (1896), Freud précise les relations de l'hystérie avec la sexualité. "... Les symptômes de l'hystérie ne peuvent être compris que s'ils sont ramenés à l'action traumatique d'expériences vécues, et que ces traumatismes psychiques sont en rapport avec la vie sexuelle (...). Ces traumatismes sexuels doivent appartenir à la première enfance (à l'époque d'avant la puberté) et leur contenu doit consister en une irritation affective des organes génitaux (processus ressemblant au coït)." ("Névrose, psychose et perversion", p.62).

     

    Dans l'hystérie, ces expériences sexuelles infantiles seraient vécues avec passivité, alors que dans la névrose obsessionnelle, il y aurait participation active. Ce serait la reviviscence de ces expériences sous forme de souvenir, après que l'individu ait atteint la maturité sexuelle, qui aurait une action pathogène. Les évènements postpubertaires n'interviendraient que comme réinvestissement, sous forme de souvenirs inconscients, des traces mnésiques de séductions infantiles et ainsi les rendraient opérantes. 

     

     

    Une scène traumatique doit remplir deux conditions pour être pathogène ("L'étiologie de l'hystérie", 1896) :

    - elle doit posséder la "capacité déterminante correspondant au symptôme", le symptôme apparaissant alors comme rhétorique de la scène traumatique.

     

    - elle doit avoir la "force traumatique nécessaire".

     

    À partir de 1897, on peut noter chez Freud une progression vers une subjectivation de sa théorie de l'hystérie :


  • Le refoulement porterait non pas sur un événement réel mais sur les représentants de pulsions : "... les formations psychiques soumises dans l'hystérie au refoulement, ne sont pas, à proprement parler, des souvenirs, puisque personne ne fait travailler sans bons motifs, sa mémoire ; il s'agit de pulsions découlant des scènes primitives". ("Lettre à Fliess" du 02-05-1897 dans "La naissance de la Psychanalyse", p. 173). Le désir refoulé continue à subsister dans l'inconscient, il tend à réapparaître et cela, sous un "déguisement qui le rend méconnaissable" ("Cinq leçons sur la psychanalyse", 1909, p. 29). "… L'idée refoulée est remplacée dans la conscience par une autre qui lui sert de substitut, d'ersatz..." (Ibid.)

  •  

    - D'autre part, l'étude des rêves amène Freud à considérer dès 1899 le symptôme comme satisfaction de désirs : "Un symptôme apparaît là où la pensée refoulée et la pensée refoulante peuvent coïncider dans une réalisation de désir", (Lettre à Fliess du 19.02.99 dans "La naissance de la psychanalyse", p. 246).

     

    Dans le cadre de sa théorie des fantasmes, Freud écrit ("Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité", 1908, dans "Névrose, psychose et perversion", p. 151) : "Les symptômes hystériques ne sont rien d'autre que les fantasmes inconscients trouvant par conversion une forme figurée et, pour autant que ce soient des symptômes somatiques, ils sont assez souvent empruntés au domaine des mêmes sensations sexuelles et des mêmes innervations motrices qui, à l'origine, avaient accompagné le fantasme alors qu'il était encore conscient."

     

    Les attaques seraient des "fantasmes traduits dans le langage moteur, projetés sur la motilité, figurés sur le mode de la pantomime". ("Considérations générales sur l'attaque hystérique", 1909, Ibid. p. 161).

     

    Les fantasmes dont il est question sont, d'une part, des fantasmes sexuels inconscients masculins et, d'autre part, des fantasmes sexuels inconscients féminins, trouvant tous deux leur expression dans le symptôme  hystérique.

     

    Dans l' "Introduction à la psychanalyse" (1916-17) Freud complète sa théorie de l'hystérie par référence à la notion de "régression". Ne pouvant trouver satisfaction, la libido est "obligée de s'engager dans la voie de la régression et de chercher satisfaction soit dans l'une des organisations déjà dépassées, soit dans l'un des objets antérieurement abandonnés" (p. 314). "Ce qui attire la libido sur la voie de la régression, ce sont les fixations qu'elle a laissées à ces stades de son développement" (p. 341).

     

    Les nouveaux modes de satisfaction peuvent avoir deux devenirs différents :

     

    - ou ils sont acceptés et nous voilà dans le domaine des perversions,

     

    - ou il y a défense, refoulement, et la libido se voit ainsi obligée "à choisir un mode d'expression qui puisse devenir aussi celui du moi." (névrose).

    Par rapport à la notion de développement de la libido, l'hystérie résulte d'une fixation et d'une régression à la phase phallique.

     

    Dans le cadre de cette théorie, l'identification apparaît comme chaînon intermédiaire entre le désir refoulé et sa satisfaction par conversion. Freud écrit ("L'interprétation des rêves", 1900,  p. 136) : "L'identification est un facteur très important dans le mécanisme de l'hystérie. C'est grâce à ce moyen que les malades peuvent exprimer par leurs manifestations morbides les états intérieurs d'un grand nombre de personnes (...)" et (p. 137)  "L'identification n'est donc pas simple imitation, mais approbation à cause d'une étiologie identique ; elle exprime un 'tout comme si' et a trait à une communauté qui persiste dans l'inconscient."

     

    L'analyse de Dora (1905) illustre cette intervention de l'identification dans la formation des symptômes hystériques. Ses gastralgies prennent signification par son identification à sa cousine, identification déterminant la forme de la conversion. De même, l'appendicite de Dora résulte de l'identification à une image clinique telle qu'elle est brossée par un dictionnaire consulté à la suite de l'annonce de l'appendicite d'un de ses cousins. "Dora s'était ainsi fabriquée une maladie dont elle avait lu la description dans le dictionnaire." (Freud, "Cinq Psychanalyses", p. 76) L'hystérique puise dans les images présentes celles permettant l'expression et la satisfaction la plus complète de son désir.

     

     Nous sommes ainsi amenés à élargir le concept de conversion défini par Freud comme un "saut du psychique dans l'innervation somatique". Nous voyons là, une approche descriptive du glissement d'un conflit psychique de type névrotique, d'une substance d'expression à une autre, la conversion somatique n'étant qu'une modalité de ce glissement (modalité déterminée culturellement) et cela au même titre que la conversion psychotique. Ce glissement se ferait par le biais de l'identification, la conversion devenant phénomène identificatoire et renvoyant aux vaines tentatives de l'hystérique de faire coïncider l'image de son moi avec l'image du sujet dans le miroir, obtenant l'agrément de la Mère. L'hystérique, ne pouvant soutenir la comparaison avec le signifiant phallique, s'épuisant à être un objet idéal conforme à celui qu'il prétend être au lieu du désir de l'Autre, tend à récupérer toute image pouvant le faire espérer être objet d'amour, et l'identification à une symptomatologie déterminée est un de ses moyens.

     

    Dans cette perspective, nous pouvons donc définir la notion de conversion comme rhétorique par biais identificatoire.



                         


                              

Lacan donne à la fonction de l'identification toute sa portée. L'hystérique est celui qui, restant figé à la coupure du corps et de l'image spéculaire, se perd à combler ce fossé en se constituant des moi par identification aux images recevant l'approbation de la Mère. Le devenir de l'hystérique sera un perpétuel remaniement de son moi en vue de coïncider avec cette image qui le rendra aimable pour l'autre, Le désir devant trouver réponse, est appel d'amour, c'est pourquoi il porte sur l'objet de la demande de l'autre, s'institue dans une dépendance de cette demande. Si, par sa toux, Dora s'identifie métaphoriquement aux relations sexuelles que son père est supposé avoir avec Mme K., satisfaisant ainsi et son amour homosexuel et son attachement à son père, elle y soutient aussi le désir de son père dans son statut. L'identification hystérique passe par le repérage du désir de l'Autre. "Il faut le chapitre de "Psychologie des masses et analyse du Moi" sur l'identification, pour que Freud distingue nettement ce troisième mode d'identification que conditionne sa fonction de soutien du désir et que spécifie donc l'indifférence de son objet". (Lacan, “Écrits", p. 639).

 

Se dévoile toute l'ambiguïté dé l'identification hystérique :

 

- d'une part, ça parle au moyen d'identifications, l'identification est au service de l'expression du refoulé, elle est manifestation du sujet.

 

- d'autre part, ces identifications s'inscrivent comme autant de leurres essayant de faire coïncider le moi et l'idéal du moi dans un mouvement d'occultation d'un vécu d'incomplétude, elles aliènent le désir du sujet dans la demande de l'autre.


NÉVROSE  ET  PSYCHOSE.

 

L'identification nous paraît un des repères essentiels permettant de différencier névrose et psychose au-delà du symptôme. L'hystérique, dans son délire, pose le problème de sa reconnaissance par l'autre, le psychotique se reconstruit une réalité.



 

Le délire hystérique se rapproche ainsi du discours mythomaniaque avec cette différence - fondamentale  - que dans le délire, le sujet, dupe de lui-même, exclut de sa conscience le théâtral puisqu'il a perdu la dimension rhétorique de son parler.

 

Les deux types de délire se différencient dans un deuxième moment par le mécanisme de leur formation, par leur rapport, soit au refoulement, soit à la forclusion. Dans l'hystérie, le champ verbal apparaît comme substance d'expression au même titre que le soma (conversion dans le soma ou conversion dans le délire). Le délire hystérique serait retour du refoulé, compromis, satisfaction de désirs au même titre que tout symptôme névrotique. Si donc, à un niveau purement descriptif, délire hystérique et délire psychotique sont semblables (perte de la référence au signifié, de la dimension rhétorique du discours) c'est de par leur situation à l'égard du sujet et à l'égard du réel qu'ils diffèrent. Le délire hystérique se construit par référence au refoulement, les mots sont autant de rejetons de l'inconscient, de retours du refoulé ; le délire psychotique, ayant rapport avec la forclusion, le déni  de la réalité, est reconstruction de celle-ci.

 

Dans la névrose, le moi obéissant aux exigences de la réalité et du surmoi refoule les revendications pulsionnelles, le délire apparaît alors comme un "dédommagement à la part lésée du ça", c'est-à-dire comme une réaction contre le refoulement et échec de celui-ci.

 



 


Le délire psychotique, apparaissant consécutivement au déni de la réalité, est reconstruction par le moi d'une réalité conforme aux désirs du ça, ce qui a été rejeté de l'ordre symbolique (forclusion) réapparaît dans le réel sur le mode d'une expérience délirante.

 


 

       

La méconnaissance du discours paraît s'inscrire différemment dans les deux cas :

 

- dans le délire hystérique, il s'agirait du processus d'élaboration  exposé dans la "Traumdeutung", en vue de déjouer la défense,

 

- dans le délire psychotique, il s'agirait de la soumission du Moi aux processus primaires.

 

Les deux délires se différencient donc essentiellement par leur fonction et leur processus psycho-pathologique : le refoulement et la forclusion. Intrinsèquement ils sont peu discernables. Le délire hystérique se  repèrera en référence à un cadre spécifique : le fond hystérique (mise en scène, théâtralisme inconsistance du moi, suggestibilité…). Mais aussi dans le fait qu'il soit adressé  avec une demande de reconnaissance.

 

Les manifestations délirantes ne seraient donc  pas à considérer comme spécifiques de la psychose, il s'agirait là d'un concept purement descriptif,  caractère qu'il ne faut pas négliger de peur de tomber dans le même leurre qu'à l'égard des manifestations somatiques de l'hystérie.

 

Le mot produit dans le délire dit hystérique, se présente par le processus même de sa formation - comme radicalement différent de ce  qu'il peut-être dans la psychose où sa "monstruosité" (Leclaire) réside dans une altération de sa structure." Cette altération peut logiquement prendre deux formes, constituant l'une et l'autre un signe pathologique monstrueux en quelque sorte : signe, fait d'un signifié sans signifiant, et surtout signe fait d'un signifiant sans signifié." (Leclaire : À la recherche des principes d'une psychothérapie des psychoses", "L'Évolution Psychiatrique", avril-juin 1961, pp. 394-95). "Ainsi pour Schreber, le signifiant 'père' semble ne répondre chez lui à aucun signifié, à aucun concept, ce qui n'empêche pas qu'il peut employer le mot de façon pertinente. Le signifiant ‘père' prend alors indûment la valeur de signe en tant qu'il est mis en circulation dans le discours, mais sa véritable valeur en l'occurrence est d'indiquer l'absence, le manque du signifié ou concept père." (Ibid. p. 395). Si chez le délirant paranoïaque, le signe est "réduit à sa valeur de signifiant et réduit de tout signifié" (Ibid. p. 394), dans la schizophrénie par contre, il semblerait que ce soient les signifiés qui ne peuvent "se constituer en signe par association stable avec un fragment de chaîne sonore ou de signifiant." (p. 396) .

 

Nous abordons par là, l'essence même du délire, et dépassons le niveau clinique où s'inscrit le leurre à considérer le délire comme "état d'un malade qui émet des idées fausses, en totale opposition avec la réalité ou l'évidence."

 

Une analyse des hallucinations chez l'hystérique nous amène à une distinction analogue à celle opérée à propos du délire. Elles se présentent comme autant de mises en scènes visuelles, auditives, d'un matériel refoulé. Tout autre chose est dans la psychose le retour dans le réel de quelque chose qui a été aboli du symbolique. L'hallucination dans l'hystérie relève du langage, de la sémiotique ; dans la psychose, elle relève du réel "en tant qu'il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation" (Lacan, "Écrits", p.388).

 

  Cette spécificité des productions d'apparence psychotique dans l'hystérie (délire, hallucinations), comme retour du refoulé, semble pouvoir trouver confirmation dans l'analyse faite par Freud de Mme Emmy von N. ("Études sur l'hystérie", pp. 35 à 82).

 

Dans une note, page 38, Freud parle de délire à propos des effrayantes histoires d'animaux que lui raconte sa patiente et du récit que celle-ci fait du supplice qu'elle vient de lire dans la gazette de Francfort. À la fin de ce récit, elle s'écrie : "Ne bougez pas ! Ne dites rien ! Ne me touchez pas ! Ah ! Si je trouvais un animal pareil dans mon lit ! Imaginez un peu l'ouverture de la caisse (frisson d'horreur). I1 s'y trouve  un rat crevé, un rat cloué !" Une distorsion se révèle entre le texte original publié dans la Gazette, "l'histoire des sévices exercés sur un apprenti", et le rapport qu'en fait Mme Emmy von N. : "un apprenti, après avoir ligoté un jeune garçon, lui avait fourré une souris blanche dans la bouche ; le jeune garçon en serait mort de terreur." A été inventée l'introduction, dans la bouche de l'apprenti, d'une souris blanche. L'apparition de cette souris blanche est à mettre en relation avec un certain nombre d'événements. Le Dr. K. avait expédié à Tiflis une caisse pleine de rats blancs ; sous hypnose, la patiente se souvient de l'époque où ses frères et soeurs lui lançaient à la tête des bêtes mortes, etc.

 

Le rite conjuratoire "Ne bougez pas ! Ne dites rien ! Ne me touchez pas ! ..." est lui aussi à mettre en relation avec une série d'expériences. Par exemple, pages 42-43 : "... L'imploration 'ne me touchez pas' se rapporte aux incidents suivants : son frère, rendu très malade par la grande quantité de morphine qu'il prenait à 19 ans, l'empoignait souvent tout à coup, dans ses terribles accès. Plus tard, un monsieur de sa connaissance, pris chez elle d'un accès de folie subite, l'avait saisie par le bras…" De même, à propos du récit rapporté page 56, "Dans le jardin, une souris monstrueuse a tout à coup frôlé sa main; elle trottait tout le temps de-ci, de-là. Sur les arbres, des quantités de souris étaient perchées. - N'entendez-vous pas les chevaux piaffer dans le cirque ? - À côté, il y a un monsieur qui gémit, Je crois qu'il souffre après son opération. - Suis-je à Rügen ?

J'y avais une cheminée semblable." Freud parle d'un accès de délire dont le contenu à été déterminé par certaines réminiscences'" (Ibid., p. 56). Page 75, il écrit : "La plupart du temps, on constate qu'une partie des anciens souvenirs traumatiques constitue le fondement du délire."

 

Cette mise en rapport symbolique du contenu du délire  avec des évènements traumatisants, inscrit celui-ci dans le cadre de la théorie freudienne des névroses, "Contrairement à l'élément refoulé que l'on trouve au noeud de la névrose et que l'on peut toujours reconnaître par quelque signe ou substitut, et traquer avant de le dévoiler, à travers ses déformations et ses déguisements. L'élément forclos est

par nature inaccessible comme tel." (Leclaire, " À la recherche des principes d'une psychothérapie des psychoses"," L'Évolution psychiatrique" avril-juin, 1958, p. 409).

 

Le retour dans le réel du forclos a été illustré par S. Leclaire dans son article " À propos de  l'épisode psychotique que présenta l'homme aux loups! ("La psychanalyse" n° 4, 1957).  Deux compagnons ivres sont molestés et ramenés chez eux par des agents de police, sillonnant le quartier à bicyclette et que l'on nomme métaphoriquement "hirondelles". Le lendemain, cet incident est oublié, exclu radicalement de la trame des souvenirs. Quelques mois plus tard, l'un des deux compagnons présente soudain un délire ornithologique où il se sent assailli et attaqué par de nombreux oiseaux, des hirondelles surtout, dès qu'il quitte son domicile. Ce qui avait été rejeté de l'ordre symbolique, la rencontre avec les agents de police, réapparaît dans le réel sous une forme délirante. Au signifiant hirondelle, renvoyant au signifié, agent cycliste, est substitué l'animal. Ce qui est

perdu, c'est la dimension symbolique.

 

"La forclusion coupe court à toute manifestation de l'ordre symbolique, c'est-à-dire à la Bejahung (affirmation) que Freud pose comme le procès primaire où le jugement attributif prend sa valeur et qui n'est autre que la condition pour que, du réel, quelque chose vienne à s'offrir à la révélation de l'être". (Lacan, " Écrits" pp. 387-388). Le rapport symbolique s'établit par l'attribution au signifié "agent"  d'un symbole, l'hirondelle, et la négation que l'agent soit purement et simplement une hirondelle.

 

"C'est cette négation co-constitutive du rapport symbolique  que le psychotique ne fait pas ou ne peut pas faire. Ce rapport étant rompu par l'absence de cette négation, il ne reste au sujet que l'image visuelle et auditive - le mot - de l'hirondelle, qui, cessant à proprement parler d'être un signifiant, est transportée telle quelle dans le réel." (A. De Waelhens, "Préface à l'oeuvre du Dr. Demoulin" - Notions de psychiatrie phénoménologique).

 

Les mêmes processus psychopathologiques sont à l'oeuvre dans l'épisode hallucinatoire de "l'homme aux loups". À l'âge de cinq ans, "il jouait au jardin près de Nania, sa bonne. Il entaillait l'écorce d'un arbre au moyen d'un canif, Tout à coup, il vit son doigt coupé, ne tenant plus à la main que par un fil. Il ne saignait pas. I1 n'osa rien dire à Nania et dut s'asseoir pour se remettre. Calmé, il regarda et constata que son doigt était intact." Cette hallucination apparaît comme retour dans le réel de la castration forclose quand, vers l'âge d'un an et demi, il assista à un coït a tergo entre ses parents. "Il aurait saisi la différence des sexes et l'existence du vagin, mais l'aurait refusée. Il rejeta l'idée nouvelle, par peur de la castration et se cramponna à la théorie du cloaque. Il prit parti pour l'intestin contre le vagin. (...) Il rejeta la castration et s'en tint à la théorie du commerce par l'anus. I1 la rejeta, veut dire : il n'en voulut rien savoir au sens du refoulement. Aucun jugement ne fut porté sur la question de son existence". (Freud, "Cinq psychanalyses", p. 389).

 La forclusion, pivot de la théorie lacanienne des psychoses est une forclusion du nom du père dans l'ordre symbolique, à laquelle répond une forclusion du phallus sur le plan de l'imaginaire. L'Oedipe ne peut exercer le rôle constitutif et structurant, qui, chez le "normal", lui est départi. L'enfant reste identifié au phallus de la mère et ne peut accéder au désir.

 

Pour ne pas être englouti dans le manque qu'il est, l'enfant se pose imaginairement comme étant lui-même ce qui comble tout manque, et singulièrement ce qui manque à la mère, c'est-à-dire le phallus. "Être ce qui annule le manque de la mère, protège le sujet de tout abandon, de toute séparation d'avec cette mère, au point même de rendre ceux-ci (imaginairement) impossibles." (A. De Waelhens, "La Psychose", p. 118).

 

L'expérience de l'Oedipe révèle au sujet qu'au lieu et place du manque de la mère, il n'y a non pas lui-même, mais le père. L'enfant renonce à être le phallus de la mère dès lors que l'intervention du Père le distance d'elle et la frappe pour lui de l'interdit de la Loi. La castration supprime l'enfant en tant qu'il est le phallus de la mère pour le constituer en sujet qui a un phallus ou qui peut le recevoir. Mais l'enfant n'acceptera la Loi et n'accèdera au Nom-du-Père que si la mère se montre  elle-même attentive et respectueuse de la parole de ce père. "Si la position du père est mise en question, L'enfant demeure assujetti à sa mère" (Lacan, “Les formations de l'inconscient", Séminaire de 1956/1957).

 

La mère du psychotique ne comprend pas la Loi en tant que telle. Ce qui lui tient lieu de Loi, pour elle-même et pour ce qu'elle cherche à imposer à autrui, c'est son propre caprice. Elle est la Loi.

 

"… Les règles du jeu, elles (les mères de psychotiques) ne les ont jamais acceptées ni, ce qui est plus grave, comprises : on pourrait dire que le seul jeu qu'elles connaissent c'est la réussite, jeu sans partenaire et sans enjeu, sinon au niveau d'une toute puissance autistique. Les cartes qui normalement ne sont que des instruments symbolisés, grâce auxquels peut s'engager une partie entre moi et les autres, partie où le fait même de tricher prouve que j'en connais les règles, deviennent dans ce cas une fin en elles-mêmes. Pour jouer on n'a plus besoin de savoir que le Roi est supérieur à la Dame, ni que l'Ordre établi détermine la valeur : pour faire une réussite, il n'y a aucun besoin de connaître la valeur symbolique des signes, le signe par lui-même suffit, et l'on peut à chaque fois recréer une loi nouvelle. Loi qui n'a besoin d'aucun support symbolique, qui ne dépend que du choix arbitraire de celui qui joue. Loi qui, en dernière analyse, n'est pas autre chose que la preuve, le signe de la non-loi fondamentale où se situent ces sujets, Je ne parle pas des psychotiques mais de leurs mères…" (P. Aulagnier-Spairani, "Remarques sur la structure psychotique", “La psychanalyse", n° 8 (1964), p. 52).

 

L'anhistoricité du personnage maternel va rendre celui-ci incapable d'insérer son futur enfant dans une chaîne symbolique quelconque, "... tout ce qui, dans son corps (1e corps de l'enfant), rappelle l'apport paternel est nié, annulé et, en premier lieu, tout ce qui pourrait faire souvenir qu'il est le fruit d'une union sexuelle, qu'en tant qu'être sexué il est aussi le fils du père. La forclusion du Nom-du-Père a ici son point d'origine". (P. Aulagnier-Spairani, Ibid. p. 54). L'enfant désormais sera réduit à rester le témoin de l'excellence et de la toute-puissance de la fonction maternelle. "I1 ne peut être question d'accéder, à l'ex-embryon devenu annexe, quelque accès que ce soit à la négativité et au désir qui contesteraient aussitôt le mythe maternel de la plénitude conquise, par la plénitude, indéfiniment à gaver, de l'enfant." (A. de Waelhens, "La psychose",     p. 49). La mère du psychotique vit sa grossesse dans sa pure réalité de processus organique, le corps de l'enfant est dépourvu de dimension imaginaire. Se confondant avec l'immanence de sa coenesthésie, le signifiant lui permettant de poser quelque ailleurs faisant défaut, le sujet ne peut se reconnaître dans l'imaginaire spéculaire. Pour que l'enfant se reconnaisse dans l'image du miroir, il lui faut l'assentiment de l'Autre. C'est parce que 1e moi spéculaire est investi par la libido maternelle qu'il se transforme en Moi-idéal.

“Comme il (le schizophrène) ne dispose d'aucun signifiant de  lui-même qui soit distinct de sa coenesthésie, son image lui apparaît pour ce qu'elle est, à un certain niveau de réalité : une constellation de chairs, d'os et d'organes ou, encore, quelque chose qui vient des yeux, comme une émission de ceux-ci (semblable aux autres émissions de son corps, sueur, urine,

fèces etc.) qui vient frapper la surface du miroir." (A. de Waelhens, Ibid. p. 51.)                   

 

Le miroir sanctionne pour 1e psychotique la fermeture sans appel de toute possibilité et de toute voie d'identification.

 

Par la métaphore paternelle :

 


 

Le sujet, cessant de se confondre avec l'objet du désir qu'il inspire imaginairement  accède lui-même au désir.

 

À la forclusion du Nom-du-Père répond dans l'Autre "un pur et simple trou, lequel par la carence de l'effet métaphorique provoquera trou correspondant à la place de 1a signification phallique". (Lacan, "Écrits", p. 558). Mais le signifiant forclos (le phallus en tant que signifiant rayé de l'inconscient du sujet) n'en est pas pour autant anéanti. Il réapparaît dans le réel sur le mode hallucinatoire. Le retour du Nom-du-Père comme père réel (Un-père), à la place du père dans le triangle symbolique rendra manifeste la psychose.

 

"Pour que la psychose se déclenche, i1 faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c'est-à-dire jamais venu à la place de l'Autre, y soit appelé en position symbolique au sujet (…). Encore faut-il que cet Un-père vienne à cette place où le sujet n'a pu l'appeler d'auparavant. Il y suffit que cet Un-père se situe en position tierce dans quelque relation qui ait pour base le couple imaginaire a-a'; c'est-à-dire moi-objet ou idéal-réalité, intéressant le sujet dans le champ d'agression érotisé qu'il induit." (Lacan, Écrits, pp. 577-578).

 

La mise en rapport des deux schémas lacaniens, R et I ("D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose", Lacan, "Écrits" pp. 531 à 583) permet de rendre compte des répercussions du procès psychotique dans la structure du sujet.

 

 Schéma R, Écrits"  p. 553.

 

 

 

 

Commentaire

R est constitué de deux triangles, le ternaire symbolique S et le ternaire imaginaire J et du quadrangle du réel R.

 

J repose sur la relation duelle du Moi à L'Autre ;  i et m sont les deux termes imaginaires de la relation narcissique, image spéculaire et moi.

 

Dans le triangle S

I est l'Idéal du Moi où le sujet se repère dans le registre symbolique.

M est le signifiant de l'objet primordial.

P est le Nom-tu-Père au lieu de l'Autre A.

R, réel est encadré et maintenu par la relation imaginaire et le rapport symbolique.

Sur le segment iM se placent les figures de l'autre imaginaire,  

Sur le segment mI se succèdent les identifications imaginaires formatrices du Moi de l'enfant,

L'enfant en I se relie à la Mère en M, comme désir de son désir.

 

Schéma  L, "Écrits" p. 548.

                                  

 

 

 

                                                                                           

 

signifie que la "condition du sujet S (névrose ou psychose) dépend de ce qui se déroule en l'Autre A.

 a est L'objet du sujet

 a' est le moi du sujet, "à savoir ce qui se reflète de sa forme dans ses objets".

 


Schéma I : la structure du sujet au terme du procès psychotique ("Écrits" p. 571) .

 

 

 

Po représente la forclusion du Nom-du-Père et marque l'absence de la représentation du sujet S.

Fo signifie l'absence du phallus dans l'imaginaire.

Le schéma I rend compte de la divergence de l'imaginaire et du symbolique, et de la réduction du réel à leur décalage.

Le point i du moi délirant se substitue au sujet, l'idéal du Moi I prend place de l'Autre.

Le trajet S a a' A se transforme en trajet i a a' I.

  


RÉFÉRENCES  CLINIQUES.

 

C'est à travers la présentation de deux de nos observations que nous allons essayer de localiser quelques indices pouvant permettre de conclure quant à la nature hystérique des productions délirantes ou hallucinatoires actualisées.

 

Observation de Mme Jan., née le 04.11.43.

 

Lors de nos premiers entretiens en octobre 73, Mme Jan. se présentait sous un aspect typiquement hystérique : séductrice, histrionique, suggestible... et notre examen psychologique du 5.10.73 confirme ce diagnostic. Pourtant de sa première admission à l'Hôpital Psychiatrique de R. on novembre 1961 jusqu'en juillet 1972, huitième admission, elle fut considérée comme psychotique avec un diagnostic variant entre "syndrome hébéphréno-catatonique", "bouffées délirantes" et "confusion mentale avec thématique délirante à dominante persécutive".

 

Cependant, dès décembre 1962, le Dr. B. avait noté le caractère relatif de la présentation schizophrénique :

"... n'apparaît plus guère schizophrène lors de l'entretien au bureau médical, alors qu'elle garde un comportement nettement catatonique dans le service (...). Ne peut plus être considérée comme délirante ; on a l'impression que le syndrome psychotique délirant s'est, en quelque sorte, détaché, mais laisse d'énormes problèmes névrotiques." (31.12.62).

 De même, dans son observation du  23.1.63 en parlant de "débilité vaniteuse", il décrit un comportement hystérique :

"N'apparaît plus comme schizophrène. C'est sous une toute face qu'elle apparaît : ainsi, elle se vante d'être intelligente, d'écrire sans fautes, d'être belle, d'être une excellente ouvrière. Est très coléreuse, butée. Il y a là tout un ensemble de symptômes, vraisemblablement de débilité mentale mais aussi de naïveté très puérile qui apparaissent. La figure schizophrénique s'est estompée et laisse le fond qu'on pourrait qualifier de débilité vaniteuse."

 

Notons encore les observations du 26.01.63: "fait toujours part de son intolérance vis-à-vis de la féminité qui s'affirme chez sa soeur, joue les vieilles filles prudes" et du 21.04.63: "fait toujours état de conflits avec sa soeur qui rentre toujours tard le soir. Autrement va à peu près. N'est pas causante, ne dit pas grand chose, est renfermée."

 

Cette ambiguïté des manifestations jugées pathologiques de Mme Jan. subsistera continuellement à un niveau symptomatologique même alors que la structure hystérique sera établie.

 

Neuvième séjour : 03.04.1973

 

"Admission d'urgence selon l'article L 333. Transférée de 1'Hôpital P. pour coma vigile après tentative de suicide par absorption de barbituriques."

 

Observation du 05.04.73 :

"... obèse, faciès de débile mentale. Bouche ouverte, bave un peu. Défaut d'articulation et d'élocution rendant ses propos pratiquement  incompréhensibles..."

 

Mme Jan. explique sa tentative de suicide :  lorsqu'elle se refuse à son mari parce qu'elle est fatiguée, il croit qu'elle a d'autres hommes et c'est pour cela qu'elle a avalé le largactil. "Dit moins jouir depuis la pose d'un stérilet, elle aimerait mieux se faire ligaturer les trompes, espérant retrouver les sensations d'autrefois."

Observation du 06.04.1973 :

"Va beaucoup mieux. S'exprime normalement."

 

Entretien du 07.04.73 :

"... Depuis que ça a brûlé quand on habitait à Br., quand j'étais malade au pavillon 12, je craignais que ça brûle : c'étaient des idées que le pavillon brûle. Maintenant, c'est fini, je regarde avant de me coucher, mais c'est tout. Je ne me relève pas pour vérifier..."

 

Sortie le même jour.

 

Dixième séjour : 02.10.73 pour "état d'agitation". Placement volontaire.

 

Certificat de 24 heures: 03.10.73

"Troubles caractériels passagers chez une hystérique, d'intelligence médiocre, en conflit avec son époux éthylique chronique".

 

Entretien du 03.10.73 :

"... très grosse, rouge vif aux lèvres, mal mis, bien coiffée, apparemment calme, pas anxieuse ni euphorique."

"Mon mari boit tous les jours. Après il me bat, regardez, j'ai des bleus partout ! Je devais aller aux WC des fois, la nuit. Je devais grimper au sus de lui pour sortir du lit. Il a dit ça m'énerve. Alors, je suis partie. L'autre soir, il avait tellement bu, j'avais peur."

"Il y a une famille qui habite en haut, qui fait beaucoup de bruit, exprès pour le déranger. Ne peut pas dormir à cause de ces bruits."

"Hier, elle regardait par la fenêtre trop longtemps. Son mari l'a engueulée, il a appelé le médecin et on l'a amenée ici."

 

Observation du 06.10.73 :

Mme Jan. dit aux infirmières : "Qu'est-ce qu'il (le médecin) veut de moi. Il ne parle même pas quelques choses intelligentes. J'ai mon cachet et ça suffit pour moi."

 

Observation du 5.10.73 :

"Hier demandait sa sortie. Je (médecin-chef) la signe. Ne veut pas sortir et demande à me parler : "après tout, la sécurité sociale paie pour moi, je peux rester... Vous m'avez acceptée, donc je suis malade. J'ai le droit de rester un mois."

 

Sortie le 09.10.1973.

 

Onzième admission : 13.12.73 en service libre.

 

Observation à l'admission, l'interne de garde :

"Depuis deux jours, a peur de tous, on veut la tuer, insomnies.

A peur qu'on l'électrocute, sensation d'étouffer, d'endormissement des mains, des jambes, a peur de la mort. A vu une dame au monoprix, avec des yeux bleus, et qui lui a fait peur : "comme une sorcière, elle m'a jeté un sort".

"Avant que je m'endors, elle me parle : ne fais pas ça. J'ai peur de mourir, si je parle."

"Syndrome d'influence avec idées délirantes de persécution."

 

Entretien du 14.12.73 :

"Je suis très faible dans les pieds. Je voulais me reposer". "A (Mme Jan.) ses cheveux, blonds, en l'air. Sent mauvais, pas lavée, sent le Munster avancé."

    

"Accepte de sortir"."

Douzième admission : 17.12.73 .

Placement volontaire.

 

Certificat d'admission (fait par un psychiatre du Centre Hospitalier de M.) :

"(...) Est atteinte de troubles mentaux. Ceux-ci sont caractérisés par : délirante chronique sur fond cyclothymique - réactivation des idées de persécution et des thèmes d'empoisonnement par le gaz - ébauche de syndrome d'influence - débile et caractérielle - hallucinations cénesthésiques - interprétations délirantes - dépressive avec idées suicidaires. Quelques manifestations hystériformes surajoutées (...)."

 

Observation à l'admission, l'interne de garde :

- "idées délirantes de persécution: on veut l'électrocuter."

- "pas d'éléments hallucinatoires patents."

"Conclusion: reprise d'un délire à thème persécutif."

 

Certificat de 24 Heures : 17.12.73 :

"Manifestations caractérielles et névropathiques passagères chez une hystérique d'intelligence assez médiocre, suggestible et plus ou moins mythomane."

 

Sortie le même jour.

 

L'étude du dossier de Mme Jan. nous permet d'analyser les dites manifestations psychotiques à un double niveau, d'une part, nous pouvons déceler un mouvement de psychotisation de la part du psychiatre (cf. chapitre suivant : "Psychotisation institutionnelle") et d'autre part apparaissent des éléments apparemment psychotiques. En novembre 61, elle dit avoir vu le diable, "homme tout grand, tout haut, avec des cornes" et se plaint de sensations d'électricité dans les mains. En septembre 63, Mme Jan. dit voir "le crucifix chauffé au rouge et un homme avec un couteau dans le flacon de sérum, qui veut lui couper la tête". Ces hallucinations se présentent dans un registre névrotique, comme mises en scène de la crainte d'un châtiment liée à des préoccupations sexuelles. (cf. Rorschach et Koch en annexe).

 

Nous pouvons noter chez Mme Jan., de même que dans certaines de nos observations ultérieures, une évolution des productions pathologiques radicalement différente de celle des psychoses schizophréniques. Considérées comme schizophrènes, Mme Jan. en 1961. Mme Ki. en 1945, nous les retrouvons en 1973 avec une symptomatologie hystérique entrecoupée de pseudo-accès psychotiques. Alors que les psychoses schizophréniques sont caractérisées par leur forme évolutive : évolution déficitaire, détérioration progressive du Moi et de ses relations avec la réalité, rien de tel chez Mmes Jan., Ki., Ad., ou Haf.. Leurs productions dites psychotiques sont d'une plasticité qui leur assure une présence particulièrement éphémère même après une évolution de plus de 10 ans, il s'agirait plus précisément d'accidents induits par certaines variations de l'environnement.

 

Mme Jan. est admise pour la première fois à l'hôpital psychiatrique le 24 novembre 61 pour "délire d'influence ... est ensorcelée par sa soeur et ses compagnes de travail... tension anxieuse - épisodes de prostration semi-stuporeuse alternant avec des accès d'agitation psychomotrice."

 

Observation du 25.11.61: Dr. B.

"Après avoir tout d'abord refusé, consent finalement à venir au bureau médical mais aussitôt veut en repartir sous prétexte d'aller se laver. Très anxieuse. Du point de vue physique, on note également un état saburral. Aspect hébéphréno-catatonie."

Quant aux infirmières, elles notent : "Était très anxieuse. Dès qu'on ouvrait la porte de sa chambre, la malade croyait qu'on voulait lui faire du mal. Ne s'alimente pas seule. A peur d'être empoisonnée. À 3 h. de l'après-midi, a projeté son café et ses urines sur les infirmières."

 

Le certificat de 24 heures, datant du même jour, pose le diagnostic de syndrome hébéphréno-catatonique.

 

Observation du 28.11.61 :

"Accuse de plus en plus une sémiologie hébéphrénique avec anxiété psychotique, ambivalence, syndrome d'influence. État oniroïde avec vision de flammes, de feu et lits de morts."

Dès le 29.11, on note une très nette amélioration ; sédation de 1'anxiété, disparition des hallucinations et du syndrome discordant. Le diagnostic tend à s'orienter vers la bouffée délirante et la débilité mentale. Mme Jan. sort le 23.12., elle sera suivie en consultation par le Dr. B.

 

Consultation du 23.01.62 :

"... Au cours de l'entretien, elle ne révèle pas de manifestations délirantes mais elle reste apathique avec des réponses qu'il faut arracher, monosyllabiques. En tout cas, le diagnostic de débilité mentale n'apparaît pas du tout à l'entretien de ce jour."

 

Consultation du 27.02.62 :

"Vient en assez bon état. Critique spontanément ses idées délirantes d'autrefois. Elle reste toujours assez taciturne."

 

Le 29 octobre 1962, Mme Jan. est réadmise, se montrant agressive contre son entourage.

Observation du 29.10.62 : Dr. M.

"Très discordante avec rires impulsifs, ne répond pas aux questions posées, détourne la tête et rit sans raison."

 

Certificat de 24 h. Dr. B.

"Présente un syndrome catatonique. Rechute."

 

En comparant les observations, nous pouvons relever une nette variation de la symptomatologie en fonction de l'interlocuteur.

 

Le 02.11.62. Dr. M. : "Beaucoup plus calme; bien meilleur contact. (...) Très délirante : sa soeur l'ensorcelle et la tourmente de connivence avec d'autres personnes de la maison qu'elle habite (...)."

                      Dr. B. : "Apparaît très discordante. À l'occasion de cette rechute, alors que la dernière fois elle paraissait essentiellement délirante, cette fois-ci, on note des fou-rires, des fuites, un comportement baroque, une instabilité psychomotrice, bref, un syndrome catatonique".

 

Le 31.12.62, le Dr. B. relève : "Va mieux, en particulier n'apparaît plus guère schizophrénique lors de l'entretien au bureau médical alors qu'elle garde un comportement nettement catatonique dans le service."

 

Nous analyserons cette adéquation au spectateur avec la présentation de Mme Haf. Grandement améliorée (cf. observation du 31.12.62 et du 23.01.63), Mme Jan. quittera l'asile le 26.01. 63.

 

Troisième admission le 12.9.63 :

Observation de l'interne de garde : "Se plaint d'asthénie, faiblesse dans les membres inférieurs, troubles du sommeil, diarrhées..."

"Avait ressenti en s'asseyant sur une chaise, un courant électrique. On veut l'attirer dans un piège..."

"Hallucinations cénesthésiques dans le bas ventre et les mains."

 "A conscience de sa maladie et vient se soumettre à un traitement : 'je suis malade des nerfs'.

"Délire d'influence chez une schizophrène donnant l'impression d'une légère débilité mentale".

 

Les observations du 13, 14, 16 et 17 septembre font mention :

 

 - d'hallucinations: voit le crucifix chauffé au rouge, des ombres d'hommes aux volets du dortoir, un homme avec un couteau dans le flacon de sérum ;

- d'éléments persécutifs : on attente à ses jours en lui envoyant du gaz dans sa chambre, elle jette toute sa literie par terre pour se défendre contre des agresseurs invisibles etc. ;

- de plaintes somatiques : elle ressent des piqûres à la tête, a mal à l'estomac, aux reins, etc.

 

Le diagnostic est toujours celui de syndrome catatonique : "A vraiment l'aspect de la démence précoce catatonique comme on la décrivait autrefois, voire même un peu dégénératif." (Dr. B.).

 

Sortie le 24.11.63.

 

Une quatrième hospitalisation, le 29.10.64, est effectuée en placement volontaire pour "gros état d'agitation, idées délirantes, hallucinations, cris, pleurs". Mme Jan. s'était mariée en juillet, enceinte de 5 mois. Elle vient d'accoucher. Elle raconte qu'elle était maîtresse dans une école maternelle, puis que, face à Mme S. (autre malade, licenciée en philosophie) elle est devenue philosophe et que maintenant elle compte devenir poète. On conclut à un état d'agitation catatonique alors qu'il semblerait, qu'outre des manifestations délirantes, on soit en présence d'un discours mythomaniaque. "Réaction délirante peut-être à la suite de son accouchement et aspect assez curieux de vantardise qu'on ne peut mettre sur le compte de manifestations délirantes mais qui semblent ressortir à son niveau mental"(Observation du 29.10.64).

 

En août 1969, Mme Jan. est réhospitalisée pour une durée d'un mois pour "état d'excitation psychomotrice avec logorrhée, idées de persécution et d'hostilité de l'entourage."

 

Sixième admission le 24.8.70 :

"Arrive en état d'agitation, incohérente, logorrhéique. Tenue négligée. Par moment, très bruyante, crie après les malades qui passent. Dans la soirée, gifle une malade sans motif".

 

Nuit du 24 au 25.08.70 :

"... Durant la soirée, très bruyante, agitée, mouille sa literie à plusieurs reprises, défait son lit, va de la porte à la fenêtre, nous injurie dès qu'on l'approche, fait des fausses reconnaissances. Craignait qu'on l'empoisonne. Se plaignait de douleurs dans le dos provenant de ses brûlures. Pleurait, son mari étant mort décapité, puis chantait peu de temps après."

 

Observation du 25.08.70 :

"Très agitée et anxieuse, crie à tue-tête, voit du feu, brusquement s'arrête et regarde dans le vide, semble écouter des voix, gifle une infirmière sans motif. Croit qu'on lui veut du mal. Très malpropre, urine à terre et barbouille les murs de ses excréments."

 

Nuit du 25 au 26.08 :

"En début de veille, fait ses besoins au lit et se barbouille d'excréments. A passé une nuit assez calme par la suite, bien que réveillée plusieurs fois".

 

Observation du 26.08. :

"Le matin, mouille souvent le lit et vers midi, elle se barbouille d'excréments. A peur dans sa chambre. Entend des voix d'hommes. L'après-midi, est restée un peu dehors. Plus calme".

 

Les observations ultérieures notent une poussée régulière de l'angoisse, avec des éléments persécutifs, dans la soirée et durant la nuit. Mme Jan. réitère l'affirmation – fausse - de la mort de son mari. Une amélioration, début septembre, va permettre la sortie.

 

Certificat de quinzaine : 07.09.70.

"Ne présente plus cette agitation qu'elle avait à l'admission. Conversation possible. Langage plus cohérent."

 

Après treize ans d'existence psychiatrique, nous retrouvons Mme Jan. avec une personnalité hystérique typique, agrémentée d'accès pseudo-psychotiques, conversion d'apparence psychotique ou psychotisation, bien loin des formes terminales de la schizophrénie décrite par H. Ey ("Manuel de psychiatrie", pp. 582 et 583) :

"Nous pouvons nous borner à décrire seulement trois types de déficits schizophréniques terminaux :

     - Dans un premier groupe de cas, ce qui domine, c'est l'inertie et la régression quasi totale de la vie psychique avec vie végétative et comportement automatique et stéréotypé de type catatonique (stéréotypies, maniérisme, etc.)

     - Dans un deuxième groupe de cas, le tableau clinique est surtout caractérisé par l'incohérence idéo-verbale. Quand le langage est complètement incohérent et que le système de communications verbales est remplacé par un langage complètement autistique, on parle de schizophrénie.

     - Dans un troisième groupe de cas, c'est le délire avec ses expressions et ses comportements bizarres, qui prévaut. Mais il s'agit, dans les formes les plus dégradées d'une sorte de fabulation stéréotypée où l'activité hallucinatoire est remplacée par une sorte de soliloque. Quel que soit le cheminement de la maladie à ce stade, il aboutit à une déchéance profonde".

 

Écarter le groupe des schizophrènes pose directement le problème des bouffées délirantes. Seraient en faveur du diagnostic de bouffées délirantes, la soudaineté du délire, la dramatisation et la brièveté des crises. Ces éléments cependant, ne sauraient faire l'impasse sur l'hypothèse de la nature hystérique des troubles observés.

 

Observation de Mme Haf.,  née le 7 septembre 1894.

 

Mme Haf. fut accusée, à la Libération, d'avoir dénoncé plusieurs personnes à la police allemande. Écrouée le …1945 à la Maison d'arrêt de M., elle est transférée le …1946 à l'hôpital psychiatrique de R. pour observation en vue de déterminer "si les troubles mentaux observés chez l'inculpée étaient authentiques ou simulés".

 

À l'admission, Mme Haf. "paraît déprimée et prétend être condamnée à mort ainsi que ses enfants".

Entretien du 17.01.46

Mme Haf.: "N'êtes-vous pas le monsieur qui se trouvait dans la chapelle de la prison quand le malheur est arrivé. J'étais dans la cellule. J'ai vu un rideau de soie. J'ai cru que c'était l'entrée de l'église. J'ai regardé le rideau de soie et j'ai vu une belle dame, bien habillée. J'ai eu du plaisir et lui ai souri. De ma vie je n'ai vu une si belle dame. Alors j'ai aperçu comme un serpent, quelque chose de tordu. J'ai cru qu'une statue s'était renversée. Alors j'ai vu sur le tissu de soie un petit enfant (Pupele). Alors j'ai touché du doigt le tissu de soie. Depuis le début, je suis condamnée à mort à cause de mes écrits. J'ai dénoncé le maire de F... comme un "Deutchenhasser". J'ai été jugée en novembre 45, je crois. Mes cinq enfants sont condamnés à mort, c'est le juge qui me l'a dit. J'ai été stupéfaite lorsqu'en arrivant au camp de S…, j'ai appris ma condamnation à mort."

 

Observations du 18.01.46

"Dit que la Sainte Vierge lui a révélé dans l'après-midi la mort de son fils. Elle ne l'a pas vue, mais elle l'a entendue, et son esprit a pénétré en elle."

 

19.01.46

"L'inculpée paraît agitée et cherche les issues du dortoir. On se voit obligé de la fixer au lit."

 

22.01.46

"(Mme Haf.) est observée par le médecin au moment où elle reçoit la visite de deux de ses enfants. En les voyant, elle s'écrie : 'Grâce à Dieu, ils sont encore en vie'."

 

25.01.46

"Deux jours après la première séance d'électrochoc, Mme Haf. dit à la religieuse : 'Le juge ne s'est-il pas encore informé de moi ? On va m'arracher les yeux et la langue, on va m'enlever l'estomac. Mon fils a été déchiré par les chiens entre M. et R. (deux villes); je l'ai vu. J'ai vu ma fille suspendue au plafond de ma chambre. J'aurais voulu aller à son secours, mais les portes étaient fermées."

 

28.01.1946

"Après la deuxième séance (d'électrochocs) elle reçoit la visite de son fils qui déclara que sa mère s'est entretenue avec lui d'une façon absolument normale. Lorsqu'après le départ du fils, nous lui demandons si elle croit encore à sa condamnation à mort, elle répond affirmativement avec toutes les apparences de la conviction la plus sincère."

 

31.01.46

"Deux jours après la troisième séance d'électrochoc, elle prétend encore voir sa fille suspendue au plafond. Lorsque pour la mettre à l'épreuve, nous lui déclarons sur un ton sec que nous ne croyons pas un mot de ce qu'elle nous dit, elle nous invite à regarder le plafond et à nous rendre compte nous-même de la réalité de ce qu'elle avance."

 

13.02.46  

"Son fils vient la voir et n'en revient (sic) de tout ce que sa mère lui raconte. Elle lui parle, en effet, du soi-disant message qu'elle aurait reçu du pape. (Le Saint Père lui a annoncé qu'elle serait bientôt acquittée et délivrée)."

 

25.02.46

"Elle déclare qu'au moment de son entrée, elle entendait le juge dire qu'elle était condamnée à mort. Cela se passait au moyen d'un fil électrique agissant sur le cou. Elle n'entendait pas parler, mais on lui envoyait des sensations spéciales dans la gorge, sensations qui lui faisaient comprendre qu'elle était condamnée à mort. Le docteur F. (neuropsychiatre, chef du service où Mme Haf. est internée, et expert chargé de dire si celle-ci est démente aux termes de l'article 64 du C.P.), dit-elle, lui a sauvé la vie, car il avait reçu du tribunal la mission de la mettre à la mort."

 

05.03.46

"Elle menace de frapper le médecin s'il ne la laisse pas sortir de l'asile. Elle accompagne ses propos d'un geste puéril de menace avec une serviette. Dit à sa fille qu'elle va épouser le général de Gaulle".

 

23.03.46   (équipe du Docteur F.)

"Nous profitons d'un moment de calme pour nous entretenir avec la détenue. Nous lui demandons ce qu'elle pense des visions qu'elle nous a relatées le 17.01. Elle nous déclare : 'Oui, j'ai vu tout cela et j'ai encore ici la belle dame. Elle avait un serpent dans la bouche'. On fait part à l'inculpée des accusations qui ont été portées contre elle. Elle déclare d'un ton irrité que la dénommée Ly. a été condamnée pour falsification du lait et que c'est pour cette raison qu'elle a été internée à Schirmeck (camp de concentration), qu'elle n'a jamais dénoncé le dénommé S.L.. Lorsqu'on lui demande si elle a vraiment cru à l'existence au premier étage du quartier d'une chambre de torture, elle répond: 'Alors, vous n'avez pas de chambre de torture au premier étage ? C'est-il bien vrai ?' Puis elle s'agite et pousse de grands cris accompagnés d'une gesticulation impressionnante : 'Je suis Sainte Véronique avec le Saint Suaire. Je vous dis que je suis Sainte Véronique avec le Saint Suaire.' On déclare à l'inculpée que si elle reconnaît avoir simulé des troubles mentaux, il n'en                 résultera pour elle aucune conséquence grave et qu'on n'attend que ses aveux pour la renvoyer chez elle. Dans les jours qui suivent, elle persiste néanmoins à tenir des propos délirants."

 

"L'état physique ne présente aucune anomalie notable, on note tout particulièrement l'absence de tout symptôme d'une affection organique du système nerveux et l'absence d'albumine dans les urines.".

 

 

Les observations amènent le Dr. F. aux conclusions suivantes :

(expertise du 26.03.46) :

  • Les troubles présentés par Mme Haf. ne se laissent ranger que difficilement dans le cadre d'une affection mentale habituellement observée dans un hôpital psychiatrique. Ils n'ont pas le cachet d'une  authenticité absolue."

  • "Le fait qu'ils persistent à une époque où l'inculpée n'a plus aucun intérêt à être considérée comme mentalement troublée et malgré l'assurance, donnée à elle à titre d'épreuve d'une mise en liberté dès son retour à la normale, indique qu'il ne s'agit pas d'une simulation à froid."

    "Les troubles présentés par Mme Haf. comportent une baisse du niveau de la conscience tel qu'on l'observe dans les psychoses réactives de type hystérique. De ce fait, ils recouvrent un caractère d'authenticité et entrent dans le cadre de ces états pathologiques observés de plus en plus fréquemment chez certaines femmes impliquées dans des poursuites pour faits de collaboration. Il semble que l'épreuve morale de l'arrestation et de la détention soit trop forte pour certaines femmes de bonne famille rangée et honnête chez lesquelles l'incarcération n'est pas inscrite comme chez les délinquants de droit commun au programme de l'existence.

    Nous considérons Mme Haf. comme atteinte d'une de ces psychoses réactionnelles à pronostic incertain et nécessitant un internement d'une durée indéterminée."

     

    Il nous paraît intéressant de souligner qu'ainsi donc, à leur origine, les troubles psychiques de Mme Haf. sont soupçonnés être de nature hystérique et avoir été induits par le contexte social et économique. Cependant la représentation qu'a le Dr. F. du champ psychiatrique lui fait sacrifier le processus et la structure hystériques des productions psychotiques au profit d'une approche purement symptomatologique.

     

    Le 08.05.46, Mme Haf. écrit à son fils: "Ich bitte dich herzinnig dass du nach R. (1'hôpital psychiatrique) kommst in das Krankenhaus n° 25, denn ich bitte dich innig, dass ich nach Hause kam nach F. und ich bitte dich von ganzen Herzen grüsse mir unsere Hochwürden den Bischof von Strasburg und frage in ob er wirklich die heilige Veronika vergessen hat, die sich immer noch hier befindet. Er hat mich doch selbst anrufen lassen vor kurzen Zeit. Also bitte kommt zu mir, ich habe keine Lust noch für länger hier zu bleiben. Ich bin deine treue Mutter und ich bin die Tochter des verenigten André de Gaulle die sich nach dir sehnt und der Bischoff von Strassburg weiso über alles bescheid. Also du weisst jetzt was du zu tun hast. Ich möchte dich sobald wie möglich hier sehen, der Bischoff hatte mir versprochen selbst zu mir zu kommen und er soll euch wirklich sein Wort halten."

     

    Observation du 08.08.46 :

    "Demande à la soeur de toucher les draps de son lit et dit : 'C'est De Gaulle qui envoie cette électricité. C'est vous, ma soeur, qui avez fait de la lumière pour lui. De Gaulle m'a dit lui-même que vous lui avez fait de la lumière'. Le Dr. F. diagnostique un délire hallucinatoire. Sortie le 3.10., Mme Haf. est ramenée à l'hôpital psychiatrique le 27, après une tentative de suicide par pendaison."

     

    Observation du 01.02.47 :

    "Parfaitement calme. Rétablissement remarquable de l'autocritique. Parle de son ancien délire et de ses hallucinations comme de faits pathologiques."

     

    Le 20.02.47, elle peut quitter l'hôpital, mais elle sera réadmise en octobre 1959, pour une durée de trois mois, après avoir mis le feu à son lit, se disant être la "Vierge", "Ève" et entendant "la voix de la Sainte Église de Rome". Le Dr. G. conclut à un "pseudo-délire mystique à allure nettement hystérique."

    Mme Haf. sera réhospitalisée en janvier 68, refusant de s'alimenter et de prendre ses médicaments, légèrement désorientée et délirant. "Elle voit tous les jours De Gaulle qui lui parle, 1'injurie et lui promet des supplices : il veut lui faire raser le crâne, la faire martyriser." Le Dr. A., psychiatre, parle de syndrome dépressif avec inhibition psychomotrice, sentiments pénibles et douloureux, idées d'indignité et de culpabilité. Existence d'une activité psychosensorielle à forte résonance anxieuse. Le Dr. S., chargé du service où est actuellement hospitalisée Mme Haf., se refuse à tout diagnostic.

     

    Entretien du 08.09.72 avec le Dr. S. :

    "J'ai eu 78 ans hier. Je suis mariée avec le Général de Gaulle. Il habite à Colombey Notre Dame Deux Églises. Je l'ai épousé à la mairie de Bethléem civilement et religieusement à Jérusalem le 19 mai 1910. J'avais 17 ans et lui 21 ans. Il était officier (...)."

    "Je suis née à Jérusalem. Mon père est né à Paris et il était général : Quentin (ou Fantin ?) Duval. De Gaulle ne peut plus me parler qu'en allemand depuis qu'il a attrapé le typhus en Israël. Il me parle chaque jour. Il sera le saint patron de la France et le président de la 1ère Armée. Son frère est Philippe, amiral de la Flotte Française."

     

    Lors de nos entretiens avec Mme Haf. (1973/74), celle-ci reprenait stéréotypiquement ses thèmes délirants habituels.

     

    - "Je suis Marie-Louis Haf.-Duval, Mon père est le général Duval."

    - "Je suis Maria, mère de Jésus..."

    Le tout ayant un aspect de facticité, de théâtralisme et d'euphorie agressive.

     

    Notons l'apparente non adhérence de Mme Haf. à ses identités successives, d'où cette impression de jeu, d'être joué, ce qui ne manquait pas de poser la question de la simulation.

     

    Le thème ou délire est fonction de l'interlocuteur et c'est le silence ou l'opposition de celui-ci qui déclenche la succession des identités. Au "Mme De Gaulle" certaines infirmières répondaient "Mme Hitler", nommée ainsi agressivement, Mme Haf. finissait par se présenter comme étant Mme Hitler. À nous-même qui la saluions par son nom, elle disait parfois : "Oui, je suis Mme Haf." On peut saisir un travail d'élaboration du personnage identique à celui de l'acteur. "L'identification de l'acteur à son personnage est concertée, mobile, capable de perfectionnements, de mise au point (...). Nous connaissons aussi la silencieuse méditation, la mise au point progressive des symptômes, la variabilité, la mobilité des identifications et des expressions somatiques successives de l'hystérique." ("Hystérie et théâtre" P.C. Racamier, dans "L'Évolution psychiatrique", avril- juin 1962, p. 263).

     

    La position de l'hystérique face à son symptôme est radicalement différente de celle du psychotique. En premier lieu, se pose à nous la question de l'identification de l'hystérique aux personnages qu'il met en scène, se confond-t-il avec ces personnages à son insu? A-t-il conscience de ce je qui s'impose à lui irrésistiblement sous un aspect compulsif ? Il semble y avoir une évaluation quantitative possible de son aliénation en fonction de ces points de référence.

     

    L'hystérique ne peut se distancer de ses expériences, il est agi et se voit jouer, pantin dont quelqu'un d'invisible tire les fils, mais pantin qui peut avoir conscience du théâtre qu'il est et en devenir sujet.

     

    À l'opposé du psychotique, l'hystérique est l'esclave d'autrui, il joue pour autrui et cesse quand le spectateur siffle, ce qu'il veut, c'est faire agir ce dernier. C'est dire que le symptôme hystérique sert une intention inconsciente. "Le sens du symptôme peut être conçu et envisagé de deux manières au point de vue de ses origines et au point de vue de son but ; autrement dit, en considérant, d'une part les impressions et les évènements qui lui ont donné naissance et, d'autre part, l'intention qu'il sert". (Freud, "Introduction à la psychanalyse" p. 265). C'est cette intention inconsciente, ce sens du symptôme qui précisément est exclu de la psychose, tout au plus pouvons nous nous référer à une origine plus ou moins mythique : la scène primitive dans "1'homme aux loups", l'agression par les policiers dans le délire ornithologique cité en exemple par Leclaire.

     

    Il ne saurait être question de théâtre ou de jeu chez le psychotique. "Ce qui est perdu (chez le psychotique), c'est l'instance, quelle qu'elle soit, capable en critiquant l'hallucination donnée comme primitive, c'est-à-dire chez Schreber, la Nervensprache elle-même, de la constituer en fantaisie, sur l'autre scène, où elle peut librement être sans être (…). (Schreber) ne peut pas prendre vis à vis de ce discours (hallucinatoire) la distance qui laisserait une place à la fantaisie aux dépens du fantastique." (0. Mannoni, "Schreber als Schreiber", dans "Clefs pour l'imaginaire", p. 97).

     

    C'est ce qu'illustre la présentation par Freud d'une jeune schizophrène de Tausk dans son texte "L'inconscient". Une jeune fille se lamente que "ses yeux ne sont pas comme il faut, ils sont tournés de travers", raconte que son bien-aimé est un hypocrite, un tourneur d'yeux, il lui a tourné les yeux..." Debout à l'église, elle ressent une secousse, "elle doit changer de position, comme si quelqu'un la changeait de position, comme si elle était changée de position". Cette hallucination est référée à une nouvelle série de reproches contre le bien-aimé, "qui est ordinaire, qui l'a rendue ordinaire, elle qui était de bonne famille. Il l'a rendue semblable à lui (...). Il a donné le change, elle est maintenant comme lui (identification), il l'a changée".

     

    Freud note qu'une hystérique aurait, "dans le premier cas, tourné les yeux convulsivement, dans le second cas exécuté réellement le mouvement de secousse au lieu d'en sentir l'impulsion ou d'en éprouver la sensation". Dans le même article, Freud souligne qu'à la différence du névrosé qui dispose  comme moyens de protection des défenses secondaires, le psychotique se trouve directement sans intermédiaire, face à l'inconscient. Ainsi le cas d'un schizophrène auquel, en mettant ses chaussettes, venait l'idée "qu'il devait en écarter les mailles, donc les trous, et chaque trou était pour lui le symbole de l'ouverture du sexe de la femme". Chez un obsessionnel ayant un symptôme identique, un sens identique n'apparut qu'après la levée des résistances.

     

    Tant chez Mme Jan. que chez Mme Haf., les épisodes hallucinatoires et les éléments délirants renvoient à une problématique oedipienne centrée sur l'angoisse et la castration dont ils sont autant de dramatisations. D'où cette ambiance très particulière, quelque peu exhibitionniste, notée Par Follin            ("L' Évolution psychiatrique", avril-juin 1961, p. 268) : "Il s'agit bien, en effet, finalement d'un scénario vécu avec une tonalité dramatique dans une atmosphère crépusculaire et tributaire des situations où, dans son expression théâtrale, la personne se joue des rôles multiples, aménageant 1'angoisse d'une dépersonnalisation plus profonde, et quêtant dans le dédoublement dont elle est l'acteur et spectateur, l'ouverture d'un dialogue avec l'autre, et la reconnaissance de soi par l'interlocuteur.".

     

    Il y a indéniablement dans l'hystérie des degrés dans la conscience ou l'inconscience de son jeu, mais le psychotique, lui, ne joue pas, tout se passe au niveau du langage tombé dans le réel.

    Considérer l'hystérie à symptomatologie (d'apparence psychotique) comme entité clinique autonome et intermédiaire entre la névrose hystérique et la psychose, signifie réponse leurrante à un travestissement du moi, à un repérage du désir de l'hystérique dans un système culturel et idéologique donné. C'est ce système qu'il convient d'analyser pour voir comment et pourquoi est produit ce mode de conversion.

     


    CHAPITRE II :

     

    LA PSYCHOTISATION INSTITUTIONNELLE

     

    Il va s'agir pour nous de repérer dans un certain nombre d'observations, ce phénomène qui fait considérer comme psychotiques certains symptômes névrotiques et plus particulièrement hystériques. Nous verrons que cette psychotisation est l'expression d'une demande institutionnelle, voire même sociale, de ségrégation amenant à l'exclusion rationalisée du fou.

     

    Observation de Mme Sou.

     

    Mme Sou., femme d'une quarantaine d'années, jolie, soignée, mariée à un mineur, ayant travaillé jusqu'à l'âge de 25 ans comme vendeuse (des crises d'épilepsie l'ont obligée à s'arrêter) est admise à l'hôpital psychiatrique le 20.05.74 (1ère admission) pour "état psychotique avec ébauche d'idées délirantes, état confusionnel, hallucinations : audiovisuelles, gustatives et olfactives."

     

    Le diagnostic, conservé en début de séjour, s'est élaboré et maintenu en référence à quatre séries de faits :

     

    1) une problématique en rapport avec les WC et les odeurs nauséabondes s'en dégageant.

    Mme Sou., le 20.05.74

    "... les WC, ils m'embêtent, je ne sais pas qui c'est, il y a peut-être quelqu'un qui me veut du mal. Ils ne lavent pas la cuvette, ou bien l'eau sort par en haut. Il y a de mauvaises odeurs dans toute la maison." Elle dit utiliser beaucoup d'eau de Cologne pour venir à bout de ces odeurs."(…) le WC ne va pas bien. On ne devrait pas avoir ces WC. Le WC déborde de temps en temps, l'eau remonte et s'infiltre dans les chambres..."

     

    Le 24.05.74  

    "... Il y a des odeurs de merde. Ça me dégoûte et je ne mange pas. Peut-être que ce sont les enfants qui font des choses dans les WC."

     

    2) des éléments persécutifs.

    Mme Sou., le 20.05.74  

    "... on raconte qu'on veut m'empoisonner",

    Le 21.05.74  

    "... toujours dans les crises (de colère), je crois qu'on me fait du mal, mais même après. Il y a quelque chose peut-être qui se trame. Je crois qu'on me fait du mal, mais je ne sais pas qui."

    Question de l'interne : "Comment comprenez-vous ça ? Y a-t-il une raison pour qu'on s'en prenne à vous ?"

    Réponse : "Je n'ai pas d'ennemis, je pense qu'on veut me faire rire..."

     

    3) Le port constant de lunettes de soleil pour "fortifier le cerveau" :

    "Un nerf est attaqué", dit Mme Sou.

    Le comportement et les explications afférentes sont considérées comme délirants.

     

    4) Semblent venir confirmer ultérieurement la psychose, des hallucinations évoquées par Mme Sou. :

    Le 24.05.74 : "... Souvent, j'ouvre la porte, je crois qu'on m'appelle : 'Colette' (son prénom). J'entends aussi : 'dans cette maison il y a toujours de la saleté', j'entends dire 'putain'. Tout ça peut provenir du mal fonctionnement du cerveau."

    De là, les conclusions de l'interne (21.05.74) :

    "Psychose-Comitialité".

    "Atmosphère persécutive très floue avec, semble-t-il des hallucinations, mais très réticente là-dessus - olfactives, auditives)."

    "Délire chronique de persécution se greffant sur comitialité".

     

    Les entretiens faisant suite au certificat de 24 h. ("idées délirantes de persécution, mécanisme hallucinatoire se greffant depuis quelques années sur comitialité"), vont nous permettre d'établir la nature névrotique desdits symptômes psychotiques de Mme Sou.

     

    Nous pouvons noter :

     

    1) La référence constante à un traumatisme sexuel :

     Il en est déjà fait mention dans les entretiens du 21.05.1974.

    Mme Sou. : "... Depuis que j'étais petite fille, je suis malade, il y a quelqu'un qui voulait me mettre le doigt (dans le vagin)..."

    "... Je n'ai pas eu d'enfants, c'est par maladie d'enfance, j'ai eu de la malchance, on a joué quand j'étais petite fille, j'ai mis le  doigt dedans et puis j'ai été malade. Quand on a ça, ça fait un effet sur la personne".

     

           Le 24.05.74, elle parle de "fausses couches à cause du doigt".

     

    2) Une "belle indifférence" lors des entretiens.

    Le 21.05.74, 1'interne relève :

    "... répond aux questions avec une mimique souriante, mais inchangés quel que soit le thème abordé..."

     

    3)  Des crises hystériques.

     Le 24.05.74, Mme Sou. :

    "Ce sont des crises de méchanceté ; je parle pour moi, je crie, je casse tout, je vais à la police. Quand ces crises sont passées, je pense que tout ça, c'est faux".

     

    4)  Des éléments mythomaniaques.

    Le 24.05.74, Mme Sou. :

    "Il y a cinq ans, j'ai fait une dépression nerveuse (depuis cette 'dépression', elle n'a plus de relations sexuelles). Je racontais des choses, c'était incroyable. Que j'étais une garce... J'ai aussi raconté que j'étais une sainte et puis des diables et tout ça ..."

    "... je racontais des histoires, j'étais une grande dame, puis on est devenu pauvre, je n'ai plus rien à manger. Jeune, j'étais très sensible, je pleurais des journées entières..."

    "Nous dit avoir acheté à 32 ans un livre médical : 'j'ai raconté toutes ces choses, j'ai appris le cerveau. J'avais toutes les maladies qui étaient dans le livre'."

     

    5)  Des éléments phobiques.

    Le 24.05.74, Mme Sou. nous fait part de sa peur de sortir le soir. "J'ai peur que quelqu'un me tape sur la tête. Je ne sais pas pourquoi... quelqu'un par derrière qui me veut du mal. Surtout le soir, j'ai peur. Si j'entends un pas, je rentre tout de suite." 

    6) L'intentionnalité et la réalité du discours relatif aux WC et aux odeurs nauséabondes.

          Le 25.05.74, le mari de Mme Sou., nous dit :

    "Elle met un rouleau de papier dans le WC, tire la chasse d'eau jusqu'à ce que ça déborde puis proteste: 'pourquoi me fait-on ça ?'."

    Ce comportement serait en relation avec une demande de changement de logement.

     

    7)  L'absence de manifestations psychotiques authentiques.

    (certificat de quinzaine, 03.06.74).

    Un Rorschach en date du 25.09.74 vient confirmer cette analyse (cf Rorschach en annexe).

     

    Nous pouvons réinterpréter les 4 faisceaux d'indices ayant servi de base au diagnostic de psychose. Le discours dit "délirant", relatif aux WC, de même que le "délire chronique de persécution" apparaissent comme des manifestations classiques d'une structure hystéro-phobique. Dans ce contexte, les yeux semblent être devenus chez Mme Sou. un point privilégié pour la matérialisation d'une certaine angoisse, angoisse à mettre en relation avec un sentiment de culpabilité s'exprimant tant par le mythe de l'attouchement que par les pseudo-hallucinations hystériques.

     

    L'intérêt de cette observation ne tient pas à sa singularité, mais réside dans le fait qu'elle illustre le glissement systématique dans le diagnostic psychiatrique, sous certaines conditions, de l'hystérie (et de la névrose en général) vers la psychose.

     

    Observation de Mr. El. Francis

     

    M. El. est admis pour la première fois à l'Hôpital Psychiatrique de R. le 24.07.74. en provenance du service de psychiatrie d'un hôpital général, avec un certificat d'admission parlant d'un "état de santé mentale nécessitant son hospitalisation à l'Hôpital psychiatrique de R. en placement volontaire", sans qu'il y soit fait mention d'aucun diagnostic.

     

    Entretien du 25.07.74

    Brun de cheveux, chevelure lisse, teint mat. De petite taille, assez mince, l'air juvénile. Yeux un peu globuleux, évitant de rencontrer le regard de l'autre, il serre très mollement la main. Un peu instable sur sa chaise quand il parle. "Chez moi, c'est les nerfs qui marchent plus. J'ai toujours été assez nerveux. Il est difficile d'expliquer ce que je ressens. Des petites dépressions, comme ça, mais... C'est pas que ça vienne tout seul, mais des fois, ouais... Je sais pas. Je peux pas vous l'expliquer..."

    "... Ben, je suis nerveux ...."

    "Avant d'être en traitement, il y a deux mois, je me levais au moins vingt fois la nuit. Des insomnies quoi... De temps en temps des cauchemars... Des angoisses, si, si'."

    "Angoissé, parce que je me sentais menacé, mais il ne me venait pas à l'idée d'où venait la menace. J'ai étudié un peu la médecine, pour moi-même, et je sais que je suis neurasthénique, névrosé quoi, et que ça vient de l'intestin: j'ai les intestins fragiles. Une intoxication quoi. Je n'en suis pas sûr. Je ne suis pas médecin. Je ne peux pas vous dire, pas vous expliquer."

    "Je me sentais triste, mélancolique je crois (a depuis plusieurs années un Larousse médical).

    Dit être attiré pour les mêmes raisons par les professions de santé : "J'ai toujours été intéressé par la santé. Oui, oui, c'est ça."

    "On m'a mis ici. Je me demande pourquoi."

    "On m'a mis ici dans le service S. (service psychiatrique d'où il a été transféré), je me demande pourquoi, j'étais pas d'accord."

    "J'ai été une fois chez un psychiatre. On m'y a envoyé comme ça. J'étais pas d'accord. J'y ai été parce que je savais que j'avais quelque chose après les nerfs."

    "Je me connais des ennemis qui m'en veulent, mais je ne peux pas en parler, c'est secret. C'est des choses qui ne se disent pas. C'est pas convenable. Ça touche à la famille, mais également d'autres gens. Ça ne se dit pas, ça. Ils savent très bien que je suis malade des nerfs. "

    ….

    "M'anéantir je ne pense pas. Ça ne se fait pas, des choses pareilles. Non, je ne pense pas qu'ils le feraient. Je ne vois pas pourquoi ils s'attaquent à moi. Je ne pense pas. Je n'ai pas le droit de dire si j'occupe une position particulière".

     

    Mr. El. semble ici particulièrement sensible, à la force suggestive des questions qui lui sont posées.

     

    Curriculum Vitae :

    Son père s'est suicidé en 1955 (Francis avait 3 ans). Il était coiffeur. Il a été hospitalisé en milieu psychiatrique.

    Sa mère, 46 ans, s'est remariée en 1958. Elle s'occupe du ménage.

    Francis a une soeur du premier lit.

    "Il y a encore 3 frères et 2 soeurs du deuxième père, mais ça, ça ne me regarde pas. J'ai admis le remariage de ma mère, mais c'est pas mes affaires, ça... Bien sûr, je vais avec eux."

     

    Enfance :

    "Ça marchait. Je ne peux pas dire que ça marchait pas. Une vie comme les autres. J'étais un gosse nerveux. Je dormais mal. Quelques cauchemars. Pas d'énurésie. De petites colères, dépressions... du point de vue médecine, c'est dépression."

     

    Études et professions :

    Dans le primaire, "j'arrivais à suivre, quoi. J'étais un peu solitaire. Pas beaucoup de copains, non. Calme. Je me taisais, quoi. Moyen."

    A passé le C.E.P.E. à 14 ans.

    A fait 3 ans d'apprentissage d'ajusteur-monteur. À 17 ans, il rate le C.A.P. pour la pratique. "C'est les nerfs, j'avais peur de passer 1'examen."

    Ensuite, Mr. El. a travaillé un an comme ajusteur. Cet emploi ne le satisfaisant pas, "c'est trop dur", il se fait embaucher dans un hôpital en qualité de garçon de salle. Il ne suit pas les cours d'aide-soignant : "ça ne m'a jamais intéressé, au point de vue personnel."

    "La médecine, ça ne m'intéresse pas. Je fais ça, en plus, du côté instruction. Ce qui m'intéresse, je peux pas le faire. Dans l'armée, j'ai été réformé après deux mois et demi. Ça m'intéressait pas. J'ai voulu me suicider, quoi. On m'a mis en psychiatrie à R., 15 jours, et on m'a renvoyé chez moi, réformé définitif : 'caractère très borné, et avec les nerfs…"

    "Ce qui m'intéresse, je peux pas le faire. C'était l'armée de l'air, le pilotage, j'aurais voulu être aviateur. J'ai toujours voulu. Ça m'intéresse, c'est tout."

     

    Activité sexuelle

    "Pas d'activité sexuelle. C'est pas que ça me tracasse, mais ouais, c'est ça, comme vous dites, je me sens gêné devant les femmes. J'ai toujours eu envie d'en connaître, mais je me sens incapable..."

    -

    Masturbation ?

    "Comment ? Oui, oui

    En pensant à des femmes ?

    "Non, pas directement, en pensant à rien... Non, ça ne me pose pas de problèmes".

    Loisirs :

    - ne va pas aux bals.

    - sports? "Avec moi-même, vélo, marche."

    Vie familiale :

    "Des fois, ça va, des fois pas. On m'a toujours considéré comme un peu malade des nerfs : mes parents, mes grands-parents maternels, les parents de mon père qui s'est suicidé, paternels plutôt. Ils (grands-parents paternels) se sont beaucoup intéressés à moi, bien sûr. Je me comprenais mieux avec eux qu'avec mes parents. J'tais un peu leur préféré. Je me confiais plus volontiers à eux qu'à mes parents. Avec eux, j'étais à l'aise ... "

    "Des fois mésentente ... avec mes parents. Avec mes parents, et mes grands- parents aussi des fois, ça arrive. Des fois, de la jalousie... ouais, mais ça se dit pas... des fois envers moi-même, je me supporte pas moi-même. Je ne suis pas dans mon assiette quoi. Cris, bagarres."

     

    Mr. El. parle de mésentente familiale. "J'ai déjà raconté que je veux me suicider ou tuer... mais c'est pour leur faire peur, pour...qu'ils arrêtent le cirque, le cirque qu'ils font ."

    - Quel cirque ?

    "Je sais pas".

    "Ça m'embête quand même de rester seul. C'est difficile. À C... je ne connais personne. Je fais mon boulot. Je ne me suis pas fait des copains..."

    "Je suis plutôt ordonné, méticuleux".

     

    Mr. El. collectionne des bouquins sur la guerre, des jouets militaires, camions militaires, maquettes d'avions. Il lit beaucoup, histoires de guerre, livres instructifs (Larousse, astronomie," parce que ça m'intéresse").

     

    Quand pensez-vous à la mort ?

    "Je ne sais pas. J'y pense, c'est tout. Ma vie n'intéresse personne."

     

     

    Le 26.07.74, certificat de 24 h.

    A présenté des réactions d'allure caractérielle, passagères, en rapport avec un conflit névrotique profond et ancien, développé sur le mode phobique et sur le mode obsessionnel (...). Internement non justifié.

     

    Entretien du 26.07.74 :

    Poignée de main évitante, regard évitant, tics de reniflement, des sourcils, de la bouche.

    "Ça m'est difficile de parler sans question. J'entre assez difficilement en conversation. Ça dépend bien sûr des questions qu'on me pose, et qui me les pose. Enfant, j'étais toujours gêné quand le maître me parlait. Il m'arrivait même, sachant la réponse, de ne pas répondre car j'étais intimidé. J'ai toujours une gêne sur moi. Dans certaines situations, cette gêne est plus importante : grands magasins. Je préfère les petits magasins isolés. J'aime pas parler. (...)."

     

    Mr. El. se dit sensible à l'opinion que l'on peut avoir sur son travail et désire que ses chefs soient satisfaits et a "toujours peur qu'ils ne le soient pas. Même s'ils le sont, moi je ne le suis pas toujours".

    "Oui, il y a eu une petite dispute. Mais je ne ferais pas de mal à personne. J'ai peut-être proféré des menaces de mort contre mon beau- père, mais ce sont des paroles dans un sens. C'est des affaires de famille. Je me laisse pas, comme on dit, marcher sur les pieds. "

     

    Entretien du 29.07.74

    Mr. El. a passé son week-end en famille. Il est revenu, se plaignant de douleurs abdominales du côté gauche". L'interne de garde n'a rien décelé. "Sans médicaments, je me sens moins à l'aise, plus nerveux. C'est difficile à exprimer. Avec les médicaments je trouvais que ça allait mieux."

    "Je ne suis pas resté beaucoup à la maison. Je me suis beaucoup promené, seul dans les bois (...). Je n'ai pas beaucoup parlé, moins encore que d'habitude. Ça dépend de quoi on parle."

    "Ah oui, je connais les lois des médecins, les médecins ne doivent pas abuser. Il y a des gens qui s'offrent à la médecine, qui se font peut-être passer pour des fous..."

    Sorti le 03.08.74, Mr. El. est réhospitalisé le 20.09.74.

     

    Certificat d'admission

     "(...) présente à nouveau un accès délirant avec dangerosité vis-à-vis de son entourage et de lui-même".

     

    Entretien du 20.09.74

    "Ces derniers temps, ça allait assez mal au point de vue santé. Des douleurs partout. Je pensais que c'étaient les nerfs qui me tiraient parce que j'ai une trop forte tension nerveuse (...)."

  • À quoi, ça vous a amené, ces douleurs ?

    "Ah... au suicide... Non, mais le problème chez moi, si je me suicidais, ce serait à cause de ma santé. C'est surtout ça qui me tracasse. Je me sens pas à l'aise, si j'aurais pas la douleur, ça serait peut-être mieux... Enfin, je voulais le faire, mais c'est un peu risqué de faire une bêtise comme ça. Je voulais acheter une arme pour le faire. Je ne l'ai pas encore achetée. J'en avais une, on me 1'a confisquée à la maison..."

    "Je suis, depuis ma sortie, allé voir un psychiatre, dans le service du Docteur S. : la première fois (début août) il m'a prescrit... les mêmes que ceux-là (les siens posés sur le bureau). Du Artane, du Tranxène, et puis du Haldol. Hier matin, je suis allé le voir pour la deuxième fois parce que je ressentais des douleurs à des points fixes : aux intestins en bas, à gauche - on m'avait dit que c'était nerveux - à l'estomac, en profondeur et derrière. C'est tout. Je lui ai dit que si ça n'allait pas mieux, je me suiciderais, s'il n'y avait plus rien à faire. On (le psychiatre) m'a dit alors de rester dans le service, qu'on m'enverrait à R. (hôpital psychiatrique) et qu'ensuite on me reprendrait."

     

    Certificat de 24 h. -  le 23.09.74

    "Troubles du comportement en relation avec une polynévrose : grave inhibitions, impulsions, amnésie de reconnaissance devant certains faits particulièrement prégnants sur le plan affectif".

     

    Mr. El. est considéré par les psychiatres du service psychiatrique d'où il vient, comme psychotique.

     

    Le 20.09.74, entretien téléphonique avec un interne de ce service :

     "... Il (Mr. El.) menaçait sa famille et lui-même. C'est un schizophrène très ambivalent avec un délire paranoïde. Avant hier, il est venu me voir, assez déprimé, parlant de suicide et de meurtre. Je lui ai donné Haldol et tranquillisants. Le lendemain, son père me l'a ramené car il avait des balles sur lui et parlait d'acheter, ou disait avoir acheté, un fusil. Il ne l'avait pas acheté en fait. On l'a cherché chez lui et on 1'a envoyé chez vous, le jugeant dangereux, surtout pour lui-même. Il n'était pas d'accord. On n'a pas de place. On l'a persuadé avec une seringue."

     

    Analyse clinique des entretiens :

     -L'ensemble du comportement de Mr. El. traduit une forte asthénie névrotique constellée de préoccupations hypocondriaques de type névrotique avec des symptômes de conversion somatique.

    - Dépression hystérique traduisant la déception face à la distance séparant le corps de l'image spéculaire.

    - Recherche d'un statut dans une identification à l'image du "malade des nerfs" introduite par la famille.

    - Forte suggestibilité à replacer dans le cadre de la déception imaginaire à occulter.

    - Éléments phobiques, difficultés relationnelles avec repli sur soi, activités auto-érotiques, idées de suicide.

    - Forte agressivité réprimée avec des explosions soudaines sous forme de crises.

     

    Rorschach en annexe.

     

    Les certificats d'admission et l'entretien téléphonique du 20.09.74, nous permettent d'entrevoir le jeu de l'angoisse des psychiatres à l'origine de l'hospitalisation dans l'occultation réifiante de Mr. El.. Face à un possible suicide ou meurtre, il faut donc prendre des mesures de protection; comment enfermer contre sa volonté ce jeune homme timide, effacé... rien du psychopathe ??? Il s'agit alors et d'amplifier le risque et d'invalider au maximum la personne concernée. Un schizophrène à délire paranoïde est, dans la culture psychiatrique, réputé dangereux; en outre, sa volonté, ses demandes ne signifient plus rien puisqu'il est fou, on peut décider à sa place. Par contre, enfermer de force un névrosé, quelqu'un qui n'est pas dément, relève trop ouvertement de l'action policière et pose le problème de la signification des menaces de suicide, de meurtre. L'angoisse subsiste.

     

    Observation de Mme Ad.

     

    Mme Ad., née en 1921, est admise pour la première fois à l'hôpital psychiatrique en juin 1959; " Depuis 8 jours, elle se plaignait que les voisins parlent d'elle. Brusquement, le 28 juin au soir, alors qu'elle était en train de lire, elle regarde le mari et lui crie: 'tu es le Dr. X..., tu vas me guérir.' Elle se lève brusquement, s'approche du berceau de son plus jeune enfant et s'apprête à lui crever les yeux. Son deuxième enfant entre dans la pièce, elle se précipite vers lui et tente de l'étrangler. Croit que son mari l'a ensorcelée et qu'on veut l'empoisonner."

     

    Sortie en août 1959, elle est réadmise pour un mois en août après un conflit avec son mari.

     

    Sa troisième admission en septembre se fera à la suite d'une exhibition : "Dimanche, elle s'est habillée de bonne heure, sans rien mettre en dessous, et tout à coup s'est retroussée devant tout le monde jusqu'au nombril."

     

    Depuis 1965, plusieurs fois chaque année, Mme Ad. est hospitalisée après des disputes avec son mari. Lors de nos entretiens (1973-74) Mme Ad. abordait régulièrement de façon stéréotypée, et sur un mode théâtral, les problèmes conjugaux nés de sa vie avec un mari buveur, jaloux, intolérant et ne la satisfaisant pas sexuellement. À chaque entretien, elle nous demande de l'emmener ou de lui trouver un homme. Ses provocations l'amenaient fréquemment à relever sa robe jusqu'au nombril. Notre examen psychologique (03.12.73) a permis de mettre en évidence une structure hystérique avec une thématique à dominante sexuelle. Un premier examen fait en 1967, avait conclu à "une structure de la famille hystéro-paranoïde" (sic).

     

    De 1959 à 1972 (16 admissions) Mme Ad. est considérée comme psychotique : bouffée délirante, psychose hallucinatoire chronique, syndrome paranoïde, syndrome discordant, schizophrénie.

     

    Un des éléments constants de cette psychotisation semble être la traduction du 'on ne m'aime pas" hystérique en délire de persécution.

     

    Mme Ad., le 26.09.72

    Les cheveux sont teints et permanentés. Lunettes de myope. Dents en avant.

     

    "Avec mon mari, c'était pas si grave que ça. Bâille, gémit: "Plutôt mourir que rester comme ça. Aidez-moi à m'allonger et à aller au lit."

    Négativiste et réticente en ce qui concerne les conditions de l'admission.

    "Si je raconte des choses sur les gens qui sont dans la maison, on dit que c'est quand même pas vrai. On ne me croira pas."

    "Ils me cherchent à nuire. Il me semble qu'ils me veulent du mal, qu'ils sont contre moi. Il y a des choses qu'on ne peut même pas dire et raconter parce qu'on ne me croira pas."

    "Non, je ne crois pas que mon mari veuille profiter de mes filles en mon absence : à ce point il n'est quand même pas. Ni pour avoir une amie..."

    "Je ne sais moi-même pas s'ils (voisins) m'ont rendue malade par leur influence."

    Traitement: Largactil, Haloperidol.

     

    Mme Ad., le 30.09.72  

    Imprégnée par les neuroleptiques. Allusive et fuyante.

    "Mon mari doit être heureux sans moi, avec les gosses."

    "On devrait choisir les gens qu'on loge dans les H.L.M." "Croyez-vous qu'il nous voudra encore ? (mes enfants et moi)."

    "Si, le mari, des fois, boit un peu, quand il rentre, il est méchant. Il boit de temps en temps, pas comme tout le monde, mais il boit du vin méchant (böse Wein). "

    Traitement : Seresta, Mogadon.

     

    Une évolution du diagnostic marque ces deux entretiens :

    29.06.72 : "Manie atypique survenant sur une schizophrénie ancienne jusqu'à présent stabilisée".

    30.09.72 : "Anecdotisme puéril d'allure très hystérique. Vécu prêtant à autrui un jugement qui reflète l'auto-dépréciation du sujet plus que le délire de persécution."

     

    Le diagnostic de névrose hystérique va être confirmé lors des admissions ultérieures.

     

    Mme Ad., le 09.11.72

    "Ecoutez, on avait de la dispute, et après il (le mari) a cherché le docteur, et moi je ne le savais pas ..."

    "Il y a des disputes dans tous les ménages, et pour cela on ne cherche pas le docteur. Je ne voudrais pas rester à l'hôpital, mais pourtant, chez moi, je me sens pas chez moi. Mais autant rester près de sa famille que dans les hôpitaux ..."

    "Si mon mari est nerveux, qu'il se soigne. Il est brutal. Je le savais avant le mariage. Je croyais qu'il changerait, mais il n'a pas changé. Moi je suis une pauvre femme. Quand je suis dans le besoin, il ne m'a jamais dit un mot aimable. Il me dit qu'il ne peut pas me voir..."

    "Dans la vie, dans la ville (sic), il faut quelqu'un à qui parler. Je ne suis pas tellement sauvage. Dans le temps, je sortais avec mon mari: depuis, ça ne va plus très bien..."

    "Je trouve que je n'ai plus personne. Il faut tout de même avoir quelqu'un dans la vie..."

     

    Mme Ad., le 13.11.72

    "Moi, je trouve que je suis une faible femme. Moi, je n'ai pas une belle vie. Vous qui êtes docteur, vous pouvez pas m'aider, me dire ce que je dois faire, me donner un conseil."

    "Moi, je tiens à la vie de famille. C'est peut-être parce que je ne travaille pas (dehors) qu'on ne m'aide pas. Je tomberai en loques si ça dure comme ça la vie. Je crois qu'on est sur terre pour vivre un peu mieux que ça, vous croyez pas..."

    "Je n'ai jamais de plaisir dans la vie. Rien ne va dans ma vie".

     

    Ce sont des propos identiques qui ont amené en juillet 67 au diagnostic de syndrome paranoïde.

     

    Mme Ad., le 25.07.67

    "Vous croyez que je change de nouveau, que je deviens comme tout le monde... Moi, je ne peux pas changer, je trouve. Je deviens une pauvre fille...; je ne sais même plus ce que je parle ... Chez moi dans la maison, je ne peux plus vivre, mon mari ne peut plus vivre avec moi... C'est ma mère qui m'a mise ici. Elle dit que je l'ai tapée. Maintenant je suis anormale en tout... Je ne peux plus rien dire parce que je ne sais rien... Je crois que plus personne ne peut m'aider..."

     

    Intervient aussi dans cette incommunicabilité, un fossé culturel et linguistique (Mme Ad. parlant habituellement le dialecte alsacien), fossé dont la méconnaissance n'est pas sans conséquences.

     

    Une véritable idéologie aspirant (au sens ménager du terme : aspirateur) vers la psychose, se révèle. Ainsi, interpréter le comportement exhibitionniste (juin 61) de Mme Ad. comme "un désordre du comportement semblant relever d'une injonction hallucinatoire" est une extrapolation intrinsèquement produite par le discours de psychose dans lequel celle-ci est enferrée depuis sa première hospitalisation.

     

     Relève du même processus, la traduction littérale de l'expression germanique "Einen Vogel im Kopf haben" qui est une image populaire de la folie. Le 11.07.67, le mari de Mme Ad., parlant de sa femme : "elle divaguait un peu, elle s'imaginait avoir un oiseau dans la tête et voulait qu'on le lui sorte (...)."

     

    Peu nous importe qui a, à ce point, forcé le sens de cette métaphore, significative en est la trace écrite dans un dossier médical.

     

    Observation de Mme Jan.

    (cf. le paragraphe sur la conversion d'apparence psychotique)

     

    Dans l'histoire asilaire de Mme Jan., nous pouvons relever - à propos de sa crainte du feu - et cela, d'une manière particulièrement significative, une distorsion de ses propos, aboutissant à une nette suppression de sa qualité de sujet par la substitution à sa parole d'un discours psychiatrique psychotisant.

     

    Notons l'observation du 26.11.62 :

    (Mme Jan.) "Reste bien schizophrénique, ainsi, dit que sa petite soeur est un diable (petite soeur qu'elle aime beaucoup et qu'elle a gâtée et qui semble faire sa puberté) et elle craint ainsi que cette soeur ne mette le feu à la maison, c'est-à-dire que le symbole diable que tout le monde emploie pour qualifier un enfant un peu pénible, devient réel et le diable, on le sait, dans l'imaginaire populaire manie le feu, Ceci est très caractéristique de la pensée schizophrénique : le symbole devient réalité (...)."

     

    Cette peur d'un incendie est plutôt à mettre en relation avec un événement réel, Mme Jan. : "Depuis que ça a brûlé, quand on habitait à B., quand j'étais malade au pavillon 12, je craignais que ça brûle, c'étaient des idées que le pavillon brûle. Maintenant c'est fini : je regarde avant de me coucher, mais c'est tout, Je ne me relève pas pour vérifier." Par ailleurs, l'expression "mettre le feu" peut aussi être entendue comme étant une métaphore.

     

    Quant à sa soeur, elle ne semble pas 1' "aimer" tant que c'est affirmé dans l'observation du 26.11.62.

    2.11.62 : "(...) Sa soeur l'ensorcelle et la tourmente, de connivence avec d'autres personnes de la maison qu'elle habite (...)."

    26.1.63 : "(...) fait (Mme Jan.) part de son intolérance vis-à-vis de la féminité qui s'affirme chez sa soeur, joue les vieilles filles prudes."

    21.4.63 : "Fait état de conflits avec sa soeur qui rentre toujours tard le soir (...)."

     

    Le discours que tient Mme Jan. le 26.11.62, semble donc être davantage phobique que délirant. Et la négation de la dimension symbolique  du "diable" dont celle-ci qualifie sa soeur, est l'expression d'un discours psychiatrique psychotisant et réificateur.

     

     

    Mme Jan.                    sœur                 =           diable (métaphore)

                                       (actant)

                                                                        incendie

     

    Délire                          soeur               =             diable réel                           incendie

                                                                         (actant)

     

     

    Rien d'ailleurs dans l'évolution du comportement de Mme Jan. ne vient confirmer la présence d'un délire psychotique.

     

     Rappelons l'observation du  31.12.62

     "Va mieux, en particulier, n'apparaît plus guère schizophrène lors de l'entretien au bureau médical, alors qu'elle garde un comportement nettement catatonique dans le service (...). Ne peut plus être considérée comme délirante. On a l'impression que le syndrome psychotique délirant s'est en quelque sorte détaché, mais laisse d'énormes problèmes névrotiques."

     

    Nous avons aussi l'observation du 23.01.63  disant : "(…) La figure schizophrénique s'est estompée et laisse le fond qu'on pourrait qualifier de délité vaniteuse."

     

    Pourquoi s'étonner de la disparition d'un délire qui n'a jamais existé que dans l'imaginaire d'un psychiatre !

     

    Dans les observations précédentes, nous pouvons voir à l'oeuvre une psychotisation de symptômes n'ayant en rien une apparence psychotique. Un signe est pourvu d'une autonomie lui permettant de se maintenir, indépendamment de l'expérience dont il est censé rendre compte. À n'en point douter, ce processus de psychotisation trouvera son acmé face à une symptomatologie d'apparence psychotique. Il n'y aura qu'à se laisser duper, ou scotomiser le visible. L'hystérique tend, en quelque sorte, la perche... Ce qui est remarquable dans l'observation suivante,

     


  • Mme Ki.

     

    Cette dame, née en août 1919, est admise pour la première fois à l'hôpital psychiatrique en août 40, à la demande de ses parents.

     

     22.12.40 : Renseignements donnés par le père 

    "La malade a toujours été schwachsinnig. Pendant ses règles, elle est habituellement énervée. Elle veut diriger la maison. Elle ne se met pas au lit, reste toute la nuit assise sur les escaliers ou va par la fenêtre chez les voisins. Si on ne fait pas comme elle veut, elle donne des coups."

     

    Mme Ki., considérée comme "schwachsinnig'" est libérée après 45 jours d'hospitalisation. Réadmise en août 45, son discours hystérique se verra psychotisé suivant les modèles précédents. L'interrogatoire du 21.08.45 du Dr Duc. (en annexe) aboutira au diagnostic "d'état dépressif avec léger état d'excitation psychique. Idées délirantes de la série mélancolique, sentiment d'inquiétude, d'insécurité, d'incertitude de l'avenir..."

     

    Le 15.11.45, 1e Dr. Duc. écrit la lettre suivante au père de Mme Ki, : "La malade semblait avoir tiré bon profit du traitement par électrochocs, mais dès que celui-ci a été terminé, les troubles du début ont réapparu (…). Pour le moment, si elle est calme et souriante, elle est par contre étrange. Elle refuse de se lever, s'occupe à quelques travaux de couture dans son lit, mais très irrégulièrement. Elle est surtout très indifférente : c'est ainsi que, depuis ce matin, elle a devant elle, votre lettre qu'elle ne veut pas lire, malgré mes conseils : elle me répond en riant que cela ne presse pas."

     

    Progressivement le diagnostic de schizophrénie va se figer à tous les comportements de Mme Ki..

    05.12.45

    "… (Mme Ki.) présente un état mental caractérisé par une attitude érotique à l'égard du médecin, le refus de se livrer à aucun travail, du maniérisme. Donne l'impression d'une schizophrène."

     

    Sortant en mai 46, elle va travailler chez un fleuriste tout en vivant chez ses parents. De novembre 47 à mars 48, elle vivra en concubinage et, enceinte, fera une fausse couche. Elle retournera chez ses parents, car “cela ne lui plaît pas".

     

    Elle est réhospitalisée pour "troubles mentaux caractérisés par une aliénation chronique avec grande négligence du comportement. Ne fait plus son ménage, joue  d'une manière stupide, vagabonde avec les garçons, menace de se jeter sous un tramway plutôt que de retourner à son domicile conjugal." (certificat de placement du 30.03.48).

     

    "À l'admission, l'interrogatoire de 1a malade est facile puisqu'elle répond d'une façon aimable à toutes les questions qu'on lui pose. Elle semble contente de son sort, très souriante, sourire niais, sans aucune effectivité. Ne sait pas elle-même pourquoi elle est ici, ce sont ses parents qui l'ont envoyée au centre hospitalier de M... Dit qu'elle a menacé de se tuer si on ne lui laisse pas faire ce qu'elle veut. Aucune  hallucination, ni auditive, ni visuelle." Il en est conclu : “est atteinte de débilité mentale avec troubles épisodiques du comportement, vie dissolue, menaces de suicide. Ne présente aucun stigmate de dégénérescence," (Certificat de quinzaine, 14.04.48). 

     

    À sa sortie, au bout de deux mois, replongée dans sa structure familiale, les mêmes conflits réapparaissent.

     

     Certificat de 24 heures, le 25.09.48

    "Sortie non guérie le 15.07.48, s'est comportée à la maison en schizophrène incapable ce s'occuper de quoi que ce soit. Est restée alitée en se faisant servir par la mère. Indifférente et puérile au moment de l'admission."

     

    Certificat de quinzaine, le 09.10.48

    "Est atteinte de débilité mentale avec troubles du développement affectif, réactions captatives à l'égard de ses parents qu'elle tyrannise dès que ces derniers la reprennent chez eux, Semble incapable se s'adapter à la vie familiale."

     

    Jusqu'en octobre 73, Mme Ki. sera considérée comme schizophrène, mais ce n'est qu'en mai 58 qu'apparaîtront les premiers symptômes d'apparence psychotique.

     

    Observation du 12.5.58

    “Attitude catatonique avec semi-mutisme, sourire figé, regard détourné, troubles de l'initiative psychomotrice (…).

     

    Cette apparence psychotique n'est qu'une approximation, il faut, pour que naisse la confusion, une distorsion des concepts psychopathologiques rendant compte de l'expérience psychotique : l'attitude figée devient catatonie.

    Attitude figée = catatonie

     

    Cependant les manifestations hystériques ne sont pas absentes.

     

    Observation du 23.01.57

    “Aujourd'hui, vers 13 h. est prise d'un malaise avec pâleur. Protrusion de la langue et plafonnement oculaire ; nausées. À l'examen objectif, à 14 H.15, on constate une élévation des yeux vers le haut, avec ébauche de nystagmus vertical. Cependant, sur ordre la malade déplace normalement ses yeux. D'autre part, la langue est maintenue hors de la bouche. Éructations. Lucidité."  

     

    Les réflexes tendineux sont égaux et un peu vifs. Pas d'hypertonie, ni de tremblement marqué."

     

    "L'ensemble du tableau clinique évoque le pithiatisme avec toutes les réserves que ce diagnostic comporte. Il peut s'agir d'une  forme intermédiaire entre l'hystérie et un état paroxystique extrapyramidal."

     

    Observation du 07.02.57

    “Les infirmières signalent à 16 h. que la malade marche les yeux levés vers le plafond. (À l'examen, constatation d'un spasme oculogyre avec plafonnement extrême du regard). La motricité oculaire est conservée. Lorsqu'on sollicite fortement l'attention de la malade, on parvient à lui faire mobiliser les yeux normalement, dans toutes les directions, et elle répond alors aux questions. Mais dès que l'attention n'est pas sollicitée, le regard se fixe à nouveau à la verticale, et il devient difficile d'obtenir des réponses, Pupilles égales. Réflexe de clignement présent. Sueurs. On pourrait penser à une attitude hallucinatoire visuelle sans fixité remarquable  du regard. L'interrogatoire est très difficile, non seulement en raison d'une dysarthrie très marquée mais aussi à cause de la suggestibilité de la malade (ici se pose le problème général de l'aspect pseudo-hystérique de certaines manifestations extra-pyramidales). Les crises oculogyres se produisent sur un fond plus général de symptomatologie parkinsonienne, avec attitude figée de flexion, bradykinésie, dysarthrie (...). Logorrhée  incompréhensible du fait de la dysarthrie."

     

    Les crises oculogyres du 07.02 cessent le 8 vers 19 h., puis réapparaissent épisodiquement de façon sporadique comme par exemple, le 11.02.57 : "Vers   17 h, 4 ou 5 brèves crises oculogyres."

     

    Ce n'est qu'à partir de juin 63 que les manifestations (d'apparence) psychotiques dominent le tableau clinique.

     

    Mme Ki. le 21.06.63

    “Actuellement est comme un gros baigneur, à plat ventre dans son lit, dans un état de narcissisme complet, souriant et parlant à voix très basse, donne l'impression de clapoter dans l'eau."

     

    27.06.63  

    “Parle à voix basse à l'infirmière qui lui donne un bain : 'maman, lave-moi, essuie-moi, remets-moi au lit et couvre-moi bien.' Sourit sans motif apparent."

     

    01.05.65  

    “Depuis plusieurs jours, est à nouveau couchée dans un état dont le diagnostic oscille entre celui de troubles neurologiques liés aux neuroleptiques et celui de régression infantile : reste au lit, bredouillant avec un parler bébé et en même temps des mouvements de protrusion de la langue en même temps qu'elle se plaint d'une maladresse au niveau de la langue."

    22.05. 65

    "(…) grand accès d'agitation catatonique avec rétention d'urines, refus d'aliments, répétition stéréotypée, etc."

     

    15.08.65  

    "La malade n'a pas une minute de repos. Toute la nuit ses bras vont de haut en bas, à l'avant et en arrière. Dit des mots incompréhensibles en haletant."

    31.03.66  

    “Depuis la perspective d'une sortie chez ses parents, apparition d'anxiété, d'un radotage nocturne et stéréotypé concernant le vie passée."

     

    17.05.66  

    "A subi une nouvelle cure sismothérapique, qui est le seul traitement actif, lors des épisodes d'agitation catatonique aigüe." 

     

    Le diagnostic de schizophrénie subsistera jusqu'en octobre 73.

     

    19.10.73

    " … (Mme Ki.) présente une névrose hystérique gravissime entraînant des troubles de l'humeur, du caractère, des symptômes de conversion somatique extraordinairement nombreux et variés, des conduites alimentaires excrémentielles particulières et variables d'un jour à l'autre.

    Longtemps cette malade a été considérée comme schizophrène ou comme maniaco-dépressive."

     

    Pourtant, la symptomatologie (d'apparence) psychotique va en s'amplifiant.

     

    Mme Ki., 04.12.73

    "Avance cassée en deux, la tête penchée en avant et sur la droite, la respiration (par la bouche ouverte) bruyante, clignant des paupières et tendant les mains. Ne parle pas, se lève de sa chaise, se rassied, se tenant la main. Évoque une  aveugle."

     

    07.12.73

    "A uriné au lit. Debout se dandine d'un pied sur l'autre, langue hors de la bouche, mouvements rapides de reptation de la main gauche, Remarquable contrarisme : une infirmière essaie de lui mettre la pantoufle gauche sans succès, la malade met toute seule la pantoufle droite."

     

    10.12.73 :

    "Les yeux rougis, blême. Gémit. Sans arrêt, bredouille comme un enfant (…). Gémit une onomatopée de façon répétitive en pleurant à chaudes larmes (…). Continue son  soliloque en Alsacien sans  se préoccuper apparemment de ce qui se passe autour d'elle."

     

    Le diagnostic de névrose hystérique s'étaie sur l'observation, chez Mme Ki., d'un fond hystérique particulièrement manifeste et d'une formidable instabilité et variété de la symptomatologie. Son comportement varie d'un extrême à l'autre en une même journée. Le matin, à quatre pattes dans le couloir, aboyant, l'après-midi, couchée raide dans son lit ou "simulant" un accouchement, puis quelques instants plus tard, miraculeusement guérie" etc. L'examen psychologique vient confirmer ce diagnostic.

     

    Les deux séries d'observations ayant comme pivot octobre 73, permettent de saisir deux approches nettement distinctes du comportement de Mme Ki.. Jusqu'à cette date, il s'agit essentiellement de la transcription d'un comportement en termes relevant de la psychose, ce qui est déjà préjuger, voire conclure. À partir d'octobre 73, nous nous trouvons en face d'une approche purement descriptive en termes "banalisés", regard interrogateur allant permettre une analyse relationnelle.

     

    C'est dans cette divergence de regards que se révèle une psychotisation qui n'est autre que l'être dupe. D'où les difficultés à constituer un index des symptômes d'apparence psychotique. Ils ne prennent leur signification que chez l'observateur qui en fait un signe de psychose. Ce qui n'empêche pas que ce leurre s'appuie sur une certaine analogie qui n'est souvent que l'étrangeté, l'incompréhensibilité, l'inadaptation, la résistance à l'identification. La conversion psychotique serait autant l'œuvre du soignant qui convertit l'hystérie en psychose, que celle du patient qui s'efforce de correspondre à l'image que l'Autre a de lui.

     

    Cette confusion se voit facilitée par une démarche asilaire considérant les symptômes comme une réalité objective et non comme la production d'une relation intersubjective ancrée dans la structure institutionnelle.

     

     

    CHAPITRE III


    PSYCHOTISATION ET SYSTÈME ASILAIRE

     

    I1 s'agit de mettre en évidence le rôle du système asilaire dans la création de la psychose hystérique, ce qui fait que des symptômes d'apparence psychotique puissent devenir lieux privilégiés pour le repérage du désir de l'hystérique, et que le psychiatre en occulte la nature hystérique au profit d'une atteinte psychotique.

     

    1 - Particularités de l'enfermement des hystériques à l'asile.

     

    Sans tomber dans l'illusion d'objectivité de cette sorte d'approche quantitative, nous procéderons en recherchant quels ont été les motifs d'admission de sujets ayant montré une structure hystérique lors de leur hospitalisation et cela dans un service mixte de l'H.P. de R. durant l'année 1973.

     

    Notons tout d'abord que, sur 29 admissions de femmes et 15 admissions hommes, tous sujets hystériques, aucune n'a été faite au motif (certificat d'admission) de névrose hystérique ; ces malades sont ceux qui constituent pour une bonne part la clientèle privée du praticien libéral (généralistes, spécialistes divers, chirurgiens), On peut les classer en deux groupes :

    les "nerveux" (personnalité hystérique) et

    les "organiques" (conversion somatique).

     

    Soumis à une hyperoffre de médicaments occultant l'impuissance du savoir médical (ou en tout cas, du médecin), noyant son désir dans un fatras d'organicité ou dans une douce complicité, il va falloir l'interruption de cette quête monotone pour amener l'hystérique au psychiatre. Avouer l'hystérie apparaît au médecin comme une entaille à sa position de totem. En outre sa conscience professionnelle, sa culpabilité, son angoisse l'obligent, dans la reconnaissance du trouble psychiatrique, à se léser financièrement, et ce n'est que, quand il y est contraint, qu'il s'en décharge et, parfois, à l'asile. Mais là encore, l'hystérie est niée : hospitalisation pour éthylisme, pour dangerosité, pour manque de ressources, etc.

     

    Il ne saurait être question de parler de folie à propos du comportement de l'hystérique, nous y sommes trop impliqués par quelque point d'identification, le fou, c'est autre chose : le délirant, le persécuté, le mégalomaniaque, etc. Hospitaliser un hystérique apparaît plus comme une oeuvre de salubrité publique (ou privée) qu'une entreprise thérapeutique.

     

          Ainsi Mme Ad., 53 ans, hospitalisée 8 fois en 1973 : les certificats d'admission comportent inlassablement le diagnostic de "démence mentale", pourtant ce sont ses disputes avec un mari alcoolique qui sont la cause de son enfermement.

          Mme Sp., admise trois fois en 73, est amenée par son mari : elle boit et ne s'occupe pas de son ménage.

          Mme Tom. : son entourage ne supporte pas qu'elle se mette à crier et à pleurer devant la maison de la maîtresse de son mari.

          Mr. Chab., placé d'office après “menaces de violence sur sa famille" et "port d'arme blanche."

          Mr Ack., qui blesse sa femme après une violente dispute et mord sa fille qui a voulu secourir sa mère, dégrade le domicile après avoir lu dans un journal qu'il était un "masochiste atteint d'un complexe de persécution".

           Mr. Schaf., placé d'office, parce qu'il ne travaille plus depuis 6 mois, brutalise sa mère, rentre tard la nuit...Autre motif d'hospitalisation, quand surviennent des problèmes matériels faisant obstacle à la consommation médicale extérieure.

           Mme Loi., présentant un "état dépressif avec idées hypocondriaques" est admise à l'asile après refus des autres hôpitaux, où elle a séjourné des durées variables, de la prendre en charge. Depuis la mort de son père, elle est sans ressources : 300 F lui sont versés tous les deux mois par la Sécurité Sociale ; elle perçoit en outre un loyer de 180 F tous les deux mois d'une maison qu'elle possède en Italie.

           Mme Schu., qui fait le va et vient entre l'hospice et l'hôpital psychiatrique, soit au motif de "troubles du comportement et hallucinations" soit parce qu' "elle urine partout".

     

    Toutes les hospitalisations en milieu psychiatrique se font suite à des manifestations de l'intolérance de l'entourage. Il s'agit ensuite de justifier cette "élimination". Ceci explique que des sujets présentant depuis longtemps des atteintes psychiatriques se voient brusquement hospitalisés, consécutivement à une variation socio-économique de leur environnement. Un glissement apparaît entre les motifs véritables, socio-économiques de cette hospitalisation et le discours médical, ensemble de rationalisations sur lesquelles la société fonde son mouvement ségrégationniste. Comment ledit “malade mental" va-t-il se repérer par rapport à cette double signifiance  du procès social ? Le psychotique, mis à part peut-être le début de la phase de déstructuration, ne demande rien à l'autre, sa réponse, il l'a trouvée. L'hystérique, quant à lui, demande et, dans cette négation de sa subjectivité qu'est l'internement, il lui faudra trouver quelque repère pour son désir, un moyen de plaire ou de faire semblant.

     

    Les motifs d'hospitalisation des hystériques, invoqués dans les certificats d'admission, sont pour l'année 73, avec leur fréquence :

     

  1.  Hommes

     -Éthylisme (6)

    -Troubles du comportement et difficultés conjugales (5)

    -Tentative de suicide (2)

    -Accès psychotique (1)

    2)  Femmes

    - accès psychotique (8)

    - démence mentale (7)

    - état dépressif (7)

    - éthylisme (4)

    - troubles du comportement (4) : agressivité, fugues, conflits conjugaux

    - tentative de suicide (2)

     

    On n'est pas mis à l'asile pour parler, on n'y va pas dans ce but. L'éthylique ou ses proches réclament une cure de désintoxication, l'alcool est perçu comme la cause des difficultés rencontrées et le "malade" reprend inlassablement le discours de son entourage. Après une tentative de suicide, il est de bon ton de faire surveiller le malade, on le met à l'hôpital  psychiatrique, on déplace sur un personnel, imaginairement qualifié, la  responsabilité et l'angoisse afférente. Mais, à l'asile, il n'y a qu'un moyen d'empêcher une tentative de suicide, c'est d'attacher à son lit - pieds et poings liés - celui qui veut attenter à ses jours. La personne “placée” après un conflit avec son conjoint, attend plus ou moins patiemment que celui-ci en vienne à plus de clémence à son propos. L'hystérique psychotisé est réduit à l'état de "mort" par une neuroleptisation à visée dite thérapeutique, etc.

     

    Placé à l'asile, l'hystérique va devoir retrouver sa qualité de sujet désirant, face à cette réduction à l'état d'animal domestique. Confronté au reste de la population asilaire, invalides, psychotiques, personnel, il va chercher des modalités de satisfaction de sa demande en fonction de l'institution.

     

    La confrontation de ce que sont les vrais motifs de l'hospitalisation au contenu des certificats d'admission met en évidence la fonction du médecin certificateur cautionnant l'enfermement. Il s'agit de rationaliser un mouvement d'exclusion. Ce procès atteint son acmé dans la psychotisation de l'hystérique. Un exemple frappant nous en est fourni par le certificat d'admission en placement volontaire de Melle Stoe. transférée d'une clinique psychiatrique d'un centre hospitalier à l'H.P. Dans ce certificat, il est fait mention de troubles mentaux caractérisés par un "syndrome hébéphréno-catatonique avec idées délirantes de transformation corporelle, angoisse massive, syndrome dissociatif ". Le lendemain de son admission, cette jeune personne (25 ans) ne présente aucun des symptômes psychotiques mentionnés ci-dessus, c'est suite à une dispute avec sa mère que celle-ci l'a fait hospitaliser. Le certificat de 24 h. parle de “crise d'angoisse et de manifestations névropathiques en relation avec une structure névrotique de la personnalité". Il ne saurait s'agir là d'un cas isolé, cette psychotisation semble être la production inévitable de la rencontre de certaines personnalités. Une certaine idéologie médicale face à une structure névrotique de type hystéro-phobique.  Ainsi, Mlle Stoe., d'une laideur affligeante, avec une forte myopie et un strabisme convergent de l'oeil gauche, hyperphobique, etc. apparaît comme le stéréotype de la victime face à son "tortionnaire". Ses tentatives d'échapper à la réduction à zéro (à l'objet du désir de la mère) l'ont amenée dans un service de psychiatrie taxée de schizophrène, elle est neuroleptisée.

     

    Est particulièrement manifeste, le double mouvement qui aboutit à ce genre d'élimination. Tout d'abord, la qualification de ‘malade mental"; seul, le psychotique fait un malade mental acceptable, c'est-à-dire permet d'éviter une culpabilité gênante en occultant toute subjectivité et en empêchant toute identification. Ensuite ledit malade peut être soigné, deuxième  leurre, quant à la valeur des thérapeutiques asilaires. Il s'agit en fait de supprimer tout désir et de réduire le sujet à l'état de zombie.

     

    On nous objectera la souffrance du malade (Gentis), les neuroleptiques ayant au moins un effet bénéfique, diminuer la souffrance. Cependant, il y a une disproportion formidable entre le nombre de souffrants et le nombre de neuroleptisés. Et qui souffre ? Et depuis quand s'occupe-t-on de la souffrance des autres ? Il ne s'agit là que d'une justification a posteriori d'un passage à l'acte pouvant devenir source d'angoisse.

     

    Le discours psychiatrique vise donc à réduire le fou à une entité pathologique prédéterminée : éthylisme, état dépressif, psychose…, et, de là, à s'autoriser à le “soigner”. Qu'en est-il du désir du fou ?

     

    Où se situe dans les thérapeutiques coercitives du système asilaire, le désir de guérison, de négation de la mort reconnu aux médecins. Cette négation semble fonctionner comme Veneinung. Ce refus de la mort  serait ce qui est visible d'un désir de mort, de pathologisation. Parler de désir  de mort est sacrifier à une métaphore, car ce qui meut l'ensemble est en fait bien sexué et vise à la dépendance tant politique qu'amoureuse du malade envers celui qu'il va qualifier de  docteur. C'est dans une dette que Pinel institue les fous en les libérant de leurs chaînes, "la thérapeutique est l'art de subjuguer et de dompter l'aliéné en le mettant dans le pouvoir d'un homme qui  par  ses qualités interrompra la chaîne de ses idées aliénées par l'étroite dépendance entre le malade et lui."*

     

    *Cette citation et les suivantes sont empruntées au séminaire de Michel Foucault. ("Le pouvoir psychiatrique").

     

    Tout changement dans la pratique asilaire est tactique à perpétuer la logique

                                  Médecin                                          Malade

                                  Dominant                                        Dominé

     

    En supprimant les instruments de contention Esquirol déclarait : "Il faut remplacer les instruments par des hommes qui en imposent."

     

    L'interrogatoire psychiatrique est le point privilégié où s'établit l'assujettissement du fou.

     

    Entendons Pinel : "Quand on interroge un malade il faut d'abord se renseigner sur lui pour qu'on sache toujours plus long que lui et qu'on puisse le lui dire."

     

    Ou Esquirol : "Il ne faut pas que le malade dise ce qu'il veut. Mais réponde aux questions. Ne jamais le laisser filer un récit.".

     

    Ou encore Leuret: "L'interrogatoire psychiatrique peut être conduit par le silence."

     

    Le code psychiatrique sanctionne le discours fou :

         

            - chimiothérapie : neuroleptiques vs non neuroleptiques

            - limitation de la liberté d'aller et de venir : cellule vs pavillon vs hôpital

            -incapacité juridique : curatelle vs tutelle

     

    Notons que la psychothérapie n'est pas programmée. Elle n'est pratiquée qu'exceptionnellement et à titre expérimental, le fou interné cobaye de l'apprenti psy..

     

     2  - La puissance du signifiant.

     

    I1 s'agit de montrer à quel point l'étiquette mise au fou à l'asile est un facteur primordial, déterminant le comportement du personnel à son égard. Nous illustrerons cette thèse par l'observation des réactions des infirmières face à une demoiselle de 17 ans, Melle Hum., transférée le 26.09.72 à 1'HP, en provenance du service de neuro-psychiatrie d'un Hôpital civil.

     

    Le certificat d'admission parle “d'épisodes maniaques chez une schizophrène", le traitement est à base de neuroleptiques. Le lendemain de son admission, cette jeune personne se présente au bureau du pavillon  en robe de chambre, l'air figé, le visage pâle, inexpressif, le regard vitreux. Elle se dit malade des nerfs depuis 4 ans, prend régulièrement du Tranxène, du Valium et de l'Halopéridol, et raconte avoir voulu se suicider après une déception amoureuse. L'interne note "Logorrhéique, télescopage des mots, confusion dans le discours, incohérence", et prescrit un traitement neuroleptique.

     

    Le 29.09, changement de diagnostic après la visite du médecin-chef. La conclusion est "Hystérie de course". On arrête les neuroleptiques ; Melle Hum. sort le 03.10.72, elle sera réadmise 1e 26.04.73.

     

    Laissons la parole au père :

    "Jusqu'à dimanche de Pâques, ça allait, depuis, ça n'allait plus. Elle ne dort pas la nuit, elle hurle, après, elle pleure deux heures, après tout recommence de nouveau : elle ouvre la fenêtre (la nuit), tape les enfants ... Elle s'est déshabillée ce matin, elle à ouvert la fenêtre et elle a appelé les passants (…)."

     

    À l'admission, Melle Hum, dit : "Je veux aller au ciel avec des fleurs et des roses Parce que c'est mon jour d'anniversaire, J'ai 26 ans." Elle dit voir souvent le Seigneur : “Le Christ a dit aujourd'hui : Vogelsang! (il s'agit du nom d'un jeune homme qu'elle a fréquenté), Les oiseaux ont sifflé ce matin, nous nous retrouverons au paradis et nous aurons la vie sauve. Je me retrouverai avec tous ceux qui m'ont adorée et qui suivent mon exemple."

     

    Malgré ce discours délirant, nous considérons toujours Mme Hum. comme hystérique (pseudo-délire). Pour tout traitement, on lui donne du tranxène. Au début de ce second séjour, elle se montre très agressive, frappe des malades et même une veilleuse. Elle se trouve attachée au lit. Son comportement s'en trouve sensiblement modifié. Elle répète plusieurs fois de suite : "J'appelle le standard Paris, Paris, Paris…" Puis se met toute nue devant l'interne, refuse toute alimentation et boisson, reste toute la journée au lit et garde des heures la même position. Le personnel infirmier en vient à déduire qu'il ne s'agit pas d'une hystérique mais d'une psychotique, opinion qui subsiste après maintes discussions et réunions et qui s'oppose directement au diagnostic du psychiatre.

     

    Aucun changement n'est observé dans le comportement de Mlle Hum. jusqu'au 21.07.73 où, de retour de permission, elle se montre "souriante et loquace". Elle parle de son séjour à L'HP et critique certaines de ses attitudes. Une sortie définitive est fixée pour le 23.07.

     

    L'intérêt de cette observation se pointe aux réactions des infirmières au changement brutal du comportement de Mlle Hum. : "Si on avait su qu'elle était hystérique, qu'elle jouait la comédie, on ne se serait pas laissé faire. Si elle revient ..." Il apparaît clairement que face à un même comportement, la réaction du personnel diffère suivant que celui-ci est qualifié de psychotique ou d'hystérique.

     

    Nous retrouvons là tout d'abord, le procès traditionnel identifiant psychose et folie, psychose et maladie. Le malade a droit à notre compassion et à notre respect, avec tout ce que cela sous-entend d'agressivité latente. L'hystérique n'est pas un malade, il se joue de nous - en tout cas c'est là le fantasme de l'institution soignante. Implicitement, le personnel reconnaît ainsi à l'hystérique la qualité de sujet tout en essayant de l'invalider. Le psychotique, quant à lui, est l'animal, l'infans à véhiculer et à materner.

     

    Le refus d'accepter, pour Melle Hum., le diagnostic de névrose hystérique, fonctionne comme résistance. Ce qui est refoulé, c'est toute cette agressivité du personnel accumulée au fil des jours, consécutivement aux violences dont il a été l'objet de la part de la folle et aux frustrations subies du fait du mutisme, de l'anorexie..., agressivité se heurtant à un sentiment de culpabilité renforcé par tout un discours institutionnel moralisateur et refoulé au prix d'une Verneinung, "Non, ce n'est pas ne hystérique !" Non conjuratoire.  

     

    Autre bénéfice de cette négation, le schizophrène n'a pas à être pris en considération, il n'y a pas de culpabilité à l'abandonner à son état d'animal, car telle est son image. En outre, si le psychotique ne parle pas, c'est sa maladie, point n'est besoin de se remettre en cause soi-même.

     

    Considérer une personne comme étant psychotique, permet donc de réaliser une économie énergétique certaine, ce qui entre en jeu, c'est le principe du plaisir. De même, mais en sens contraire, qualifier une personne d'hystérique, va permettre de rendre acceptable un ensemble de conduites oppressives et sadiques à l'encontre des ''gêneurs".

     

     3 -  Dialectique du désir dans la conversion d'apparence  psychotique.

     

    Reportons-nous à l'observation de Mr Bark., sujet marocain de 21 ans, longiligne et maigre, avec des tics au visage et des bégaiements toniques. Hospitalisé le 30.01.74  à la suite de "crises où il casse tout", il se dispute et se bat fréquemment avec un père éthylique qui insulte et brutalise sa famille, En outre, Mr, Bark., aurait des hallucinations, "Il voit sa main grandir", "il voit des fantômes, des spectres, des vampires." Mises en rapport avec l'histoire et la structure psychique de Mr. Bark, ces hallucinations apparaîtront comme autant de mises en scène hystériques de ses angoisses. Il a peur des gens de sa famille, de son père, il craint qu'on veuille le tuer. Il a fréquemment des cauchemars.

     

    Malgré ce tableau d'ensemble ayant donné lieu, par l'interne de garde, au diagnostic de "schizophrénie paranoïde", l'entretien du 31.01.74 fait plutôt penser à une névrose hystérique, ce qui amène à la suppression du traitement neuroleptique prescrit lors de l'admission.

     

    Mr. Bark. :

    "Moi, toujours tranquille, Mais le père emmerde toujours la mère : il l'insulte, la frappe. Il casse tout. Il est nerveux.

    Dans la nuit, ça me fait penser et ça m'empêche de dormir.

    Si je lui fais une remarque, il répond : si tu dis quelque chose, je fais venir la police,

    Quand je vais au cinéma,  je regarde le film, mais après, dans la nuit, j'ai l'impression de voir des gens qui parlent de moi. Je crois que les gens me veulent du mal (des inconnus). Mais avec les gens que je  connais, je ne suis pas inquiet (...).

    Quand le père m'emmerde beaucoup, je pense jusqu'à être malade. Le coeur ne bat plus, et je ne peux plus rien faire (pleure) (...)."

    Revenant vers midi au bureau médical, il se met à pleurnicher et à supplier :

     

    "Je veux pas rester ici, je veux partir... qu'est que je vais faire ici ? Mon Dieu ... Mon Dieu ..." L'ensemble de la scène est fortement imprégné de théâtralisme.

     

    Le même jour, un entretien avec le frère de Mr. Bark. nous paraît particulièrement significatif :

    "Il (le patient) ne me reconnaît plus, il dit qu'il veut tuer (sic) si je le laisse ici… Il dit à ma mère, à ma soeur, qu'il les frapperait, les tuerait. Ma mère a peur de lui. Mes frères ont peur de lui.

     Il voit des choses imaginaires ; ses mains qui grandissent. I1 n'est pas normal, donc il est fou…

    S'il était normal, il n'essayerait pas de se sauver en pyjama d'ici. J'ai peur qu'il se sauve. Je vous ai dit qu'il fait des choses anormales, alors c'est qu'il est fou…

    Avec des médicaments, des somnifères, des tranquillisants, vous pouvez pas le soigner ?

    Il dit qu'il veut rentrer au Maroc, mais toute la famille est en France, mais comment il vivra ? On ne sait pas ce qu'il pourra lui arriver. On peut lui envoyer de l'argent, Mais seul, que fera-t-il ?"

     

    Progressivement, le comportement de Mr. Bark. va évoluer jusqu'à devenir quelque chose pouvant être confondu avec un comportement schizophrénique.

     

    Dès le premier jour, il réclame des médicaments et, devant nos refus (ceux de toute l'équipe soignante), cette demande va se perpétuer pendant plusieurs semaines. Le 01.02.74, il se présente vers 8 h. à l'infirmerie, pleurnichant et tenant ses mains, réclamant des médicaments, en répétant de façon stéréotypée : "Je suis fou, fou, fou..." I1 en vient à nous supplier à genoux devant notre refus, devient agressif puis fait un chantage au suicide. Ainsi, le 02.02, à 9 h, Mr. Bark. réclame du Largactil et du Disipal “pour mourir".  À 10 h. il se promène avec une ficelle serrée autour du cou. Les infirmiers la lui enlèvent. Quelques instants plus tard, il essaie de se pendre au réfectoire en présence d'autres malades, mais la corde (1a ceinture de sa robe de chambre) cède … Nous l'attachons, tout en lui expliquant que nous y sommes contraints, refusant d'accepter la responsabilité de son suicide. Il s'agissait pour nous de ne pas répondre à sa demande qui était de lui reconnaître le statut de malade. D'où une série d'interventions devant lui faire comprendre que son maintien forcé au lit n'équivalait pas à cette reconnaissance, qu'il n'était pas fou à lier.

     

    À partir de ce moment, Mr. Bark. refuse toute nourriture et toute boisson, reste attaché au lit ou, parfois, assis accroupi dans sa chambre ou aux lieux de passage, urinant sur place, refusant tout contact...

     

    Quelques agressions. Le 04.02, i1 menace les infirmiers avec un tesson de bouteille. Le 06.02, il menace du couteau un membre du personnel qui lui tend une pomme, se bat avec un autre malade qui lui avait offert une cigarette. Le personnel est souvent obligé de l'enfermer dans sa chambre du fait de fréquentes fuites en pyjama.

     

    Suite à ces mesures coercitives, Mr. Bark. refuse tout contact et tout soin, figé et mutique, il semble se laisser dépérir. Parfois des accès de pleurs. Cela pendant des semaines. Épisodiquement, quelques perturbations de ce morne quotidien nous empêchant de l'oublier. Le 04.03.74, il fait une "promenade" à bicyclette, les infirmiers à ses trousses. Le 21.03.74, il casse le crucifix accroché au mur de sa chambre puis vient à l'infirmerie, se met à genoux devant le surveillant et le regarde fixement, balbutie quelques mots en arabe, prenant ensuite un morceau de pain, il le partage, reste quelques minutes les yeux fixés au plafond, les bras croisés, à genoux, puis se levant, retourne dans la salle commune.

     

    Consécutivement à l'anxiété grandissante du personnel, il est décidé de prescrire un traitement à Mr. Bark. Celui-ci refuse le Nozinan qui lui est donné ; on veut lui faire une injection de force, il se débat violemment. Dès lors, il rejette tout médicament.

     

    Nous pouvons distinguer - artificiellement - plusieurs étapes dans l'évolution du discours de Mr. Bark. :

  • demande de médicaments

  • tentatives de suicide

  • fuites, agressions

  • anorexie + mutisme + attitude figée + énurésie + refus des médicaments,

     

    C'est dans cette dernière forme que se figera sa demande, la seule susceptible de permettre une affirmation de ce qui, dans une terminologie hégélienne, est appelée la "conscience de soi" : position lui permettant d'être reconnu, de recevoir l'acquiescement de l'Autre. Dans son conflit avec son père, dans son refus d'être son serviteur, un court-circuit s'est produit, l'amenant à l'asile, n'obtenant de réponse à sa demande qu'à travers l'image du fou, introduite par l'entourage. Compromis de deux demandes, la sienne et celle de son père, la reconnaissance d'être fou est satisfaction dans la recherche de permanence objective, impression occultant le sujet dans son évanescence. Trouvant son identité dans le signifiant de fou, y devenant aimable ou haïssable, il s'agit de sauvegarder cette image. "Non, monsieur, vous n'êtes pas fou, lui dit-on". D'où ses continuelles revendications. La seule permanence accessible en devient celle du refus systématique. Protestant de l'absence du sourire maternel, incapable de soutenir la comparaison avec l'image institutionnelle, modèle d'identification, il devient vital de se fondre dans une image se soutenant face à l'Autre. Ainsi la demande de médicaments s'alimentant de son refus, annonce la fixation de la demande dans la négation de celle d'autrui. Imitation négative où se marque la dépendance radicale face à l'Autre. Il s'en suit que dans cette lutte imaginaire, de “pur prestige" (Lacan, "Écrits" p. 147), se façonne progressivement un moi dont l'institution va faire son profit en se mettant à soupçonner la psychose,

     

    Mr. Bark. 10.12.74

    " (,..) Reste alité toute la journée et ne se manifeste d'aucune façon. S'alimente bien. Vers deux heures, se rend aux WC et n'en sort plus ; en allant voir, nous le trouvons en train de laver à grande eau les murs !!!  Passe le reste de la nuit à déambuler."

     

    13.02.74

    "Reste couché tout le matin, mutisme complet, ne s'alimente pas."

     

    17.02.74

    "Refuse toute alimentation au courant de la journée. Fut visité par son frère. Mutisme complet durant la visite."

     

    20.02.74

    "Il régresse de plus en plus. Que fait-on ? Couché toute la journée en position foetale. Ne boit ni ne mange..."

     

    21.02.74

    "Subitement vers 22 h, se met à crier : tuez-moi, je veux mourir ! Laissez-moi rentrer à la maison, etc. "

     

    Cette manière d'être a, pour le personnel infirmier, un relent de psychose et l'observation du 20.02. est significative d'une montée d'angoisse. On doute de la structure hystérique, la frustration culpabilisante crée une demande de traitement neuroleptique pour le malade, ce qui suppose une négation du processus névrotique. C'est à la demande du personnel et à l'angoisse suscitée par le comportement de Mr. Bark., que répond la prescription de Nozinan à dose progressive. Réponse partielle, compromis puisque subsiste l'étiquette d'hystérie. Cette contradiction n'a pas manqué d'être relevée : "pourquoi des neuroleptiques à un hystérique ? "

    La prégnance des schèmes habituels de pensée, va rétablir l'équation :  neuroleptiques = psychose.

     

      

    4 -  Modes de vie des hystériques dans un hôpital psychiatrique.  

     

    Comment les structures hystériques vont-elles s'accommoder du matériel fourni par l'institution asilaire ? Tous les hystériques que nous avons pu observer se regroupaient essentiellement autour de deux pôles : la psychose hystérique et le parasitisme hospitalier. Une troisième forme, l'oppositionisme, l'imitation négative (cf. Mr. Bark.) se résorbant rapidement dans une des deux précédentes.

     

    A) La conversion d'apparence psychotique.

     

    En ce qui concerne ce travestissement du sujet dans un moi de fou, nous renvoyons aux observations déjà présentées (Mmes Haf., Ad., Ki, etc.), considérant que c'est en fonction de l'institution psychiatrique contemporaine que cette image est la seule à déclencher le sourire de la Mère. L'illusion, dans laquelle se fonde le sujet, ne se soutient qu'à la condition de l'assentiment de l'Autre (= lieu I dans le schéma de "l'illusion du vase renversé", Lacan, Écrits, pp. 673-681). Nous pouvons pointer à ce propos le rapport d'inversion de la demande et du désir qui est le fait du névrosé :

     

     - le névrosé est celui qui, d'une part, est amené à faire porter sa demande sur l'objet du désir - seule chose qui ne puisse être demandée ,

     

    -  d'autre part, il tente de conformer son désir à la demande de l'Autre : pour son désir, il recherche la sanction d'une demande  de désirer  congrûment.

     

    L'hystérique se trouve impliqué dans une position manichéenne, être le bon ou le mauvais malade. Le comportement du personnel infirmier face aux malades asilisés, s'articule autour de deux axes sémantiques s'excluant l'un l'autre :

     

    - implication (du personnel),

    - approbation (par le personnel).

     

     

    Le personnel est impliqué dans l'hystérie à deux niveaux :

    - par le comportement de l'hystérique : demande ininterrompue avec, à l'extrême : anorexie et chantage au suicide, troubles psychopathiques, etc.

    - par la possible identification à l'hystérique. Le psychotique est un étranger, le dément est déjà mort et enterré.

     

    Le refus par l'infirmier de son implication dans le procès de la folie, l'amène à des marques d'intolérance face à un individu considéré comme "non malade", "parasite", "profiteur", etc. Là encore, une identification amenant à parler de simulateur. L'hystérique en est enferré dans un discours moralisateur fondé sur le plaisir du personnel et la nécessité de ségrégation. De là, une “chasse aux sorcières" aboutissant à la conversion, terme dont l'ambiguïté nous paraît significative.

     

    La psychose hystérique serait la résultante de deux forces : la conversion par le patient s'exprimant en utilisant les signifiants de la psychose et la conversion du patient par le regard de l'Autre.

     

     

    B) Le parasitisme

     

    Toute institution concentrationnaire réserve un mode particulier d'intégration de ses "pensionnaires" : le rôle du "Kapo'", détenu devenant détenteur de pouvoir face et contre ses semblables. L'évolution des modalités d'exécution du métier d'infirmier psychiatrique - originairement geôlier et "tortionnaire" – a laissé vacantes les manifestations les plus grossières du sadisme inhérent à cette profession. Fréquemment, ces composantes du pouvoir absolu sont actuellement déléguées à certains malades.

     

    Notre attention fut attirée un après-midi, début 74, par les cris provenant d'une chambre-cellule. Les deux jeunes schizophrènes précocissimes du pavillon, Mer. et Kor., s'y battaient violemment, couchés sur le seul lit de la chambre, baignant dans les excréments. Malgré leurs relations habituellement agressives, pour des raisons pratiques : tranquillité, nettoyage…, ils étaient enfermés tous deux dans la seule cellule disponible, la chambre de Kor.. Celui-ci n'ayant plus le droit de sortir du pavillon à cette époque, était continuellement sous les verrous. Après maintes discussions et réunions, le personnel avait fini par admettre la nécessité de ne pas enfermer ensemble ces deux malades, De ce fait, nous fûmes surpris, ce jour, de les voir tous deux, se battant dans la même cellule. Les infirmiers dirent ne pas être au courant, alors que nous-mêmes, nous avions entendu de loin les cris des deux antagonistes. Il s'avère que c'était un des pensionnaires du service, Mr Gra., disposant de la clef de la cuisine, qui en même temps permet d'actionner les serrures de certaines cellules, qui les avait enfermés. 

     

    Mr. Gra, avait été admis en janvier 72 pour : comitialité, oligophrénie, état dépressif, troubles caractériels, tendances éthyliques, agressivité. En fait, il terrorisait sa mère. Il s'était fait reconnaître comme garant de l'ordre (le sien ?) au sein du pavillon et n'hésitait pas, dans ses fonctions, à user de la violence. À cet effet, la complicité et l'approbation du personnel, qu'il déchargeait de ces tâches trop visiblement policières et réprouvées par l'idéologie psychiatrique actuelle, lui étaient acquises. Ce qui nous semble remarquable dans cette observation, comme dans d'autres de même nature, c'est que ces violences sont quasi exclusivement assurées par des individus présentant une personnalité hystérique. 

     

    Nous avons pu assister à la progressive domination de tout un pavillon par deux hystériques, Les hystériques perçus comme valides, sont utilisés pour certaines corvées. La cuisine remplit une fonction particulière. Être à la cuisine, c'est tout d'abord intervenir au niveau de la nourriture, la servir, puis faire la vaisselle. De cette situation, vécue comme gratifiante pour les autres, de la considération et du respect sont attendus en retour. L'hystérique, ne s'en contentant pas, va s'efforcer de contrôler le circuit de distribution de la nourriture pour exercer un pouvoir sur les autres malades, à l'instar des infirmiers auxquels il croit pouvoir s'identifier puisqu'il est du groupe des "non malades". C'est aussi détenir une clef permettant l'accès à la cuisine et, comme nous l'avons vu ci-dessus, d'enfermer les indésirables. Les hystériques récupèrent ces privilèges pour asseoir leur puissance. Mrs Die, et Ams., deux hystériques quelque peu éthyliques et violents, en arrivèrent à fermer à clef toutes les portes des armoires de la cuisine,

    empêchant qui que ce soit - personnel y compris - d'accéder au pain. Aucun autre malade n'avait intérêt à s'aventurer sur leur territoire, le personnel s'inclinant devant ce qu'il jugeait être des "compensations méritées".

     

    Le pouvoir peut s'établir par d'autres voies, celle du contrôle des loisirs, par exemple. Mrs Die. et Ams. prirent l'habitude d'empocher les balles de ping-pong et de baby-foot. Toute personne désirant jouer à  un de ces jeux, devait se référer à eux. Rationalisation des infirmiers : "il faut bien que quelqu'un s'en occupe."

     

    Ce sont les mêmes hystériques qui secondent les infirmiers dans les activités purement policières et parfois se substituent à eux. Ainsi, Mr. Die., ramenant au pavillon Mr. Bark., en lui tordant le cou, Mr. Ams. battant et traînant Kor. dans les allées de l'hôpital, tous deux maltraitant et se moquant des déments séniles, etc.

     

    I1 n'est pas rare de trouver ce genre de personnage, qui, avec l'accord tacite et la complicité du personnel, en arrive à exercer une véritable dictature. En déchargeant les infirmiers de menues tâches, en dominant leurs compagnons d'asile, en faisant régner l'ordre, etc., les hystériques se trouvent en conformité avec la demande institutionnelle et peuvent, par là, voiler le discours moralisateur les qualifiant de parasites.

     

    Les réactions du personnel sont nettement ambivalentes : agressivité et rejet comme sanction du parasitisme, délégation de pouvoirs du fait de la validité reconnue. Aussi culpabilisation, l'hystérique s'identifiant à l'infirmier, mais moins contraint que lui par le système social, se montrant plus aisément violent, le personnel déchargeant plus volontiers son agressivité par des injections de Largactil ou d'eau distillée, voire même par des électrochocs (cf. conférence de Gentis à Ravenel le 18.01.74, où celui-ci dit avoir fait des électrochocs à un des pensionnaires de son service dans le but d'assouvir l'agressivité du personnel infirmier).

     

    L'hystérique se façonne donc un moi reconnu, validé par l'institution, en l'occurrence celui des “soignants". Cette approbation peut aussi être recherchée par le biais de la séduction. Ainsi Mme Car., élégante blonde de 42 ans, appelée "princesse" par les autres malades, et psychiatriquement déterminée comme hystérique, parasite hospitalier. Après plusieurs séjours dans différents hôpitaux psychiatriques, elle est admise à R. le 11.05.59 pour "état schizophrénique", “présente une pensée floue, imprécise, extériorise quelques phénomènes hallucinatoires, un vague sentiment d'emprise". Mme Car. a effectué plusieurs métiers ne la satisfaisant pas, depuis de nombreuses  années, elle ne travaille plus.

    - à 15 ans, nurse pendant un an.

    - puis, allant chez des amis à Paris, elle apprit la couture.

    - à 17 ans, travaille comme vendeuse à l'Ile St-Louis, y fait la connaissance d'un jeune homme qui l'oriente vers la musique.

    - à 19 ans, travaille dans une pâtisserie, puis dans un bar de Montmartre.

    - à 20 ans, séjour en sanatorium (primo-infection).

    - revenant à Paris, va faire une cure de sommeil, se disant fatiguée et angoissée.

    - ensuite, fait un séjour dans une maison de repos et finit dans les Hôpitaux Psychiatriques.

     

    Lors des deuxième et troisième admissions à l'Hôpital Psychiatrique de R. (1960-61), le diagnostic de schizophrénie cède le pas à celui, constant, de parasitisme hospitalier. Fin 1973, cette charmante personne est toujours hospitalisée et mène une existence des plus calmes, profitant au maximum des divers loisirs et refusant tout travail, "les infirmières étant là pour ça".

     

    L'inertie inhérente au service, l'insuffisance des structures d'accueil à l'extérieur, l'opposition de la mère à un éventuel retour au foyer, son asthénie névrotique liée à une surestimation hystérique lui faisant trouver tout travail indigne d'elle, la maintiennent à l'asile, où son physique associé à une certaine grâce, lui permet de trouver un repère pour son désir dans cette image de reine de la "Cour des Miracles".

     

    Ajoutons encore à ces deux modes de vie asilaire de l'hystérique, la conversion d'apparence psychotique et le parasitisme hospitalier, l'errance de celui qui, ne trouvant pas d'encrage lui permettant de se statufier, se perd dans une perpétuelle quête, récupérant à cet effet le système asilaire : admission, sortie, gratifications, sanctions, etc.

     


  • 5 - Symptomatologie hystérique, position et idéologie de la psychiatrie asilaire dans la société contemporaine.

     

    En fonction de sa structure, l'hystérique puise dans ce qui est à sa disposition pour se mettre au point I, point d'approbation de l'Autre du moi du sujet, point où il se vit comme moi-idéal. Un des éléments de la symptomatologie hystérique sera donc la personne d'en face, en l'occurrence le psychiatre faisant fonction de Mère à laquelle il va falloir arracher le sourire.

     

    Idéologiquement, le médecin se présente comme l'héritier d'une révolution bourgeoise, basée sur le libéralisme et l'individualisme. Cela n'est pas sans influencer son approche de la maladie, lui faisant négliger ce qui de la structure socio-économique prend part dans la détermination du processus pathologique et de ses répercussions. L'individu est perçu, limité par son épiderme, corps vu, corps palpé. Cette démarche individualiste relève de l'absurde en psychiatrie où la recherche de signes indexés supposés se référer à un processus psycho-pathologique sous-jacent en vient à occulter tout ce qu'il y a de production sociale dans le symptôme. Nous semble significatif, le "répertoire des questions à poser dans l'examen d'un malade mental", questionnaire type, proposé aux psychiatres en formation (cf en annexe).

     

    De toutes les questions proposées, deux seulement visent directement la situation socio-économique de 1a personne d'en face,

    - "Quelle est votre profession ?"

    - "Gagnez-vous bien votre vie ?"

    Une troisième, dans la rubrique “ État Civil” peut fournir quelque indication : "Où habitez-vous ?"

    Si effectivement, le social peut apparaître non déterminant dans la recherche de productions psychotiques, il n'en saurait être de même en ce qui concerne les névroses beaucoup plus sensibles à 1a réalité dans leur devenir. Le répertoire traduit la pratique et l'idéologie psychiatrique appliquée à une expérience asilaire fondée sur la "recherche" et le “traitement” de la psychose et des atteintes intellectuelles (démences, débilités), mais ne permet pas d'expliquer ce qui a pu amener une hystérique à produire tel ou tel symptôme. Il nous éclaire, cependant, quant à ce qui fait que l'on puisse "passer à côté" d'une névrose hystérique.

     

    À nous pencher sur les dossiers, nous pouvons déceler les mêmes manifestations de l'idéologie individualiste de la médecine contemporaine : rarement des interrogations en vue de brosser un tableau économique du malade. Heureusement qu'il nous parle et nous renseigne malgré nous.  

     

    Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas de nous lancer dans des  constructions hypothétiques ayant la vanité d'expliquer l'origine de l'hystérie à partir d'une structure socio-économique, mais de souligner une dialectique entre structure psychique et environnement, facilitant l'éclosion de telle ou telle symptomatologie. Ainsi, par exemple, tant chez Mme Ad. que chez Mme Jan., la structure familiale, la personnalité de l'époux, les conditions matérielles d'existence, une vie quotidienne sordide sont autant de facteurs facilitant la décompensation hystérique. C'est dans cette réalité contraignante, décevante, que le sujet ne peut plus soutenir la comparaison avec ses images idéales et que naît une révolte, lutte de prestige si peu adaptée qu'elle va mener à l'internement. Mme Ad. voulant égorger ses enfants lors d'une "dépression nerveuse", jetant la vaisselle dans la poubelle après l'avoir lavée, se battant avec son mari…, autant de réactions agressives face à un vécu dominé par la déception, le trou (la distance entre le corps et l'image spéculaire).

     

    La pratique asilaire ne reste pas insensible au heurt culturel de deux classes sociales, les pensionnaires recrutés dans le prolétariat ouvrier et agricole, le médecin représentant la bourgeoisie instruite. Ce dernier éprouvera d'autant plus de difficultés à ne pas glisser vers une position méprisante. La fréquence des entretiens avec les rares malades instruits sera très largement supérieure à ceux qu'aura le psychiatre avec un ouvrier ou un agriculteur, ne fût-ce que parce qu'est mis fin à une certaine monotonie entretenue par un défaut de communication dont la différence  culturelle, considérée comme une absence de culture chez le prolétaire, est un des éléments. C'est son incapacité à franchir ce fossé social et culturel, vécu - et non sans raison -comme obstacle à être aimé, qui amènera l'hystérique à la dépression qu'il ne lui sera possible de combler qu'éphémèrement par une succession de comportements réprouvés ou approuvés par l'institution ou, d'une façon plus durable, en s'aliénant dans le mythe du fou.

     

    Primordial dans l'approche de la névrose hystérique est le regard que l'on jette sur elle. Le psychiatre traditionnel aborde la maladie mentale dans un souci de diagnostic et non de compréhension, il s'agit pour lui de rétablir la valeur d'une inconnue au sein d'une équation, d'intégrer une personne dans un tableau nosographique prédéterminé. Tous les entretiens sont guidés par la recherche de signes psychiatriques et se figent dans un immobilisme contemplatif excluant toute investigation de nature analytique. E. Trillat ("Regards sur 1"Hystérie", L'Évolution Psychiatrique, avril-juin 1970, p. 353) fait de la prépondérance du visuel, le point central de la clinique de Charcot. "La clinique de Charcot se pose en terme de regard plus qu'en terme de savoir. Laissant à d'autres le soin d'échafauder des théories, pour lui, c'est le regard qui plonge dans la réalité, ou plutôt c'est le regard qui organise la réalité (...) Charcot était un visuel (...), c'est

    en termes d'espace, de plan, de dessin ou de peinture que se pose la question du savoir et la résume. Apprendre la clinique, c'est apprendre à voir (...)."

     

    L'hystérie est précisément ce qui résiste au regard, tout en y soutenant son désir, et le spectateur se voit renvoyer une mise en scène de ses propres images.

    C'est dans un leurre identique que s'est enferré Janet en approchant l'hystérie par le biais de l'hypnose. "Le regard de l'hypnotiseur ne trouve plus que son propre regard. Oubliant que l'hystérie était éliminée, l'hypnotiseur ne pouvait que découvrir l'hypnose; il ne restait plus qu'à conclure que l'hystérie était une hypnose naturelle et les symptômes hystériques des suggestions naturelles." (Ibid. pp. 355-56).

     

    La révolution freudienne réside justement dans l'abandon du regard au profit de l'analyse d'une relation intersubjective. "Comme Oedipe aveugle, il (Freud) n'avait plus à battre la campagne à la recherche de l'abominable séducteur, profanateur de la reine; il n'avait plus qu'à le découvrir en lui (...). L'hystérique pouvait projeter ses fantasmes inconscients sur une figure qui présentait avec la sienne des analogies profondes. Freud, par des dévoilements successifs pouvait rejoindre en lui-même la vérité que l'hystérique lui donnait à voir" (Ibid. p. 358).

     

    L'investigation psychiatrique en tant que paradigme de la sémiologie médicale générale (cf. Lanteri-Laura "Sémiologie analytique et sémiologie psychiatrique", in Benoît et Daumezon "Apport de la Psychanalyse à la sémiologie Psychiatrique, Masson 1970) méconnaît ce qui est de la dimension relationnelle de l'entretien.

     

    La fonction de l'entretien psychiatrique, à la lecture du "répertoire des questions", est de mesurer un écart, écart par rapport au mythe d'une normalité posée comme idéal, écart se voulant psychique : automatisme mental, hallucinations, délire..., mais qui est souvent culturel : scolarité, niveau intellectuel, profession... Cette réduction à du psychique est indispensable à la planification comportementale opérée au sein de l'institution psychiatrique. Le pathologique ne saurait être qu'individuel, ou en tout cas limité à un groupe restreint, c'est-à-dire anti-social. L'intégration dans une culture normalise. Il en est ainsi de certaines croyances religieuses, en la résurrection par exemple, qui ne sont que des délires institutionnalisés, qui, comme les délires individuels, reconstruisent une  réalité méconnue, absente. Cette identité apparente ne signifie cependant pas une structure, une conception analogue des deux types de délires.

     

    La fonction du premier entretien - le plus important, les entretiens ultérieurs n'intervenant que comme contrôle des effets des traitements administrés - est d'identifier celui qui est amené à devenir un malade mental et de déterminer son cheminement à travers les instances institutionnelles. Il en sera ainsi jusqu'au diagnostic définitif qui n'est pas loin de s'apparenter à un aveu, Le "diagnosticage" se révèle comme un tri permettant de séparer le bon grain de l'ivraie, les malades pouvant sortir de l'asile en tant que limite géographique, mais non du système psychiatrique public puisqu'ils continuent à recevoir leur injection de Modecate-retard toutes les trois semaines et à être surveillés par les infirmiers dans le cadre de la sectorisation - et ceux devant y séjourner plus longtemps, voire pour toujours. La sortie dépend de l'effet normalisateur des neuroleptiques et de la capacité du malade à reprendre son travail. L'hystérique se trouve désemparé dans cette mécanique qui n'a pas été prévue pour lui. Mis à l'asile, après avoir dépassé le seuil de tolérance de son entourage, il se retrouve face à un psychiatre tout autant intolérant.

     

    On admet que la seule thérapeutique pouvant apporter quelque  amélioration à une névrose hystérique est l'analyse ou la psychothérapie, pratiques pour lesquelles le psychiatre asilaire n'est guère disponible et qui se heurtent à l'institution. En outre, l'hystérie comme maladie ne paraît pas être une affection assez grave pour  nécessiter une hospitalisation et l'hystérique sera renvoyé chez lui ou gardé jusqu'à ce que quelqu'un daigne venir le chercher. Pour se faire réadmettre, i1 ne lui restera qu'à se retrouver une nouvelle fois "victime" de l'intolérance familiale ou sociale. Telle Mme Car. s'exhibant nue devant les portes de l'Hôpital pour être réhospitalisée. De là, tous ces passages à l'acte consistant à neuroleptiser les hystériques pour les faire taire. Les fonctions du psychiatre asilaire se limitent à des opérations de triage et de gardiennage, fonctions  occultées par un pseudo-discours scientifique. À ces deux niveaux du discours psychiatrique correspondent deux types de comportements. L'hystérique dupe du discours médical constituera son moi dans une symptomatologie d'apparence psychotique. L'autre jouera avec les institutions hospitalières : admissions, sorties, loisirs, médicaments … et, découvert, se verra châtié.

     

    Nous avons souvent utilisé l'expression psychiatrie "asilaire", entendons par là le psychiatre qui, du fait de sa position dans le système socio-économique, se voit contraint d'assurer, à titre préventif ou répressif, le maintien d'un certain ordre social. Du fait de sa dépendance économique face à l'administration, il est obligé d'épouser les perspectives de la politique gouvernementale et de se conformer aux prescriptions de la direction administrative de l'asile. L'hystérique récupèrera ces bornes administratives à l'activité du psychiatre qui ne pourra faire autrement que d'entrer dans son jeu, faisant rechercher et enfermer l' "évadé", attacher le suicidant, "tasser " l'agressif. Cette situation exclut en elle-même toute activité thérapeutique  autre que strictement médicale ou sociale.

     

    Installé dans son fief, le psychiatre asilaire voit comparaître devant lui différentes catégories de personnes qu'il n'aura même pas à juger mais dont il devra tout simplement cautionner l'élimination sociale. La majorité des pensionnaires d'un asile sont en placement volontaire et si le psychiatre peut les faire sortir en demandant la transformation du placement volontaire, en service libre, il ne peut cependant empêcher leur réadmission dès le lendemain (cf. Mme Ad.).

     

    La circulation de la monnaie dans le système asilaire contribue à renforcer la qualité d'objet, de marchandise, du malade. Lors d'une consultation privée, le demandeur paie directement son médecin, il dispose d'un moyen de gratification et de pression économique lui valant un minimum de respect de la part du praticien. Rien de pareil à l'asile où la relation financière s'établit en dehors du malade, point n'est donc besoin de le préserver comme source de revenus, ce qui va de beaucoup faciliter et amplifier les manifestations des réactions affectives de la part des soignants. L'absence de la liberté inhérente au système libre-concurrentiel contribue à l'exclusion du "malade mental". Non seulement, il perd tout intérêt financier direct mais il devient, hormis exceptionnellement celui d'objet d'étude, de cobaye, une gêne, un handicap. D'où le rejet agressif de l'hystérique vécu comme intrus, et perte de temps, car à la différence du psychotique et du dément, il parle, demande. On voit là tout l'avantage qu'il y a à occulter l'hystérie. Traiter un hystérique avec une thérapeutique asilaire, réduisant le sujet à l'état animal de besoins, laisserait planer un climat d'angoisse et de culpabilité.

     

    Il appartient au psychiatre de devoir soutenir ou l'image du médecin ou sa frustration devant la déception de la personne lui faisant face. Dans le répertoire sémiologique de l'image du médecin trois éléments semblent être particulièrement remis en cause dans le système psychiatrique asilaire : le (supposé) savoir, la relation au corps, la médication, Par 1à, s'insinue une faille dans le pouvoir et la puissance imaginaires du médecin des fous. La déception s'inscrit chez l'hystérique à un double niveau, La demande littérale de guérison se perd dans le vide du savoir psychiatrique, la demande d'amour rencontre ou l'indifférence professionnelle ou des consolations, encouragements, promesses... visant à occulter l'impuissance ontologique de la psychiatrie asilaire et à atténuer la déception en résultant. Que dire alors de la majorité des cas où l'hystérique et le psychiatre se trouvent de force mis en présence l'un de l'autre ! C'est à ces moments-là que la fonction policière du système asilaire est la plus patente et que le psychiatre ne peut plus soutenir la comparaison avec une image du médecin ornée de la fonction mystique de guérisseur. La neuroleptisation des psychotiques permet de perpétuer le leurre par une amélioration sociale des symptômes au détriment du sujet. Face à l'hystérique, le thérapeute se voit obligé de reconnaître son impuissance. Une rencontre de leurs demandes respectives va s'opérer pour soutenir la puissance du psychiatre dans sa dimension paternelle. Deux voies s'offrent à cet effet à l'hystérique : instauration de la puissance mythique  médicale dans l'identification à la psychose ou, d'un pouvoir policier, dans le jeu avec les interdits institutionnels. Est aussi à rétablir pour l'hystérique, la fonction du corps dans le "jeu du docteur". Le médecin, celui qui  palpe, explore, inspecte le corps, et c'est là le lieu privilégié de relations érotiques. En outre, il y a de l'appréhension à ne pas être touché, du doute quant au sérieux du docteur. Plusieurs possibilités s'offrent à l'hystérique pour mettre son corps en scène :

    - la transgression des interdits institutionnels, fuites, tentatives de suicide, agressions, anorexie, etc. amenant le personnel psychiatrique à user de moyens coercitifs, voire même de la violence physique.

    -  les symptômes moteurs des affections psychotiques, catatonie, par exemple, catalepsie, stéréotypies, etc.

    - les symptômes psychiques des psychoses, délires, hallucinations etc. amenant une relation au corps par l'intermédiaire des médicaments.

     

    Le médicament donné à l'hystérique remplit une fonction particulièrement ambiguë. L'action de la psychiatrie asilaire contemporaine étant fondée sur les neuroleptiques, il existe une offre quasi-permanente de médicaments. À propos de l'hystérie, une discontinuité, une cassure a été introduite dans ce discours médicamenteux et cela en référence à des notions théoriques extirpées de la pratique analytique, autre que strictement médicale. Il n'y a rien d'étonnant alors à ce que les hystériques essaient de rétablir ce point essentiel du système asilaire, d'effacer une position singulière vécue comme frustrante. Le médicament prend valeur de gratification, il vient alimenter leur soif d'amour. Notons que pour le psychiatre aussi, le médicament prend face à l'hystérique valeur de don et lui permet de retrouver sa puissance car en tant que signifiant, il rétablit la relation médecin-patient. Pour l'hystérique, demander un médicament, c'est, avant tout, réclamer un maître auquel se donner.

     

     

    6 - Reproduction de l'imaginaire par la vie asilaire.

     

    Le mode de vie asilaire tend à réduire, à annuler la distance thérapeute-malade, au point d'instituer une relation duelle sur l'axe imaginaire. La promiscuité avec les hospitalisés favorise les relations extra-professionnelles dans lesquelles apparaissent des réactions (contre)transférentielles plus difficilement contrôlables. Vivre au contact des mêmes personnes, des jours, semaines, des mois entiers, ne saurait être compatible avec une position thérapeutique. On en aboutit, au niveau des infirmiers, à un simple gardiennage et au niveau des psychiatres, psychologues, à des relations affectives dépendant des avatars du transfert. Nous avons déjà cité l'exemple de Mme Haf. appelée par les infirmières, Mme De Gaulle ou Mme Hitler, se situant par 1à dans une perspective a-thérapeutique permettant de satisfaire leurs réactions agressives.

     

    Un jeu s'établit dans lequel le soignant projette sur le malade-miroir ses fantasmes. Jean-Baptiste est un paranoïaque d'une cinquantaine d'années, nain disgracieux, présentant un délire de persécution avec des éléments mystiques. Il se trouvait toujours quelqu'un parmi le personnel pour lui demander s'il n'avait pas vu le diable et à entretenir avec lui une discussion ironique sur ce sujet. D'autrefois, menaçant certains soignants verbalement de leur "couper le zob", ceux-ci répondaient en le menaçant à leur tour de le castrer et, alliant le geste à la parole, ils prenaient des ciseaux qu'ils approchaient de sa braguette, en disant qu'il n'y avait rien à couper.

     

    Quelque peu différente est l'expérience que nous avons eue avec un jeune schizophrène de 17 ans, d'un I.M.P.. Durant le congé annuel, il était de coutume de  placer François à l'hôpital psychiatrique. Cette année, on devait le garder définitivement. Ce jeune homme autistique, n'ayant pas acquis les rudiments du langage, présentant des stéréotypies caractéristiques, balancement d'avant en arrière, s'arrachant des lambeaux de chair et se badigeonnent de sang, mangeant et se décorant de ses excréments, vidant les poubelles,…craignait particulièrement les adultes et fuyait tout ce qui pouvait rappeler un bâton.

     

    Quelques infirmiers et nous-même essayâmes d'établir avec François quelque chose qui - rétrospectivement - semble relever de l'apprivoisement. Avec beaucoup de difficultés, nous arrivâmes à un mince résultat : échange de quelques mots,  jeux de balle, promenades en dehors du pavillon... Mais, progressivement, l'institution allait s'opposer à cette ébauche de socialisation. La douleur fut introduite sous la forme d'une extraction, par le dentiste de l'hôpital, de l'ensemble des dents de la mâchoire supérieure, sous anesthésie générale. Une dent était cariée. À la souffrance de l'extraction, s'ajoutait celle des blessures de la gencive qu'occasionnaient les dents de la mâchoire inférieure. Impossible de lui mettre un dentier. En résultat, un mouvement d'introversion et d'agressivité rendant extrêmement difficile toute relation, Point n'est besoin de spéculer sur l'image qu'a ledit dentiste du malade mental.

     

    Il ne s'agit pas là d'un cas exceptionnel. Le personnel infirmier et médical, malgré quelques protestations individuelles, reste complice de ces aberrations. Prendre position en faveur du fou est supprimer un des repères traditionnels de la distinction soignés-soignants. Le malade mental n'ayant pas droit à la parole ou s'il parle, c'est une parole folle, psychiatrisée, et non un discours social ou politique. Lui est enlevé à tout jamais le droit à la parole.

     

    D'autre part, le personnel n'allait pas tarder à faire preuve, à l'égard de François, d'une intolérance, qui, pour compréhensible qu'elle soit, n'en fut pas moins nocive. Depuis qu'il se promenait dans le parc, François faisait de plus en plus preuve d'audace et venait parfois à midi, au réfectoire du personnel, s'asseoir à une table et puiser dans les assiettes et les plats à sa portée. Au début on trouva cela amusant, puis ce furent les expulsions brutales. Comme il fallait trouver des responsables aux infractions commises, on en vint tout naturellement à lier à ces méfaits les personnes qui avaient montré quelque intérêt au jeune psychotique. Ils furent accusés par le directeur de l'hôpital et le restant du personnel, de l'intrusion et des dégâts commis au réfectoire, à la cafétéria et dans certains pavillons. "C'est le protégé de … qui a cassé cent carreaux". Sous la pression de l'administration, le médecin-chef du service fut obligé d'ordonner la mise en cellule de François et sa neuroleptisation.

     

    L'asile est particulièrement hostile à tout procès thérapeutique engageant les "soignants". Il ne saurait être question d'une existence du fou, c'est-à-dire d'une dialectique entre structure psychique et environnement, ce qui supposerait une participation personnelle à la pathologie, le fou ne serait plus l'étranger que l'on préfère éloigner pour conjurer la folie. Comprendre le fou ne va pas sans mobiliser une certaine angoisse, les barrières s'estompent. Est-ce là l'explication de l'allergie de l'asile à toute thérapeutique, la psychothérapie par exemple, fantasmée comme facilitant le passage de la folie à la normalité ? Rapprocher le malade mental de l'individu normal, c'est aussi rapprocher l'individu normal du malade mental. Une résistance permanente s'oppose à toute identification possible à 1'image d'un fou : corps unifié, il n'est qu'objet partiel symbolisant la castration. Cette résistance est d'autant plus forte que l'organisation de la vie asilaire facilite ce genre d'identification en "normalisant" les rapports malades/soignants.

     

    Le fou, de par ses avatars, devient le symbole de notre propre risque. Une analyse des fonctions et des rôles respectifs nous amènerait à considérer les soignants comme représentants de la Loi, de l'Ordre, et les soignés comme relevant de ce qui à trait à l'interdit, En fait, les repères identificatoires de ceux qui sont amenés à s'occuper de fous sont doubles. D'une part le soignant s'identifie au fou, image de sa propre bestialité, de son désir enfermé, d'autre part il est interdisant, sauvegardant  ainsi son existence, Certains engagements individuels dans la répression de la folie réalisent une défense personnelle contre ce qui apparaît comme une actualisation de l'indésirable.

     

     

     

    CHAPITRE  IV  :  L'INSTITUTION OBJET

                    

                 ANALYSE  D'UN  INSTITUT  POUR  HANDICAPÉS  MOTEURS :

    Univers imaginaire, dynamique économique, débilogenèse.

     

    L'Institut Médico-Éducatif  "Les Bleuets", créé en octobre 1974, après extension de la maison-mère, "Les Sauterelles", créée en 1966, tous deux gérés par une association privée et agréée par l'État, a pour objectif la prise en charge d'enfants et d'adolescents handicapés moteurs : infirmes moteurs-cérébraux, myopathes, poliomyélites, paraplégiques, hémiplégiques, etc. Chaque institut emploie un personnel spécialisé constitué de médecins (neurologue, orthopédiste, pédiatre, psychiatre, généraliste), de paramédicaux (kinésithérapeutes, psychomotriciens, ergothérapeutes, orthophonistes...), de psychologues et d'éducateurs.

     

    Les instituts sont accouplés à des groupes scolaires dépendant de l'Éducation Nationale :

    "Les Sauterelles" (60 enfants) : EMP + jardin d'enfants.

    "Les Bleuets" (120 enfants) : section scolaire + IMPRO

     

    La gestion est assurée par un directeur, en l'occurrence un ancien éducateur spécialisé, qui intervient tant à un niveau administratif que disciplinaire. Cependant, le personnage central de cet univers est la Présidente de l'Association, "1'employeur".

     

    Notre analyse rend compte de certains traits qui, loin d'être uniques, se retrouvent dans de nombreuses institutions analogues, premières générations soumises directement à l'autorité et à l'emprise de la Mère fondatrice. Rien ne permet d'affirmer que lors des générations à venir, c'est-à-dire avec la disparition des instances actuelles, de Mme la Présidente en particulier, une évolution libérale et thérapeutique ne soit possible.

     

    STRUCTURE  RELATIONNELLE .

     

    Comme dans toute entreprise, c'est l'employeur qui dispose du pouvoir effectif de décision, cela malgré l'exigence par les textes d'un directeur supposé gérer l'institut.

     

    À 1'IME "Les Bleuets", les rapports directeur-présidente sont profondément déséquilibrés, la présidente, Mme A., intervenant directement et constamment dans le fonctionnement de l'institution au point que le directeur n'est plus qu'un homme de paille. C'est elle qui prend toutes les décisions, les plus minimes.

     

    Il s'agit d'une forte personnalité hystérique gouvernant à force de cris et de pleurs (le personnel parle de "ses dépressions" et de "ses crises"). Elle ne peut être le lieu d'échange d'aucune parole, tout murmure se voit censuré par l'éternelle menace de licenciement. Pieuvre jetant partout ses tentacules, elle intervient directement au niveau professionnel, voulant "organiser" le travail de chacun, imposer certaines techniques..., venant jusque dans les locaux disposer les meubles suivant sa convenance. 

     

    Mme A. correspond à l'image que l'on peut avoir de la mère du psychotique, l'institution qu'elle a créée sert à la combler. En faisant son objet, elle n'en tolère pas la moindre indépendance, disant elle-même qu'il ne saurait être question que "ça marche seul". Son désir est de réduire "son" personnel à un état de dépendance semblable à celui des handicapés moteurs qui, à l'extrême, n'ont plus aucune initiative motrice et qu'il faut pousser. À son insu, elle définit sa position. Lors d'un entretien, où il était question du financement de l'institution, elle dit avoir "fiancé l'institut". Dans les conflits avec les syndicats et les délégués du personnel, elle se dit au-dessus de la loi et se propose de faire modifier la Convention Collective de l'Enfance Inadaptée. Notons que ses relations avec des hauts fonctionnaires et des hommes politiques de droite, la mettent à l'abri de toute sanction administrative, en particulier en ce qui concerne 1'inspection du travail.

     

    Une formidable agressivité finit par éclore au sein du personnel. Le Directeur lui-même, au début de son embauche, laisse entendre à qui veut 1'écouter, son "envie d'étrangler" (sic) la présidente, et reconnaît ses difficultés " À rester équilibré à ses côtés" (sic). Cependant, les avantages liés à sa fonction et son angoisse lui font progressivement sacrifier sa qualité de sujet. Il est allé en s'identifiant progressivement au désir de Madame, non pas tyran mais simple transmetteur sans désir propre. Conformément à la demande de Mme A., il a fait interdire toute réunion entre les membres du personnel et a systématiquement dissous, avec des menaces de sanctions, les rares rencontres spontanées. Pendant les réunions, le personnel est censé, non pas travailler, mais comploter (sic).

     

    De son côté, le personnel vit tellement dans la peur du renvoi, qu'il exécute, en protestant bien sûr, ce qui leur permet de se déculpabiliser, les directives les plus aberrantes. L'organisation institutionnelle permet à Madame de s'assurer la toute-puissance. Il n'y a pas de Médecin-Chef responsable des admissions et des sorties, seul un médecin coordinateur devant harmoniser les interventions des différents spécialistes. La présidente décide seule et en toute souveraineté dans ces domaines.

     

    Le personnel paramédical, éducatif, psychologique, se heurte constamment à tout un système de contraintes tendant à maintenir une situation infantilisante.

    - Remarques quant à la tenue. On va jusqu'à reprocher, à certaines personnes, leur manière de frapper à la porte du secrétariat avant d'entrer, ou leur manière de s'asseoir.

    -  Refuge de certains employés dans les WC pour fumer.

    - Interpellation et réprimande d'une psychologue par la présidente, celle-ci étant allée chercher elle-même un enfant dans une salle de classe au lieu de faire appel à une aide-soignante, etc.

     

    Échappe cependant au contrôle de Madame, le groupe scolaire, ce qui l'irrite particulièrement. Les psychologues ont été engagés initialement pour court-circuiter la psychologue scolaire. Celle-ci doit faire contresigner ses examens psychologiques par les psychologues de l'Institut. La présidente avait aussi décidé de la répartition des élèves entre les deux psychologues des "Bleuets", l'ancienne devant s'occuper des petits, le nouveau devant "prendre" les grands. L'explication fournie par le Directeur, était que Mme A. craignait que l'ancienne psychologue complote avec le directeur du groupe scolaire, qui s'occupe des classes de 6ème, 5ème, 4ème, (classes terminales). Les inconvénients pratiques de cette répartition étaient tels qu'elle ne put être acceptée qu'en principe.

     

    Un des mouvements permanents engendrés par l'angoisse suscitée par la personnalité de Mme A., est le repérage et le modelage constant par rapport au désir de celle qui a engendré l'Institution ou du "Chef". Nous nous permettrons de citer une anecdote tirée de nos avatars personnels.

     

    Un vendredi soir, après une réunion avec les délégués du personnel pendant laquelle la présidente a plusieurs fois critiqué et ridiculisé le directeur, celui-ci interpelle, en présence de Madame, ma collègue pour lui dire "qu'il doit me passer un savon". Le passage à l'acte vise tant à se couler dans le désir de l'Autre pour redevenir aimable qu'à récupérer illusoirement une puissance perdue.

    Le lundi, je fus "convoqué" pour me "justifier". Je me vois reprocher "d'avoir porté atteinte à une action éducative" et d'avoir commis une faute professionnelle en prenant des enfants sans prévenir personne". L'éducatrice-chef était venue se plaindre auprès du directeur.

     

    Les faits étaient les suivants :

    Un jour que je voulais rencontrer un enfant à la demande de son enseignante, je l'ai trouvé puni, couché à même le sol, seul dans une pièce obscure, son appareillage débranché et inaccessible pour lui. Nous allâmes discuter dans mon bureau. Il ne me semblait pas avoir à intervenir dans la réalité du côté des persécuteurs. Il me fut reproché d'avoir porté atteinte à une "action éducative". Notre deuxième faute est d'être allé un jour, à l'heure de la sieste et à la demande de son enseignante, chercher une jeune fille à l'internat, sans avoir prévenu auparavant une éducatrice de notre venue. L'éducatrice-chef est allée nous "accuser" chez le directeur "d'avoir pris des enfants sans prévenir", signifiant par là mon intrusion à l'internat. Je ne pus m'empêcher de dire à l'éducatrice à propos de sa punition que je la considérais comme relevant du sadisme. Il faut dire que j'avais été ému de voir cet enfant débranché de son appareil posé à distance, se tordre à même le sol comme un ver. De son côté, le directeur avait compris que j'emmenais (où ?) des enfants sans prévenir la responsable. Ce qui avait été vécu comme un viol de territoire, devient un rapt. Je dû expliquer que, ne connaissant pas personnellement les enfants, il me fallait obligatoirement l'aide d'une éducatrice, et que donc celle-ci était informée. On me répondit que j'aurais dû prévenir avant de me présenter au local où les enfants étaient rassemblés.

     

    Les interprétations sont nuisibles à partir du moment où une personne dispose du pouvoir de sanctionner au niveau de la réalité un procès imaginaire et transférentiel. Cet exemple illustre parfaitement la dynamique anti- thérapeutique (exclusion de la parole) et hiérarchisée de l'Institut.

     

    Un double réseau imaginaire s'était construit en fonction des deux personnages centraux: la présidente et le directeur. Certains membres du personnel, les plus nombreux, essayaient de récupérer une "bonne image" paternelle en sympathisant avec le directeur "qui ne pouvait pas faire autrement, le pauvre" (sic) et faisaient endosser toute la responsabilité de leurs désagréments à Madame. D'autres, au contraire, reprochaient (directement) au directeur sa politique répressive et faisaient peu cas de Mme A.. Deux images différentes sont réinvesties selon l'histoire de chacun, et les conflits patents s'étayent sur ces deux axes imaginaires et divisent le personnel quant au "vrai" responsable. La promiscuité et l'intensité des relations (45 h par semaine) vont favoriser des passages à l'acte, avec une impossibilité totale de symbolisation dans un cadre adapté (réunion de reprise).

     

    Une référence à la théorie psychanalytique de la formation des groupes nous permet de comprendre l'échec de toute action politique commune  au sein de l'institut. La mythologie freudienne associe la formation du groupe au meurtre du père. Au début, était le père de la horde, tyran violent, se réservant pour lui la possession des femelles et chassant ses fils dès qu'ils grandissent, afin qu'ils ne portent pas atteinte à ce droit de propriété. Les frères chassés finissent par se révolter en s'unissant ; ils procèdent en commun au meurtre du père et au festin où le mort est mangé.

     

    L'échec de nombreuses tentatives d'action syndicale et politique, du fait de l'incapacité du personnel à se constituer en groupe, semble pouvoir trouver un élément d'explication dans le fait que le tyran imaginaire en l'occurrence, n'est pas un homme, disons le Père, mais la Mère. Les relations au tyran sont d'une nature différente suivant que celui-ci est un homme ou femme. Le rapport politique au Père s'opère dans le cadre de l'Oedipe et de la castration, c'est-à-dire de la violence armée. Le meurtre symbolique du Père n'est possible que par l'identification du groupe au Père castrateur. La monnaie d'échange, le signifiant du discours, est le phallus : l'avoir ou non. Le groupe puise la force de son action dans l'image du Père auquel il s'identifie.

     

    La relation au tyran féminin est plus archaïque. Notre expérience de la Mère ne se situe pas sous le signe de la violence et de la castration, mais s'élabore sur un mode oral. Ce n'est pas l'image du Père et de son meurtre qui est réinvestie. Le personnel en tant que groupe se trouve désemparé et accepte la tyrannie comme la désagréable contrepartie du rôle nourricier de la présidente. Interrogeant les membres du personnel, quant aux raisons de leur passivité, ils nous répondaient : "C'est elle (Mme A.) qui nous paye", "c'est elle qui nous donne la bouffe". La présidente renforçant cette relation : "C'est moi votre employeur, c'est moi qui vous donne du travail" (entendons : "c'est moi qui vous nourris"). Alors que l'opposition au Père peut se voir organisée, ordonnée, l'opposition à la Mère reste asymbolisée. Les seules personnes voulant entreprendre une action politique sont d'ailleurs celles qui incriminent le directeur, les autres se limitant à des protestations et des plaintes du type "j'en ai marre", "elle me fait chier", "elle délire complètement", etc.

     

    Face à cette mère hystérique, la réalité économique du travail comme échange, illusoire dans une institution non basée sur la réalisation d'un objectif impliquant la valeur individuelle, chaque employé étant interchangeable et se réduisant à un poste prévu budgétairement, devient don, gratification de la part de l'employeur. Aucune action directe à l'égard de la Mère n'étant acceptable, il va falloir récupérer quelqu'un pouvant jouer le rôle du Père et imposer sa Loi. Depuis plusieurs mois, le personnel espère en l'intervention d'un des membres du Conseil d'Administration pour normaliser la dynamique institutionnelle. Il faut trouver quelqu'un qui, de par sa position, puisse "remettre Madame à sa place". Le directeur déchu n'est que le pâle miroir où chacun reconnaît sa propre image. Se réunissant avec le reste du personnel, ils se lamentent et fantasment la mort de Madame.

     

    Intervient, fortifiant les relations conflictuelles, ce que nous appellerons l'imaginaire du travail. Le reproche le plus constant fait au personnel par la présidente, le directeur et les "petits-chefs" (kinésithérapeute-chef, éducatrice-chef) est de ne pas travailler, c'est-à-dire, dans le cas présent, non pas d'être improductif, mais de ne pas donner une apparence de labeur. Tout échange verbal, en particulier collectif, est considéré comme une échappatoire à l'obligation de travail. Attendre la demande des enfants serait pour les éducateurs un moyen de "glander" (est introduit ici le mythe d'une oisiveté mère de tous les vices, et en particulier sexuels). De là, un climat persécutif, chacun étant continuellement sur ses gardes, évitant d'être vu sans enfants. L'angoisse suscitée par la présidente et le directeur, l'attente de protestations et de révoltes de la part du personnel, rend toute parole subversive. Il faut submerger les employés, empêcher toute éclosion d'une manifestation individuelle, c'est l'impossibilité de tout contrôle effectif du travail fourni qui induit le glissement dans l'imaginaire. Particulièrement significatif, nous paraît à cet égard, l'obligation pour le personnel de porter une tenue de travail, y compris psychologues et psychiatres. Le refus du professeur d'éducation physique de mettre un survêtement en dehors de ses heures de cours lui a valu d'être licencié. (Notons qu'on lui reprochait aussi d'avoir laissé jouer aux indiens deux enfants sans les surveiller). L'aspect imaginaire de cette obligation est d'autant plus manifeste, quand on sait que le gymnase est dépourvu du matériel indispensable. Le préjugé de Mme est qu'un vrai professeur d'éducation physique porte un survêtement, même en dehors de ses cours, il faut donc qu'il en soit ainsi.

    Chaque membre du personnel doit faire semblant de travailler. Obligés de venir à l'institut pendant les vacances des enfants, nous nous vîmes contraints, après dissolution d'une réunion spontanée, de regagner nos locaux.

     

    C'est dans cette optique que nous pouvons analyser la demande d'une vocation chez les employés ; la vocation apparaissant comme un idéal dans la recherche d'un personnel soumis. Il n'y a plus de rébellion à craindre de ceux qui se placent dans le désir de Madame. Le directeur se définit comme ayant la vocation et se promet de "faire la chasse aux tire-au-cul" (sic). Pour Mme A.,  l'institut ne peut remplir sa fonction que s'il se présente conforme à son désir et partage ses fantasmes. Elle récupère l'écart par des pleurs, crises de colère, menaces de renvoi, etc.

     

    PRIMAT  DE  L' ÉCONOMIQUE  ET  NÉOPATHOGENÈSE.

     

    Les" Bleuets" sont un établissement privé fonctionnant grâce aux prix de journée payés par la D.A.S.S. La condition économique de la marche d'une telle entreprise est un nombre suffisant d'enfants pour couvrir les frais de fonctionnement. Cette exigence économique prend à l'IME "Les Bleuets" des proportions formidables allant à l'encontre de toute perspective thérapeutique. Ce que nous avons pu observer relève de la caricature, quasiment de l'expérimentation, au point que ce facteur économique prévaut sur toute autre considération.

     

    1 - Pseudo-débilogenèse institutionnelle.

    Dominique

    Début novembre 1974, nous sommes abordés par Mme Arm., institutrice, qui veut nous parler d'une de ses élèves, "Dominique". Elle nous fait part de son projet de mettre Dominique à l'E.M.P., qui regroupe les enfants débiles, mais elle voudrait bien l'avis d'un spécialiste pour cautionner le transfert. Une demande identique nous est faite par Mr. Bar., directeur du groupe scolaire, qui nous précise que le départ de Dominique à l'E.M.P. libérerait une place dans sa classe et qu'un autre élève, venant de l'extérieur, et attendant son admission à l'institut depuis plusieurs semaines, pourrait alors la remplacer.

     

    Dominique est une jeune fille de 7 ans, I.M.C. La première fois que nous la voyons, elle est recroquevillée dans son fauteuil roulant, le regard rivé au sol, mutique, puis pleurant. Elle a un visage particulièrement disgracieux et un air rebutant. D'ailleurs, l'écoeurement et le dégoût semblent être les sentiments unanimes qu'elle inspire à son entourage.

     

    L'institutrice a noté dans le dossier de Dominique les observations suivantes :

     

    - "Ne participe ni à l'écrit, ni à l'oral pendant la classe. Écoute en suçant son pouce ou ses crayons de couleur. Mais pendant les séances de rééducation, dont Dominique est exemptée pour le moment, elle "joue à la maîtresse", se parle, s'interroge et se répond juste. Elle rappelle tout ce que j'ai dit au courant de la matinée ou même la veille (par exemple, Damien, montre-moi un crayon de couleur rouge..., alors que Damien n'est pas là, mais répète ce que moi j'ai dis le matin à Damien). "

     

    - "Pose sans arrêt des questions dès qu'elle entend que je me déplace (où tu vas, tu as déjà tout fait, on travaille maintenant... alors qu'il est peut-être onze heures du matin et que la classe a commencé à 9 heures)."

    "Lorsque la cloche sonne... où on va ... et après…"

    "N'a aucun sens de l'orientation (car ne connaît pas encore sa classe, mais rentre dans n'importe quelle salle) ni du temps. Quand je lui demande le vendredi (elle est interne) si elle est contente de rentrer à la maison, de revoir maman, elle me répond quelle maison ? Quelle maman ?"

    - "Ne s'intéresse à aucun jeu, parle constamment à ses crayons dont elle reconnaît bien les couleurs."

    - "Au début, elle pleurait chaque fois qu'il s'agissait d'aller en récréation (prétendait avoir froid, avoir mal quelque part). Et chaque fois, on lui disait de ne pas pleurer, que tous les enfants sortaient, etc. "

    " À présent, dès qu'elle va en récréation, elle dit : est-ce qu'on pleure, hein, est-ce qu'on pleure ?"

     

    La directrice de l'école maternelle d'où vient Dominique, note dans son rapport :

    "Dominique, en entrant en classe, salue tout le monde par un vigoureux "bonjour les enfants". La plupart du temps, nous l'accueillons par une chanson, ce qui lui fait bien plaisir et la dispose à être attentive. La musique aussi lui plaît bien. Elle paraît s'intéresser aux exercices du langage mais ne réagit guère. De temps à autre, elle commande ses voisins de table "assieds-toi,  regarde au tableau, viens ici..." À la maison, au dire de la maman, elle raconte ce qu'on fait en classe et répète certaines phrases enregistrées. Elle est très sensible aux compliments : les plus petites réussites doivent être appréciées. 'C'est bien ? C'est joli ?' demande-t-elle souvent.

    Elle aime la peinture et choisit toujours les couleurs gaies : du rouge, du jaune, du vert. Elle barbouille, veut recouvrir toute la surface, n'arrive pas à tracer des lignes au pinceau. Le dessin libre aux feutres se résume en du gribouillis (...). C'est toute l'éducation de la main qui reste à faire (...). Il paraît qu'elle ne voit pas bien et devrait porter des lunettes"

     

    L'instituteur spécialisé qui visitait Dominique à domicile, la décrit comme "une enfant coopérante et pleine de bonne volonté. Elle communique avec son entourage familial. Elle est assez expansive et bavarde. En somme, elle est bien disposée à l'égard de l'apprentissage, ouverte à notre enseignement." Il note "un fort déficit visuel. Il lui arrive de ne pas voir une craie à 30 cm de ses yeux et la voilà qui tâtonne. À deux mètres, elle prend un écureuil pour une bouteille". Cependant, Dominique "semble bien latéralisée".

     

    Le passage de Dominique à l'IME "Les Bleuets" se marque donc par une fermeture, un repli sur soi, des difficultés à se repérer..., bref, une nette régression qui va être sanctionnée par un diagnostic de débilité.

     

    Lors de notre premier entretien, elle pleure et veut retourner en classe. Nous lui expliquons pourquoi nous la voyons; elle semble rassurée après que nous lui ayons promis de la ramener à la fin de la séance. Elle ne cesse de répéter: "après je retourne en classe", se montre curieuse : "c'est quoi ça ?" (son dossier, un livre...), prend son dossier et le feuillette, le repose et nous dit regretter qu'ils ne chantent pas en classe, demande à dessiner. Elle dessine une poire, demande une nouvelle feuille de papier et dessine une autre poire, ainsi de suite une dizaine de fois. Nous lui demandons ce que représente la poire : "La poire, c'est Dominique, parce qu'elle ne sait rien. La maîtresse dit que je suis bête". Son institutrice lui avait auparavant demandé de dessiner une poire. Nous lui expliquons sa méprise. Elle répète alors "je ne suis pas une poire, je ne suis pas une poire..." et dessine une feuille d'arbre et un rond. Incitée, elle commente son dessin. La feuille, c'est elle, le rond, c'est sa maman, les deux sont détachés.

     

    Les entretiens ultérieurs sont tous centrés sur une problématique oedipienne et sur les difficultés de Dominique à se libérer d'une relation duelle avec sa mère, ou les substituts de celle-ci. Cela est manifeste dans les observations faites par son institutrice : identification à la maîtresse, dépendance, recherche d'une relation exclusive, etc.

     

    Nous retrouvons aussi à chaque séance, la débilité dite par l'Autre "Moi, je n'ai rien compris à l'école, je suis bête". Dominique s'est identifiée à l'objet de la demande de son institutrice, elle débile, le déchet, la "poire" de la classe. Sa plasticité imaginaire lui fait être au seul point où elle se vit reconnue par l'Autre. Elle peut ainsi se définir dans un rôle, une position, lui assurant une certaine stabilité, un repérage possible. Son entourage est ordonné en fonction de l'opposition poire/non  poire,  père = poire, mère = non poire.

     

    La position de Dominique au sein de sa classe est définie avec précision. Il est entendu qu'elle ne travaille pas, ne participe pas au cours. L'institutrice nous dit devant l'enfant : "Vous pouvez la prendre quand vous voulez, de toute façon, elle ne fait rien". Ce qui était déroger à la stricte réglementation des horaires des rééducations et consultations diverses.

     

    Outre la problématique identificatoire et oedipienne, que nous venons de dégager, les difficultés solaires de Dominique nous semblent liées pour une bonne part à un fort déficit visuel dont personne ne s'est préoccupé et à des difficultés de préhension.

     

    Suite à notre refus de considérer Dominique comme débile, elle est montrée au psychiatre, qui trouve "qu'elle est débile à vue de nez" (sic). Le psychiatre, nourrissant son cynisme des aberrations de l'institution, s'était fixé comme objectif  "de faire fonctionner la boîte".

     

    Compte-rendu de l'examen psychiatrique :

    - "malvoyante

    - déficit scolaire : aveugle ? Amblyope, débilité ?

       section IMP, avec retour possible,

    -le retour de l'exercice du signifiant,

    -les lunettes n'améliorent apparemment pas,

    - 7 ans, inhibée, discours pénible, monosyllabique,

    - ne sait pas compter, défaut de latéralisation,

    - accessibilité psychique réduite,

    - défaut de structuration spatiale,

    - fuite du regard,

    - activité spontanée, veut calculer, tripote les dossiers, gestes automatiques guidés par les couleurs - fait du gribouillis "c'est calculer",

    - intéressée par les objets, les pages blanches,

    - attention volontaire nulle -  lenteur de l'idéation,

    - stéréotypies verbales,

    - débilité moyenne.

    Conclusions :

    - bilan ophtalmologique

    - passage à l'EMP

    - peu d'éléments dans le dossier quant à l'appréciation quantitative des déficits,

    - psychomotricité, tests psychologiques."

     

    Une semaine après cet examen, nous apprenons, par une note de service, le transfert de Dominique à l'EMP. Cette décision a été prise en dehors de toute réunion où il eût été possible de confronter les avis opposés. Une partie du personnel (psychologue, psychomotricienne) allant protester chez le directeur, celui-ci répond qu'il avait pris cette décision, vue l'urgence du départ de Dominique, sa place devant être disponible à la rentrée de janvier (dans une dizaine de jours). Les parents ont été avertis. Le directeur leur a promis des séances de kinésithérapie pour leur enfant à 1'EMP, ce qui est impossible, compte-tenu de la pénurie de personnel. Il leur a parlé du bien de l'enfant. Ils ont accepté le transfert.

     

    Il nous est impossible de faire revenir le directeur sur sa décision; il se réfère à son autorité.

     

    Dominique se retrouve donc dans la section pour débiles des "Sauterelles" avec, comme l'expérience passée l'a largement prouvé, un retour bien improbable dans le circuit scolaire. Le devenir institutionnel de Dominique nous permet de saisir sur le vif  la perte du sujet dans l' (in) signifiance de la débilité.

     

    Une enfant, profondément handicapée physiquement et perturbée affectivement, se voit qualifiée de débile. Outre, l'attitude déjà dénoncée dans notre analyse de la psychotisation, les mobiles économiques jouent un rôle prépondérant dans cette méconnaissance annihilante du sujet. Le transfert de Dominique à l'EMP permet de gagner un prix de journée en libérant une place et de conserver un prix de journée en refusant un départ vers un établissement spécialisé pour amblyopes. Le refus d'un examen ophtalmologique garantit le diagnostic de débilité.

     

    Alexandra

    Née en août 1963, Alexandra est admise à l'IME "Les Sauterelles en 1968, en classe de maturation. Il s'agit d'une IMC ne marchant pas et ayant une très mauvaise vue (amblyopie, nystagmus). L'examen psychologique conclut à une intelligence normale (QI 95), une bonne structuration spatio-temporelle, une excellente mémoire et une instabilité de l'attention. En 1968, son institutrice note : "Alexandra a l'air de faire partie d'un autre monde. Elle ne joue pas encore avec les autres enfants. A du mal à faire des mouvements coordonnés. Ne peut pas dessiner, ni faire des expressions graphiques. Reconnaît très bien les couleurs et semble très bien s'adapter aux exercices sensoriels. A une mémoire peu commune. A beaucoup de mal à tenir sa tête."

     

    Éprouvant des difficultés scolaires et considérée comme débile, Alexandra est orientée vers l'EMP. Elle y régresse de façon spectaculaire : "Aime s'occuper seule, a du mal à s'intégrer au groupe. Parle peu. Régression dans tous les domaines, aussi bien intellectuel que moteur."

     

    Quatre ans plus tard, Alexandra retourne au groupe scolaire à la demande du personnel et après des interventions répétées du père. Dès lors, toutes les observations font mention de ses progrès constants. En 1972, son éducatrice note: "Dans toutes les activités collectives, le fait de son niveau intellectuel plus élevé que les autres, fait qu'elle s'y trouve encore exclue. (...) Alexandra possède une excellente mémoire. Elle apprend maintenant à lire avec une rapidité surprenante. Mais elle n'arrive pas à écrire, ne pouvant contrôler son geste. En graphisme, elle a beaucoup de mal, de plus, son amblyopie nécessite un matériel spécial. (...). Est bien latéralisée, possède à fond son schéma corporel et est bien située dans le temps (...). Elle ne possède pas un vocabulaire très fourni, mais il est facile de remédier à ce manque et elle a déjà fait des progrès depuis le début du trimestre (...)."

     

    L'handicap physique réduit fortement les résultats scolaires.

     

    Réunion de synthèse de décembre 74 :

    "Enfant très handicapée des membres supérieurs, qui a aussi une très mauvaise vue. En situation scolaire, l'efficience d'Alexandra est bien inférieure à ses possibilités intellectuelles car elle ne bénéficie pas des outils de travail adéquats."

     

    Les problèmes ophtalmologiques seront résolus par la prescription d'une loupe cylindrique et l'utilisation d'une machine à écrire à gros caractères.

     

    En janvier 1975, à la demande du directeur scolaire et de 1'éducatrice-chef, Alexandra est "montrée" au psychiatre qui émet le diagnostic de débilité, "non pas une débilité profonde, mais..." et qui prévoit "pour ce truc qu'il ne peut pas encadrer" (comprenons Alexandra) des antidépresseurs. Dans cette approche transférentielle, il n'est à aucun moment fait état des problèmes affectifs de l'enfant. De père français (enseignant) et de mère allemande, Alexandra a vécu deux ans et demi avec sa mère en Italie Elle parlait allemand jusqu'à 5 ans. Après son divorce, son père la ramène chez ses parents. En 1970, celui-ci se remarie avec une institutrice, un enfant naît en août 71.

     

    Les entretiens avec le père montrent une identification inconsciente à sa fille : lui-même, enfant, a été considéré par sa famille comme le petit dernier, l'incapable, à côté de ses soeurs omnipotentes. Il va s'agir de dépasser, d'occulter tout ce qui peut raviver une certaine image angoissante de la castration : "Même si ma fille devait en arriver à ne plus m'aimer, eh bien, tant pis, du moment qu'elle arrive à devenir quelqu'un." L'handicap physique est méconnu au profit d'une approche éducative et d'une interrogation sur l'intelligence de l'enfant. "Bien sûr, c'est entre nous une différence d'opinion sur l'éducation. Pour les éducatrices et pour vous (psychologue), il faut tout laisser faire aux enfants, ne pas les contrarier. Ma conception est simplement contraire à la vôtre. Je trouve, moi, qu'il faut de l'autorité, et leur apprendre qu'ils ne peuvent pas faire tout ce qu'ils veulent". Il réclame des tests "pour connaître le QI de sa fille". Après la naissance de son demi-frère, Alexandra devint de plus en plus opposante et entra en conflit direct avec le rôle d'éducateur que s'était attribué le père, qui considère que sa fille a les même réactions que sa propre mère (la grand'mère paternelle d'Alexandra), fermée, rigide, ne répondant pas à sa demande, ne reconnaissant pas sa loi. "Je suis là pour lui dire ce qu'il faut faire et ce qu'elle ne doit pas faire". Il soupçonne constamment sa fille de "jouer la comédie".

     

    Actuellement, c'est une tante qui s'occupe d'Alexandra, elle se fait appeler "maman", et depuis que le père s'est remarié, elle est hostile à l'égard de sa nouvelle femme et parle allemand avec Alexandra. La deuxième épouse prend le relais de la première dans l'agressivité de la tante à l'égard des femmes de son frère. Celui-ci reproche à sa soeur d'être trop permissive, "comme sa première femme".

     

    Nous n'avons fait qu'esquisser la situation imaginaire et conflictuelle dans laquelle est coincée Alexandra, récupérée par les uns ou par les autres, mais se voyant toujours refuser la qualité de sujet. L'institution est sourde à ses questions, en parler serait considérer l'enfant comme douée d'une autonomie psychique, d'un désir, ce qui doit être nié pour que l'institut puisse se perpétuer. Qualifier Alexandra de débile, préconiser une chimiothérapie, c'est résoudre institutionnellement son existence, la réifier.

     

    2 - Tentative de rétention des enfants à la sortie de l'institut, distorsion dans les comptes-rendus des réunions de synthèse.

     

    Nous pouvons là encore saisir sur le vif le détournement de l'institut de son objectif thérapeutique au profit de sa survie financière. Les handicapés se trouvent réduits à la valeur marchande du prix de journée.

     

    L'institut est une machine, qui, pour tourner, doit être alimentée en enfants.

     

    Le cas de Mireille nous permet d'observer les deux pratiques, falsification et absence du compte-rendu de la réunion de synthèse dans le dossier central. Sachant que l'ensemble des spécialistes et son institutrice demandent la sortie immédiate de Mireille, nous trouvons dans le dossier central en date du 13.04.72. le compte-rendu suivant :

    Réunion de synthèse du 13.04.72.

    "La proposition d'étudier le cas de cette enfant émane de l'assistante sociale en raison des perturbations familiales."

    Bilan social et familial :

    "La mère est éthylique. Quand elle n'est pas prévenue à l'avance d'une visite, on la trouve en état d'ébriété.

    Le père n'a jamais participé aux conversations : soit qu'il soit au travail soit qu'il soit renvoyé par sa femme qui lui dit que les conversations ne le regardent pas.

    La mère rejette l'enfant mais en même temps la bourre de bonbons et de chocolats. L'enfant fait du chantage à la douleur."

    Bilan médical :

    "Du point de vue orthopédique, l'infirmité motrice est bien encadrée. Mireille n'a plus besoin de kinésithérapie. Seul un contrôle de loin en loin mais régulier doit être envisagé."

    Bilan scolaire :

    "Il y a un retard scolaire mais l'enfant se débrouille bien.

    Elle accuse un retard de 3 ans pour la lecture et de 2 ans pour le calcul.

    De nombreuses et longues hospitalisations peuvent être mises en partie en cause. Mireille fait le strict minimum pour ne pas s'attirer les critiques de sa maîtresse, mais elle ne fait aucun effort".

    Conclusion :

    "On pourrait envisager le placement en milieu scolaire normal mais le chantage à la douleur pourrait provoquer un rejet. L'accueil risque d'être mauvais dans un cadre normal.

    Il faut donc maintenir Mireille encore un an ou deux à l'établissement en attendant une évolution.

    Il ne lui faut plus qu'une séance de kinésithérapie par semaine.

    Le Directeur de l'établissement convoque la mère".

    Cette falsification est corroborée par le compte-rendu de la réunion de synthèse du 23.11.72 dont on ne trouve aucune trace dans le dossier central :

     

    "La demande de cas émane des médecins.

    Bilan médical :

    "Mireille n'a plus besoin de soins médicaux intensifs. Seul, un contrôle orthopédique régulier est à envisager d'autant plus que pour l'été 73 est prévu l'ablation du matériel."

    Bilan scolaire :

    "Des démarches ont été faites en juin 72 pour que Mireille change d'établissement à la rentrée scolaire. Ces démarches ont été stoppées pour une raison inconnue. Il faudrait les reprendre d'urgence car Mireille ne peut que bénéficier de la scolarité en milieu normal. Si le transfert pouvait se faire pour la rentrée de janvier, cela serait souhaitable."

    Suggestions :

    "Il faut reprendre les démarches pour le transfert de Mireille. Demander l'avis de la commission médico-pédagogique."

     

    Véronique : née en avril 63 - admise en janvier 70, sortie en février 74.

        Compte-rendu de la réunion de synthèse en date du 18 mai 72 :

    Bilan EMP :

    "L'enfant participe bien aux activités, mais elle boude facilement. Certains jours, Véronique décide de travailler et fait des efforts, certains jours, elle décide de ne rien faire et ne fait réellement rien."

    Bilan psychologique :

    "Il y a de gros problèmes psychologiques, tant chez l'enfant que chez la mère. L'enfant est un ballon que la mère et le mari de celle-ci se renvoient."


    Conclusion :

    "Il faut convoquer la mère pour lui proposer un établissement IMP pour enfants non-handicapés".

     

    Dans le dossier central, nous trouvons, pour la même réunion, les conclusions suivantes :

    "Depuis le départ de Sylvie, une autre élève, Véronique évolue favorablement, en prenant des initiatives. Attendre avant d'entreprendre des démarches en vue d'un éventuel placement".

    Quasi systématiquement, il n'est pas fait mention dans le dossier central des conclusions demandant la sortie d'enfants.

     

    Isabelle, née en novembre 65.

    "La demande d'étude de cas émane des médecins".

    Bilan médical :

    "Isabelle n'a plus de problèmes orthopédiques. Elle a remarquablement bien récupéré depuis son intervention."

    Bilan scolaire :

    "L'enfant est à la limite entre le perfectionnement et un IMP."

    Bilan social et psychologique :

    "Un placement dans un IMP permettrait de suivre l'enfant de façon plus efficace."

    Conclusion :

    "Il faut convoquer les parents. Envisager un placement aux Mouettes (IMP). La sortie de l'enfant de l'établissement est demandée de façon péremptoire."

    etc.

    Nous pourrions multiplier les exemples.

     

    Le juste corollaire de cette rétention est l'admission d'enfants ne nécessitant pas d'une prise en charge institutionnelle. Avec la croissance de l'institut, les enfants peu handicapés sont de plus en plus nombreux.

     

            3 - Population de l'IME. Les admissions.

     

    La population de l'institut "Les Bleuets" peut être répartie selon trois critères : handicap moteur, difficultés scolaires (débilité) et problèmes psychiatriques. En toute logique, chaque enfant devrait présenter un handicap moteur. Que faut-il entendre par handicap moteur ? Au sein de l'institut se côtoient indifféremment des myopathes, des IMC, des poliomyélites, etc. Si nous classons cette population en fonction de la gravité de l'handicap moteur, prenant comme critère de gravité la perte d'autonomie, l'admission de la moitié des enfants est injustifiée.

     

    La présidente décide souverainement de l'admission d'un enfant. Les assistantes sociales visitent les familles dans lesquelles on a signalé un handicapé moteur et s'évertuent à convaincre les parents de la nécessité de placer leur enfant à l'institut. Le médecin coordinateur ne voit l'enfant qu'après son admission.

     

    Les motifs des parents à placer leur enfant, en l'absence d'un handicap physique suffisamment important, sont multiples :

    - L'Éducation nationale refuse souvent, pour une question de responsabilité, des enfants présentant un handicap moteur minime. Désirant, même obligés de faire suivre à leurs enfants une scolarité, les parents sont contraints de les placer dans des instituts spécialisés.

    - Un système de décharge des parents particulièrement bien organisé :     gratuité de la scolarité, même de l'internat, ramassage des enfants à domicile.

    Encadrement des enfants par une personne qui prend à son compte     l'angoisse des parents.

    - La représentation de l'handicap moteur comme image différentielle, point de ségrégation. L'enfant sera "mieux" parmi ses semblables. On assiste à l'éclosion de véritables ghettos où, sous le couvert du médical, sont parqués les "déchets" de la société.

    - Problèmes psychiatriques chez des enfants dont l'handicap moteur ne saurait les empêcher de suivre une scolarité normale.

    - Certains enfants sont en fait admis pour des difficultés scolaires.

    C'est le cas de Pierre, 13 ans, présentant des "séquelles neurologiques minimes" (docteur M.) après l'opération d'une tumeur du cerveau. Pierre nous dit ne pas éprouver de difficultés motrices, si ce n'est qu'il écrit lentement de la main droite. Par contre, il se plaint d'un certain ralentissement intellectuel et pense que l'enseignement dispensé par le groupe scolaire de l'institut lui est plus adapté, car plus élémentaire, qu'un enseignement normal. La réalité se prête peu à cette analyse.

    Pierre a été admis alors qu'il n'y a plus de place disponible en classe de 5ème, son niveau. Il se retrouve donc seul, à l'IMPRO, suivant des cours par correspondance. Deux enseignants, venant de l'extérieur, lui donnent des cours en allemand et en mathématiques; ils sont rémunérés par l'institut qui, dans cette affaire, est largement bénéficiaire. 

     

    Bernard, admis il y a 5 ans, aux "Sauterelles", pourrait, depuis une intervention chirurgicale, retourner dans un circuit scolaire normal. Il préfère rester aux "Bleuets" parce qu'on "travaille moins et qu'on s'amuse".

     

    Christian présente des séquelles d'hémiplégie aux membres supérieurs, des difficultés de marche et des troubles de la sensibilité. Il se déplace seul, en gauchant légèrement, sa main droite ne lui permet que de maintenir un objet. Ses capacités intellectuelles l'autoriseraient à poursuivre des études secondaires dans un circuit normal. Il préfère rester à l'institut et préparer un CAP d'employé de bureau, car il est "un des meilleurs de sa classe".

     

    - Certaines admissions se présentent comme solution au désir de se débarrasser d'un enfant.

    Patrick, né le 3.9.65 :

      Réunion de synthèse de mai 73 (pas de trace du compte-rendu dans le      dossier central).

     Bilan médical :

      "Il n'y a pas de problème médical, orthopédique ou neurologique."

       Bilan psychologique :

      "L'enfant est pénalisé d'être en compagnie d'enfants handicapés, lui qui ne l'est pas".

       Bilan scolaire :

      "Pas de problème. Patrick peut être admis dans un autre établissement."

       Conclusion :

      "Il faut convoquer la mère pour lui faire obligation, dans l'intérêt de l'enfant, de le faire admettre dans un autre établissement (...)"

     

    Parfois, pour les parents, la scolarité est plus importante que les rééducations. Ils interviennent auprès du directeur pour que celui-ci interdise lesdites rééducations qui empêchent leurs enfants de suivre la totalité de l'enseignement, préférant les emmener le soir à des consultations privées.

     


  • HANDICAP MOTEUR, NIVEAU INTELLECTUEL et RÉUSSITE SCOLAIRE. Contribution idéologique et institutionnelle.

     

    Tout nouvel arrivant à l'institut, éducateur, kinésithérapeute, psychiatre... fait inévitablement remarquer la faible instruction, le niveau intellectuel bas des enfants pris en charge. Des commentaires du type : "À l'embauche, on m'avait dit qu'il s'agissait d'handicapés physiques, mais en plus, ils sont tous plus ou moins débiles" (un moniteur), "les trois quarts des enfants sont débiles" (un psychiatre).

     

    Pour notre part, nous avons relevé les résultats obtenus par seize enfants au WISC (cf. annexe). Ils sont largement inférieurs à ceux d'enfants suivant une scolarité normale. Les performances sont particulièrement peu élevées aux subtests information et vocabulaire (5,50 et 5,64 pour une moyenne globale de 7,94) ainsi qu'en arithmétique.

     

    Ces résultats ne sont pas significatifs de l'ensemble de la population dont le niveau global est beaucoup plus bas, il s'agit d'une sorte de plafond. Pour des raisons de validité, nous nous sommes limités aux productions d'enfants peu handicapés physiquement, ne présentant pas de blocage affectif particulier et relativement bien intégrés dans le système scolaire.

     

    Les performances les plus faibles sont précisément celles obtenues aux subtests les plus directement liés à la scolarité. Nous ne pouvons que confirmer l'opinion de l'instituteur qui se plaint du faible niveau général de ses élèves. Nous ne partageons pas ses conceptions étiopathogéniques, quand il met en rapport résultats scolaires et handicap moteur, voire même organicité cérébrale (le mythe de l'atteinte cérébrale, le cerveau siège de l'intelligence). Les enfants que nous avons testés, ne présentent qu'un handicap physique mineur et en aucun cas une atteinte organique des sphères intellectuelles. En cas d'handicap moteur plus grave, les résultats sont globalement plus bas, tout en présentant les mêmes variations significatives aux subtests information, vocabulaire et arithmétique.

     

    Il n'est donc pas douteux que le système scolaire est - partiellement du moins -lui-même, la source de l'handicap scolaire. Sans entrer dans des considérations générales remettant en cause l'adéquation du système pédagogique, nous nous contenterons de relever quelques préjugés et fantasmes à l'oeuvre dans ce freinage scolaire et culturel qui institue comme corollaire de l'handicap moteur, un handicap intellectuel, limitant d'autant l'ouverture professionnelle.

     

    Outre la résignation de l'instituteur face à l'enseignement au rabais qu'il dispense (problèmes matériels, insuffisance du personnel, hétérogénéité des classes...), celui-ci a l'intime conviction de l'existence de limites intellectuelles intrinsèques chez l'handicapé moteur et, s'interrogeant quant à l'utilité de son enseignement, il est convaincu qu'il n'en a aucune (1'handicap physique est perçu comme un barrage socio-professionnel quasi insurmontable). On n'apprend à ces enfants qu'un minimum vital, le minimum indispensable pour survivre dans notre société actuelle. L'identification à l'enfant est particulièrement marquée, "on le comprend, il a des difficultés. On va lui faciliter le travail, l'aider à faire les préparations, être indulgent, etc." Ce qui dispense d'un enseignement approprié. On n'est pas loin d'une certaine euthanasie mêlant identification et culpabilité.

     

    L'instruction générale reste essentiellement concrète, liée à la vie quotidienne. Les connaissances arithmétiques sont élémentaires (opérations usuelles: addition, soustraction, multiplication). Significative, nous paraît l'institution de cours par correspondance devant permettre aux meilleurs des élèves (un ou deux par année) des classes terminales, d'acquérir un niveau scolaire identique à celui exigé dans les circuits scolaires habituels. Le directeur du groupe scolaire consacre un après-midi par semaine à surveiller la rédaction des devoirs par correspondance. En pratique, c'est lui qui décide de la capacité des élèves à suivre ces cours. Seuls, ceux dignes d'intérêt, sont inscrits.

     

    L'handicapé moteur se trouve confronté non pas à un système pédagogique original, mais à un enseignement lui-même handicapé, réduit. Les difficultés motrices viennent encore accentuer ce pseudo déficit intellectuel, en limitant la communication, l'adaptabilité des enfants au système scolaire.

     

    La débilité mentale de l'handicapé moteur, distanciation sécurisante, n'est en fait qu'une création artificielle d'une institution inadéquate. L'enseignement est basé sur le niveau scolaire des enfants. Dans chaque classe, se trouvent mêlés des IMC, des myopathes, des poliomyélites..., en aucun cas, il n'est tenu compte des singularités physiques de chaque élève. Il serait plus pertinent de regrouper ces enfants en fonction d'un deuxième critère : la spécificité de leur handicap, leur capacité de communication, et de procéder avec des techniques appropriées. Au contraire, aux "Bleuets", chaque classe est elle-même subdivisée en sections, les différents paliers sanctionnant les performances des élèves.

     

    Les enfants admis à l'institut sont irrémédiablement exclus du circuit scolaire normal et, partant, ne peuvent poursuivre des études secondaires ou supérieures, soit que leur niveau scolaire est trop bas (la quasi-totalité des élèves), soit que l'éducation nationale les rejette, en refusant la responsabilité. On s'accorde sur la nécessité de leur apprendre un métier et d'acquérir ainsi une certaine autonomie financière pour "ne plus être à la charge des autres". Aux "Bleuets", l'élite est orientée systématiquement vers le métier d'aide-comptable ou d'assistant-dentaire, les autres iront gonfler les rangs des ouvriers spécialisés infirmes. Toute originalité est condamnée. Bernard est un IMC de quinze ans particulièrement doué en dessin et en peinture. Il aimerait s'orienter vers le dessin industriel, songeant même, pour un avenir plus lointain, à la peinture artistique. Le directeur lui a dit que cela était impossible. Proposant par la suite - à défaut de mieux - de devenir jardinier, le directeur s'y est de nouveau opposé. Bernard nous dit qu'il "doit devenir comptable pour gagner sa vie."

     

    Se référant lui aussi au discours du directeur scolaire, Thierry nous confie vouloir s'orienter vers la comptabilité. Il pense ne pas pouvoir préparer le Bac, le directeur lui ayant expliqué, se référant à sa propre expérience, que cela était trop fatigant.

     

    Le quotient intellectuel des élèves, fourni par les psychologues à la demande de l'institution, vient étayer une orientation dans laquelle le désir de l'enfant n'a pas la parole. En réponse à notre naïveté, qui nous avait fait dire qu'un enfant d'un quotient intellectuel de 100 pouvait suivre des études secondaires, le directeur pédagogique nous a fourni un tableau établissant une correspondance entre QI et formation professionnelle :

     

    QI  <  80 : stage pratique, pas de préparation de CAP.

    85  <  QI < 100 : CAP ouvriers.

    90  <  QI  <  105/110 : CAP employés de bureau.

    QI  >  120 : baccalauréat.

     

    Nous assistons là à la plus aberrante des récupérations d'une évaluation quantitative qui, somme toute, dans son aspect global, n'est pas indifférente au système éducatif.

     


    OBJECTIVATION  MÉDICALE.

     

     Patrick, jeune garçon de 11 ans, sans handicap moteur trop manifeste, présente des troubles identificatoires et de repérage sexuel mis par l'entourage au compte d'un processus psychotique et considérés par les médecins de l'institut comme séquelles d'une encéphalite accompagnée de coma vers l'âge de 5 ans.

     

    Lors de notre premier entretien (le 24.10.74) il nous parle de sa famille :

    - "Son père s'appelle Jacques, il a 18 ans. Il est bricoleur, il bricole les voitures."

    - "Sa mère Monique, elle travaille à la maison, elle prépare les affaires pour aller à l'école."

    - Il dit avoir trois soeurs : "Patricia, Isabelle et Patrick et un frère : Pascale." (Il se classe donc dans le groupe des sœurs et fait de sa sœur Pascale un frère.)

    Patrick exécute un dessin, une maison (cf. annexe), dont il commente l'élément-clef :

    "C'est une botte. J'aime bien les bottes, comme ça, je peux marcher avec. J'ai des bottes blanches et pas des bottes rouges."

    "Je n'aime pas les bottes rouges, c'est pas facile à les mettre, et c'est maman qui les quitte."

    "Patricia a des bottes rouges..."

    Le thème de la castration se greffe sur ce qui sera symbolisé comme la "corne" de la botte :

    "Les garçons ont la corne, les filles n'ont qu'une porte. Isabelle dort avec moi dans le même lit. Il y a deux fenêtres, une pour Isabelle et une pour moi."

     

    12.11.74

    "Si on met les bottes de garçon, on est garçon, si je mets des bottes de fille, je suis une fille."

     

    22.11.74

    Patrick anime trois marionnettes parmi celles disposées sur mon bureau : une fille, le chaperon rouge (CR), un jeune garçon (G) et un homme barbu (B), matérialisation adéquate de l'autorité paternelle.

     

    G: "Bonjour mes amis, ça va bien... Allons voir le Chaperon Rouge, s'il va bien."

     

    B: "Bonjour ... qu'est-ce que vous faites ici ?"

     

    G "Je viens vous regarder... On va se promener ensemble. Attention que le loup ne vient pas ..."   

     

    B: "Pleure pas comme ça ... Allons nous promener ... Tiens un loup !"

     

    CR couchée : "J'ai envie de dormir, j'ai sommeil, quoi tu me réveilles. Nous allons faire   quelque chose."

     

    G: "Quoi ?"

     

    CR: "Tu sais même pas."

     

    G: "J'peux pas le dire."

     

    B: "Vous voulez dormir ensemble ?"

     

    CR: "Je sais pas dormir avec quelqu'un. Si je dors avec quelqu'un, je peux pas rêver, je dors       avec des cauchemars. (Chante) Un loup qui se promène dans les bois ... fait semblant de me manger."

     

    B: "J'aime pas quand on est dans mon lit."

     

    Patrick : "Papa veut que je dorme avec maman. Des fois c'est Isabelle qui dort dans le lit de ma maman. "


  • 22.11.74

    -  "Mon papa vient à sept heures quand il fait tout noir. J'aurai le temps de m'amuser."

    - "Quand je m'amuse aux poupées, ça va tout seul, quand on les déshabille, quand on les change."

    -  "Papa ne veut pas que je joue avec les poupées, ... on la casse. Si on la casse, on tombe par terre."

    -  "Les poupées ont les fesses derrières, chez moi elles sont devant."

     

    26.11.74

    -  "... Samedi j'ai joué aux poupées et dimanche j'ai joué avec mes billes. J'peux emmener mes billes, si vous voulez. Vous pouvez regarder comme ils sont. Ils sont dans une boîte. J'ai un jeu pour mettre les billes dans un trou et puis après on tire..."

    -  "Mon papa, il a un jeu de ... il bricole..."

    -  "Quand on met des billes, on fait pipi et ça sort, on tire..."

    - "On peut la chercher un moment la bille ... Je ne la cherche jamais... j'ai mes fesses devant ..."

         - "Samedi, mon papa a été bricoler dans la cave, il a coupé du bois."

     

    03.12.74

    Patrick, en entrant dans mon bureau où je suis seul :

    - "Il y a une fille chez vous" (quatre fois).

    - "Non un garçon".

    - "Non, je suis une fille, une fille ... Je m'appelle Patricia".

    Suit un jeu dans lequel il projette une poupée au sol : "La poupée a la tête enfoncée, elle a un trou, elle est morte… Je vais l'enlever, ça m'agace ce bidule."

     

    07.01.75

    Patrick dessine sa maison (cf. en annexe) et nous parle de sa soeur Pascale :

    "Elle est grosse... Elle couche avec des garçons. Peut-être elle va dormir avec moi. Il faut la payer pour ça... Maman me l'a dit..."

     

    Commentant le dessin du coin droit inférieur : "Il y a quatre tiroirs, je n'en ai fait que trois... Quatre enfants…un est malade, moi peut-être..."

     

    Au sujet des deux dessins de lit surmontés des mots : PATAOLE et PLEINOLE :

    "Pataole, c'est Patrick, plat ..., il sort de son lit, va sur un autre lit, prend la place de papa ... Il retourne dans son lit pleinole... plein."

     

    Lors d'une réunion de synthèse en mai 1975, le psychiatre des Bleuets, ainsi que le médecin coordinateur, mirent les troubles psychiques de Patrick au compte de l'encéphalite. Sans vouloir entrer dans les controverses relatives aux accidents psychopathologiques déclenchés par l'encéphalite, nous nous bornerons à dégager l'intention que sert cette étiologie mythique : des dires mêmes du psychiatre "ne pas entretenir des illusions", illusion qu'est supposée être toute approche psychothérapique en pareil cas. Cette organicisation de troubles psychiques est mettre un point final à toute question, condamnation à mort et exclusion vers un réel insaisissable, ce qui est perpétuer la mission d'une institution dont la raison sociale est l'irréparable du corps. La psychothérapie n'est qu'un avatar dans l'ordre institutionnel, parenthèse liée à la présence passée d'un psychanalyste et aux soubresauts de la résistance des psychologues, bientôt farce excommuniante car plaisanterie.

     

    S'opère en outre une médicalisation du psychique qui assure aux médecins la conservation d'un pouvoir en leur préservant un champ spécifique. Nécessité pour un psychiatre se présentant "là où je suis d'habitude, c'est moi qui commande" et promouvant la théorie d'une indispensable autorité institutionnelle de référence, ersatz du Père décédé dans sa fonction au moment de la prise en charge de l'enfant par l'institution.

    L'institution puise son droit et son pouvoir dans une plus-value de savoir, mirage entretenant sa méconnaissance.


  • ORGANISATION  DE  L'ESPACE  ET DU  TEMPS

     

    Les enfants handicapés sont en permanence soumis à un perpétuel étirement entre les différentes fonctions s'articulant au sein de l'institution. La spécialisation du personnel est poussée à l'extrême :

    -  personnel permanent :

     paramédicaux : kinésithérapeutes,

    psychomotricienne,

    ergothérapeutes,

    orthophoniste,

    infirmières.

     moniteur d'éducation physique,

     psychologues,

     éducateurs spécialisés (2 équipes de 2 pour chaque groupe),

     éducateurs techniques,

     aides-soignantes,

     instituteurs.

    -  personnel vacataire :

     médecin généraliste,

     psychiatre,

     orthopédiste,

     neurologue,

     pédiatre.

     

    Un enfant peut aisément "être soumis" à une dizaine d'intervenants différents. Dans cette organisation, matérialisation de la cassure, l'handicapé moteur se vit éclaté. Il verra son corps et son esprit, dont il ne dispose pas, éparpillés, alimentant les différents postes de travail. Cette expérience de l'être en miettes sera d'autant plus aiguë que la connaissance qu'a chaque spécialiste de l'enfant, n'est guère mise en commun (sauf à la sortie pour une raison administrative).

     

    Les difficultés des enfants à se repérer vont être accentuées par l'organisation temporelle des interventions. Ils peuvent être "pris" chaque jour pendant une tranche horaire d'une heure et demie, ou encore à l'heure de la sieste.

     

    Ces tranches horaires sont actuellement réparties de la manière suivante : soit A, B, C, D, 4 groupes de 2 classes,

    Cette répartition est justifiée par la variation de la rentabilité scolaire dans une même journée. Un élève est supposé travailler davantage à 9 h, qu'à midi ou à   14 h. L'importance du préjudice scolaire causé par les interventions du personnel de l'institut varie en fonction du moment de la journée auquel elles sont pratiquées. Le système mis en place devrait permettre à chaque instituteur de profiter à son tour des meilleures disponibilités de l'enfant. Cette répartition succède à une autre, abandonnée, personne, y compris les employés, n'arrivant à s'y repérer

     :

     

    Chaque groupe est pris chaque jour de la semaine, excepté le mercredi, réservé aux élèves de l'IMPRO, à la même heure, avec une rotation hebdomadaire.

     

    Soit un élève d'une  des classes du groupe A :

    rendez-vous semaine 1  :   9 h.

    rendez-vous semaine 2  :  10 h.30

    rendez-vous semaine 3  :  13 h.30

    rendez-vous semaine 4  :  15 h.

    rendez-vous semaine 5  :   9 h.

     

    Le manque de repère temporel stable, ainsi que l'interdiction faite à l'enfant de se déplacer seul, vont accentuer sa dépendance. Il ne peut que difficilement savoir quand on viendra le chercher et où on l'emmènera. Aucune expérience spatiale ne saurait être accessible à l'enfant qui n'a pas l'initiative de ses déplacements. Établissant la responsabilité des employés, l'institut matérialise les fantasmes d'un enfant fragile, blessé, voire même image du châtiment renvoyant l'adulte aux tourments de sa propre culpabilité. L'enfant handicapé devient sanction possible, s'il échappe à la surveillance il peut être motif de licenciement. L'angoisse ainsi mobilisée amène le personnel de l'institut à entourer les mouvements de l'enfant de mille précautions rigides qui, non observées, engendrent cris, menaces et violences.

    Toute l'organisation de l'institution vise à immobiliser 1'enfant handicapé moteur. Le matin, les élèves sont amenés à l'institut par des "cars de ramassage", des aides-soignantes les "montent" dans les autobus. Ensuite ils sont déchargés aux Bleuets et placés sous le contrôle des éducatrices. La journée leurs déplacements sont limités à un espace clos, la salle de classe, la cour, le réfectoire...

     

    Aux heures de récréation et de la pause de midi, leurs mouvements sont ordonnés sous la surveillance du personnel. Le soir, ils sont confiés aux parents, et, très souvent, leur unique distraction est la télévision. Ces enfants se plaignent de leur impossibilité d'aller se promener, certains n'ont jamais appris à monter seuls sur un trottoir ou ne sont jamais allés dans un magasin. De toute part l'effort du repérage leur est évité.

     

    De même, la répartition des pouvoirs au sein de l'institution, la non-coordination des interventions et l'absence de communication mettent 1'enfant face à une politique fluctuante. Ainsi Dominique : son institutrice et le directeur scolaire la considèrent comme débile et ne le lui laissent pas ignorer, l'examen psychologique laisse supposer une intelligence normale, le psychiatre la qualifie de débile, transférée à 1'E.M.P., le personnel de cet établissement, étant d'un avis différent, demande vainement sa réintégration dans sa classe d'origine.

     

    Olivier est un jeune orphelin déjà placé dans de nombreuses familles, séduites par sa "tête mignonne" et son "air gentil", mais vite rebutées par son agressivité. L'assistante sociale lui a trouvé une nouvelle famille prête à l'adopter. Avant le départ de l'enfant, l'éducatrice-chef raconte, à qui veut l'entendre, que cette famille ne saurait convenir à l'enfant et qu'il ne tarderait pas à revenir. Sur ces faits, se présente une éducatrice, célibataire, âgée de 18 ans, qui désirerait prendre Olivier chaque week-end chez elle. Elle reçoit l'accord du directeur sans que soient consultées les personnes s'étant occupées de l'enfant. La psychologue en particulier était opposée à ce projet : Olivier ayant beaucoup de difficultés à se structurer, il était déconseillé de multiplier les références parentales. Ce projet ne put être mis en exécution du fait de l'intervention de l'assistante sociale et de la psychologue, et du départ de l'enfant dans sa nouvelle famille.

     

    L'intense mobilité du personnel, démissions, licenciements, ne permet guère à l'enfant d'établir des relations stables. Jacques apprend la même semaine le prochain départ de sa kinésithérapeute et de son psychothérapeute. Il repasse le feutre noir sur la barque qu'il dessinait. Ces départs viennent accentuer les répercussions d'un mouvement de rejet dont cet enfant est l'objet au sein de son groupe. En quête d'affection, il devient boulimique, ce qui à brève échéance va le placer sous la dépendance totale de son entourage, ses appareils orthopédiques (il s'agit d'un myopathe) n'étant plus à sa taille.

     

    Les élèves ont beaucoup de mal à accepter un licenciement dont ils ne comprennent pas les motifs. Cela fut particulièrement manifeste lors du renvoi du moniteur d'éducation physique. Les enfants parlent du "mauvais", du "méchant" directeur qui les prive de l'objet de leur affection. Les relations à l'institution en sont d'autant plus perturbantes et déstructurantes.



  • CONCLUSION

     

    1 - Le discours psychiatrique, dans ses aspects psychotisants, se présente comme chaîne autonome, indépendante de toute structure psychique dont il s'agirait ce rendre compte. Il se définit par sa finalité qui est de cautionner un mouvement d'exclusion. L'hystérique ne reste pas insensible à la politique d'élimination du fou (= psychotique). Le signifiant "psychose" ne renvoie plus à un mode de fonctionnement psychique, mais est, comme représentation sociale, instrument d'une intolérance rationalisée sous le couvert de la "Maladie Mentale".

     2 - La psychiatrie asilaire remplit essentiellement une fonction de police spécialisée. Face à son inefficacité thérapeutique, cette récupération à des fins répressives, peut seule lui assurer le maintien des privilèges  du statut de médecin.

    3 - Le diagnostic psychiatrique est produit, non pas d'un savoir, mais d'une impression relationnelle. Il n'est que peu fait référence à des signes cliniques, ou alors comme rationalisation de l'intuition première. Il n'est alors pas étonnant que le médecin ne rencontre en fait souvent que le négatif de sa propre image, ou réponde, à son insu, à ce que le système économico-social, dont il est le défenseur, est en droit d'attendre de lui.

    4 - Ce discours psychiatrique, quand pur jeu de signifiants ne renvoyant à aucune réalité psychopathologique, est cependant doué d'une efficacité intrinsèque. Il détermine tout l'arsenal de la thérapeutique asilaire, autorise la substitution du désir du soignant à celui du "malade" et cautionne les mesures répressives dites de sûreté.

    5  - Le scintillement des signifiants de la psychose n'est pas sans attrait pour l'hystérique qui peut y trouver identité, et entendeur. L'hystérique se structure dans l'articulation de son désir avec l'institution psychiatrique, un des modes d'expression en est la symptomatologie d'apparence psychotique.

    6  -  En trouvant repai(è)re dans l'image de la psychose, l'hystérique répond à la demande du psychiatre qui, tant par sa position socio-politique que par sa formation de médecin, est à l'affût de la rupture vers le pathologique dans sa forme bien nette de la psychose,

    7  -  Les symptômes d'apparence psychotique, ainsi que certaines formes de

    fausse débilité, s'analysent comme tout symptôme névrotique.

    8  -  La psychose est le point clef de la nosographie psychiatrique bourgeoise

    individualiste. Cela évite de s'interroger quant à une certaine réalité socio-économique compromettante. L'hystérie, de par ses implications sociales  est niée.

    9 - L'approche psychiatrique dans son fonctionnement institutionnel méconnaît l'historicité spécifique à l'hystérie. L'entretien psychiatrique se limite au présent comme production sémiologique. Le sujet se voit institué dans une anhistoricité caractéristique de la psychose,

    10  - Toute la fonction du circuit psychiatrisant (de la famille à l'asile), et tout l'art du psychiatre asilaire consistent à inculquer au sujet la conscience d'être malade, de mettre son malaise sur le compte d'un processus psycho-pathologique.

    11  -  Dépouillé de sa subjectivité  dans et par le discours psychiatrique le fou devient acceptable car assaini.

    12 - L'invasion de la folie par la médecine n'est qu'un paradigme de l'excroissance monstrueuse d'une institution, La médicalisation de la vieillesse en est une autre (vieillesse = maladie) : gériatrie, géronto-psychiatrie.

    13 - Dans la névrose hystérique, l'accès psychotique, qui n'est ni bouffée      délirante ni état confusionnel, a tout de l'acting out, monstration et aveu adressé à l'Autre. (Ce point 13 a été ajouté après la soutenance, il est révélateur de la richesse de mes échanges avec les membres du jury).

  •          


  • Annexes 

                 https://drive.google.com/file/d/15jDI7l5HMQbiyl_s_L2La62YQH6t-kxK/view?usp=sharing                                                                                                           
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