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                      À propos de l'examen psychologique d'Eichmann

(TAT et Rorschach)

Claude Kessler  (2022)


 

  

Si la plupart des humains sont prêts à aller loin, et même très loin, par obéissance à une autorité, ceux qui le font uniquement par devoir, comme le prétendait Eichmann,  sont incontestablement moins nombreux que ceux motivés  par des intérêts personnels. Mais nous ne sommes pas obligés d'être dupes du discours d'un personnage dont  les motivations ont dû être multiples. Cependant, était-il, comme le soutient Arendt, un homme ordinaire,  et non un pervers sadique ou un thanatophore, et encore moins un malade mental ? Que peuvent nous apprendre à ce sujet les tests psychologiques, TAT et Rorschach, pratiqués, lors du procès de 1961, par Istvan Shlomo Kulcsár et interprétés par Shoshanna Kulcsár (1).

 

1 - Le TAT d'Eichmann

 

Le  TAT est une épreuve dans laquelle le psychologue demande au sujet d'imaginer une histoire s'inspirant d'un dessin qui lui est présenté. Donner libre cours à son imagination s'avère d'emblée difficile pour Eichmann. Ses réponses sont relativement pauvres, ce qui témoigne d'une attitude défensive sans doute liée, pour une  part au moins, aux conditions de l'examen (une expertise judiciaire pour un jugement dont l'issue pouvait être facilement anticipée), mais qui traduit aussi une importante inhibition des émotions et de la vie affective. À la planche 1 (2), il raconte l'histoire     d'un garçon dont le désir est d'égaler son père dans l'art de jouer du violon. L'instrument devant lequel  rêve l'enfant est celui de son père. Il est difficile de ne pas voir là un symbole phallique. Eichmann pense que le garçon va échouer dans ses projets parce qu'il vit trop dans le rêve : l'imagination est ainsi nettement dévalorisée par rapport à la raison et au principe de réalité.

 

Cette première planche nous parle aussi du vécu d'échec d'Eichmann : d'abord son échec scolaire, puis professionnel. Alors même qu'il est jugé pour ses crimes, il se plaindra encore de ne pas avoir été promu à un grade supérieur à celui de lieutenant-colonel dans les SS. Il a toujours admiré et jalousé  la réussite sociale des autres.

 

La fixation infantile à la figure du père idéal explique la soumission absolue d'Eichmann à son Führer. Il n'en était  pas à vouloir rivaliser avec le père, mais dans une attitude ambivalente mêlant amour et haine. Ce conflit a trouvé une issue par le clivage de l'image paternelle et le transfert de l'image du père aimé sur Hitler, en position de père idéal. Quant à la haine, il l'a reportée sur lui-même. L'hystérique  cherche un père idéal et l'obsessionnel l'a trouvé. Si nous privilégions le diagnostic d'hystérie pour Eichmann à cause de sa problématique identificatoire, nous sommes là face à une variante obsessionnelle de l'hystérie. Rappelons que Freud a, un peu hâtivement il est vrai,  qualifié la névrose de contrainte de "dialecte du langage hystérique".

 

À la planche 2, Eichmann note l'absence des parents dans le travail des champs à une époque où celui-ci se faisait en famille. Le  fils doit donc se débrouiller seul alors que sa femme est enceinte et que la soeur, institutrice, part pour l'école. Eichmann évite soigneusement d'être confronté à un quelconque émoi sexuel face à l'image du paysan au torse nu et musclé. Quant à l'épouse, elle est représentée comme future mère, enceinte avec des malaises. Il n'est pas question de  jalousie entre les deux femmes, l'une paysanne et l'autre institutrice. Le sujet se projette dans l'image comme un orphelin, libéré de ses parents, mais aussi seul, abandonné : des parents  qui continuent à lui manquer comme ils peuvent manquer à un enfant. Voilà qui pourrait expliquer cette angoisse qui ne le quittait  jamais, mais aussi qu'il soit allé chercher refuge dans un parti politique puis dans les SS. Sa mère, quant à elle, est décédée en 1916, il avait alors 10 ans.

 

Dans la planche suivante (3 BM) la problématique de l'abandon s'exprime ouvertement sous la forme d'une jeune fille désespérée parce qu'elle vient d'apprendre qu'elle a été délaissée par l'homme dont elle attend un enfant. Le fait qu'Eichmann imagine une femme enceinte et abandonnée dans le personnage que l'on voit prostré sur l'image peut laisser penser que ce problème le préoccupe tout particulièrement. Est-ce en lien avec son histoire ? Peut-être, mais nous ne disposons d'aucune information à ce propos. Toujours est-il que l'image de la femme enceinte, abandonnée par celui qui l'a séduite, était un symbole de l'abandon et de la trahison bien plus fort dans les années 1940 qu'il ne l'est aujourd'hui. C'était "la peur" par excellence de celles qui "fautaient" avant le mariage : une femme ayant un enfant illégitime était une honte pour toute la famille. Le contexte peut laisser supposer qu'Eichmann considère sa situation comme étant aussi dramatique que celle d'une femme enceinte abandonnée par son amant. Beaucoup d'Allemands se sont sentis abandonnés  à l'annonce du suicide de Hitler. Cette femme enceinte serait donc une représentation d'Eichmann lui-même, une parmi d'autres, sous la forme d'une mère phallique (enfant = phallus). De façon imagée nous pouvons dire qu'Eichmann s'est senti, à l'annonce de la mort de Hitler, comme une femme enceinte abandonnée par son amoureux.

 

La planche 6 BM est intéressante en ce qu'elle nous révèle qu'Eichmann n'était pas étranger au sentiment moral. Il voit dans la scène un fils qui fait un aveu ("Geständnis") à sa mère (qui se "confesse", traduit Peralta).  Le fils avoue une faute, un méfait, quelque chose qui pourrait être une faillite commerciale. Sa mère se montre attristée, sans doute compatissante, mais aussi déçue. Cette image maternelle n'est donc pas seulement celle d'une mère aimante et consolatrice, mais aussi une figure surmoïque, Autre dont le désir fait loi. Dans cette planche, la faute du fils est clairement son échec à satisfaire les espoirs  de sa mère, donc  d'être l'enfant idéal.

 

La planche suivante (7 BM) nous livre l'histoire d'un père et d'un fils complices dans la transgression. Le jugement moral que porte Eichmann sur le personnage du fils, dans lequel il se projette, est sans appel : il le qualifie  de "moralement inférieur" et de "débauché" ("Moralisch minderwertig","Lasterhaft"), c'est un  toxicomane, du moins en donne-t-il l'impression, le père est doté d'une expression faciale sournoise ("Der Gesichtsausdruck  des Vaters ... Hinterlistig"). Le père est du genre "pousse au crime" : il essaie de convaincre son fils d'accepter une affaire louche que  ce dernier va sans doute accepter. Les associations induites par cette planche en font  la plus intéressante de ce TAT. Eichmann a été éduqué dans une culture où le père incarne ou représente la loi. L'image d'un père incitant son fils à transgresser les interdits est "anormale". Mais on sait que le père intériorisé par un enfant n'est pas forcément la copie du père réel. Ce père pervers, qui pervertit son fils en le poussant vers la transgression, a sans doute aussi à voir avec le personnage de Hitler incarnant le  père idéal.

 

Nous nous trouvons donc face à deux surmoi antagonistes, l'un maternel se situant du côté de la loi, et l'autre paternel poussant le moi à la transgression. Le conflit qui ne peut que résulter d'une pareille situation aboutit généralement à un double clivage, celui du moi et celui de la conscience morale.

 

Selon Istvan Kulcsár, la réaction d'Eichmann à la planche 8 BM (3) qui est habituellement associée à l'angoisse de castration et à l'agressivité dirigée contre l'image paternelle, est celle qui caractérise le mieux l'univers émotionnel de ce serviteur du crime. La réaction de surprise, inhabituellement forte, ainsi que l'échec total dans l'interprétation de l'image traduisent un "choc". Kulcsár écrit : "Adolf Eichmann était confus, bégayait, et une vague de convulsions nerveuses déformait son visage. Il réagissait de la même manière, mais pas toujours avec la même intensité, partout où il ressentait la moindre agression ('wo immer er auch nur eine Andeutung von Aggression zu spüren glaubte').  Nous avons observé des réactions similaires dans des images de test à contenu sexuel manifeste ou caché. La première et la seule fois où Eichmann a refusé de coopérer pendant les entretiens, c'est lorsque nous l'avons interrogé sur ses expériences sexuelles (4)."

 

Confronté à la planche 8 BM (5) Eichmann ne sait manifestement pas dans quel personnage se projeter : l'adolescent à côté du fusil ou l'homme allongé qui est opéré ou autopsié, ou encore celui qui est penché sur le corps tenant à la main  un couteau ou un scalpel. Face à une situation évoquant la violence et l'agressivité, il perd le contrôle de ses émotions et réagit par une importante inhibition et une forte angoisse de castration qui mettent en échec le contrôle émotionnel. Il ne sait pas où se situer : du côté du bourreau ou de la victime, et refuse de se penser comme pouvant être l'un ou l'autre. On sait que, prenant connaissance de la Solution finale, il s'est vu  en Ponce Pilate. Ce qui est certain, c'est que non responsable il l'a peut-être été dans son imagination, mais pas dans la réalité. C'est bien par un clivage du moi qu'il a pu se penser comme n'étant pas impliqué moralement dans le judéocide, tout en l'organisant. Pour cela il s'est effacé comme conscience et sujet désirant, pour ne voir en soi qu'un instrument acéphale.

 

D''autres éléments sont significatifs. La planche 12 M (6) nous montre une symbolisation de la différence des générations incertaine et hésitante : l'hypnotiseur de l'histoire, considéré d'abord comme étant un jeune homme, est vu ensuite comme une personne âgée pour redevenir un jeune homme au cours de la narration. En 13 MF (7) Eichmann exprime une forte inhibition mentale face à une sexualité génitale vécue comme honteuse. En 18 GF (8) il nous dévoile clairement l'ambiguïté  de son identité sexuelle en identifiant une des 2 femmes comme étant un marin. Cela est en lien avec une homosexualité inconsciente qui peut s'exprimer là grâce à l'aspect quelque peu masculin du visage de la femme perçue comme étant un marin. La main du marin, vue estropiée ou mal dessinée, nous renseigne aussi sur le fantasme de castration du sujet : la femme est vue (fantasmée) étant comme un homme estropié.

 

On peut trouver dans ce TAT de nombreux indices d'un fond dépressif : une image dévalorisée de soi, coupable et honteuse (planches 1, 6 BM, 7 BM, 13 MF), ainsi que l'image d'un "raté" à travers les commentaires "mal dessiné", "mauvais dessin"(8 BM, 9 BM, 18 GF, 18 BM). Ces réflexions concernant la qualité des dessins nous renvoient directement au perfectionnisme d'Eichmann.

 

 

_________________________

 

 

1) On trouvera les réponses d'Eichmann  au TAT, au Rorschach et au Szondi, déposées à la bibliothèque du Congrès à Washington, dans l'article de Peralta, Kramer et Stassart : "Le TAT de Adolf Eichmann. Une personnalité démythifiée par les tests projectifs", publié le 15 avril 2014 dans "Szondiana: Zeitschrift für Tiefenpsychologie und Beiträge zur Schicksalsanalyse", volume 33, saison décembre 2013, pp 8-45.

 

https://szondi.ch/wp-content/uploads/2018/07/szondiana2013.pdf

 

Pour de nombreux psychologues cliniciens, le troisième test dont il est question ici, le Szondi, n'a de valeur qu'historique tant les hypothèses sur lesquelles il repose paraissent de nos jours fantaisistes. Et je partage cette opinion. L'interprétation fut faite par Szondi en personne et elle est en totale contradiction avec les autres tests projectifs.  "Le test Szondi de Eichmann, nous apprend Peralta, fut soumis à Léopold Szondi le 3 mars 1961, sans qu’il puisse avoir la moindre idée de l’identité du sujet. Au premier coup d’œil, Szondi se serait exclamé devant témoins (il fêtait ce jour-là son 68ème anniversaire) : 'Je n’ai encore jamais vu un criminel – ou un psychopathe – aussi dangereux'." N'en déplaise aux adeptes de ce test, il n'y a pas de portrait type des malades ou des criminels. Pour une critique du Szondi nous avons l'article de Mlle A.-E. Ancelin et les Drs H. Duchêne et M. P. Schutzenberger, "Recherches critiques sur la théorie et le test de L. Szondi ". Revue Enfance,  Année 1950,  3-1,  pp. 65-73. https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1950_num_3_1_1163

 

2) Planche 1 du TAT. Eichmann dit : " Des Vaters Geige. Der Sohn kann noch nicht Geige spielen, träumt aber davon, einmal so schön spielen zu können wie der Vater. Der Gesichtsausdruck ist traumverloren, die entspannten Gesichtszüge sagen es mir. (Wird es ihm gelingen?) Ich glaube, nicht, denn er scheint zu traumverloren. Künstlernaturen sind oftmals schwer zu beurteilen."

 

3) La planche Planche 8 BM représente, au premier plan, un adolescent tenant un fusil et qui tourne le dos à une scène où deux hommes se penchent au-dessus d'un troisième. L'un des deux tient un scalpel.

 

4) "Diese ungewöhnlich starke Überraschungsreaktion und auch das totale Versagen bei der Bilddeutung weisen auf einen durch dieses Bild hervorgerufenen Schock hin. Adolf Eichmann wurde verwirrt, stotterte, und eine Welle nervöser Zuckungen entstellte sein Gesicht. Er reagierte in ähnlicher Weise, wenn auch nicht stets mit gleicher Heftigkeit, wo immer er auch nur eine Andeutung von Aggression zu spüren glaubte.

Ähnliche Reaktionen beobachteten wir bei Testbildern mit offenem oder verstecktem sexuellem Inhalt. Das erste und einzige Mal, daß Eichmann sich während der Interviews weigerte mitzuarbeiten, war, als wir ihn über seine sexuellen Erfahrungen befragten."

 

Kulcsár  Istvan S., "Ich habe immer Angst gehabt“, der Spiegel n° 47/1966

 

5) 8BM."(Lange Pause. Dreht das Bild um, blickt es lange an). Das ist... Gewehr... Mit dem kann ich nichts anfangen. Traumgebilde?... Dieser junge Mann im Vordergrund... Denkt... Diese Szene... Aber was ist das?... Ist es eine Operation? Aber es ist nicht... Ach, es könnte vielleicht ein Jagdunglück sein, aber dann ist es zu schlecht gezeichnet. Das ist das erste, wo ich... wo ich... Alles widerspricht sich, was ich denke. Ich kann mir nicht vorstellen, was diese Sache ist. (Sein Gesicht wird von heftigen Tics verzerrt)."

 

8BM. (Longue pause. Tourne l'image, la regarde longtemps). "C'est... un fusil... Je ne peux rien faire avec ça. Les images d'un rêve ?... Ce jeune homme au premier plan... pense... cette scène... Mais qu'est-ce que c'est ?... Est-ce une opération ? Mais ce n'est pas... Oh, c'est peut-être un accident de chasse, mais alors c'est trop mal dessiné. C'est le premier où je... où je... Tout contredit ce que je pense. Je ne peux pas imaginer ce que c'est. (Son visage est déformé par des tics violents)."

 

6) 12M. "Das sind zwei junge Burschen, die spielen Hypnotiseur. Die Handhaltung ist ziemlich knöcherig, es ist wohl eine ältere Person– ein Hypnotiseur, der einen jungen Burschen hypnotisiert. Der Gesichtsausdruck ist wie spaßhaft – es sind doch zwei junge Burschen. Ich wurde noch nie hypnotisiert, aber er mußte angespannt sein."

 

12M. "Ce sont deux jeunes gens qui jouent à l'hypnotiseur. La tenue de la main est plutôt osseuse, c'est probablement une personne âgée – un hypnotiseur, qui hypnotise un jeune homme. L'expression du visage est comme amusée – ce sont quand même deux jeunes gens. Je n'ai jamais été hypnotisé, mais ça doit être passionnant (tendu)."

 

7) 13MF. "Ja... Das ist auch eine Sache, die ich nicht verstehe. Eine junge Frau – nach den Brüsten sollte es ein junges Mädchen sein, wegen der ruhigen und entspannten Haltung nach Geschlechtsakt. Unklar die Haltung des Mannes, der angezogen ist und seine Augen bedeckt. Als ob er sich schämte. Das paßt nicht zu meiner Vorstellung, denn wenn ich mit einer Frau, die ich liebe, zusammen bin... Die Haltung des Mannes paßt nicht, das kann normalerweise nicht vorkommen. (Was ist die Geschichte?) Es ist abnormal, und ich kann keine Erklärung finden."

 

13MF.  "Oui... c'est aussi quelque chose que je ne comprends pas. Une jeune femme – à en juger par les seins, ça doit être une jeune fille, après le rapport sexuel à cause de l'attitude immobile et détendue. La pose de l'homme, qui est habillé et couvre ses yeux, n'est pas claire. Comme s'il avait honte de lui- même. Cela ne correspond pas avec la façon dont je me représente les choses, parce que quand je  suis avec une femme que j'aime... La pose de l'homme n'est pas en accord (avec la scène), normalement cela ne peut pas se produire. (Quelle est l'histoire?) C'est anormal et je ne peux pas trouver d'explication."

 

8) 18GF. "... Liebesszene, zwischen einem jungen Seemann und einem Mädchen. Im Erdgeschoß, am Ende der zum ersten Stock führenden Treppe. Das Mädchen wehrt sich nicht dagegen, aber die linke Hand des Matrosen ist entweder schlecht gezeichnet oder verkrüppelt. Er gehört zur Handelsmarine, da er keine Uniform trägt. Das Mädchen scheint Ostasiatin zu sein, nach dem Profil."

 

18GF. "... Une scène d'amour, entre un jeune marin et une fille. Au rez-de-chaussée, au bout des marches qui conduisent au premier étage. La fille ne se refuse pas, mais la main gauche du marin est soit mal dessinée ou estropiée. Il appartient à la marine marchande, puisqu'il ne porte pas d'uniforme. La fille semble être de l'Extrême-Orient, selon le profil."

 

2 -  Le Rorschach d'Eichmann

 

Les spécialistes sont généralement d'accord pour affirmer que l'on ne trouve pas dans le Rorschach  d'Eichmann de signe d'une pathologie mentale avérée (1). Quant au profil psychologique qui se dégage du test, les avis divergent. L'interprétation d'un Rorschach reste, comme le diagnostic psychiatrique, largement marqué par la subjectivité du psychologue, et encore davantage en l'espèce puisque la passation a été faite par le psychiatre Istvan Shlomo Kulcsár sans être accompagnée de l'enquête indispensable à la compréhension de ce qui a pu déterminer les réponses. D'autre part,  l'interprétation a été faite par une tierce personne : Shoshanna Kulcsár qui n'avait pas eu l'autorisation des autorités israéliennes de rencontrer Eichmann, les visites féminines lui étant interdites. De mon point de vue (pas très éloigné de celui des Kulcsár), le Rorschach d'Eichmann allie les traits d'une personnalité hystérique fortement inhibée et dépressive, avec d'importantes défenses obsessionnelles, ou, pour dire les choses autrement, on peut parler d'un trouble identificatoire qui s'est stabilisé sur un mode obsessionnel. Mais les liens qu'il y a en l'espèce entre hystérie et traits obsessionnels mériteraient d'être précisés, il n'y a là rien d'évident. Dans ce même test, nous pouvons en outre déceler, comme cela a été le cas pour  Goering, les traces d'un noyau pervers.

 

Jose Brunner (2), qui a eu accès à certains documents,  nous parle des conditions de la passation des examens psychologiques et de leur interprétation. Grâce à lui nous avons aussi une certaine connaissance de l'idée que les Kulcsár se sont faite d'Eichmann : " Les Kulcsár, écrit-il, étaient pour l'essentiel d'accord entre eux. Tous deux dépeignaient Eichmann comme étant inévitablement impliqué dans un processus continu, en partie conscient, en partie inconscient, de mise-en-scène dans lequel il jouait à cache-cache avec lui-même et avec le monde qui l'entourait. Ainsi, le vocabulaire du domaine du théâtre et de la mise en scène imprègne le rapport psychiatrique, l'analyse des tests de Shoshanna Kulcsár et la publication subséquente cosignée. [...] Ils le décrivent comme faible et docile au cœur de son psychisme, mais régi par un code moral nazi qui ne permettait aucune faiblesse. Afin de cacher ses faiblesses à lui-même et aux autres, il a appris à jouer le rôle d'un homme fort qui n'était jamais passif et qui n'avait pas besoin de l'aide des autres. En même temps, il était consumé par l'agressivité, ce qui lui causait de l'anxiété. [...] Eichmann ' vivait dans la peur existentielle '. Il craignait les forces qui le présidaient, parce qu'il se sentait incapable de les dominer. En outre, il craignait que d'autres puissent se venger de son agressivité et de sa colère et se cachait de telles émotions en assumant le rôle du bureaucrate idéaliste, totalement dévoué et rationnel. Le rôle d'Eichmann au sein de la bureaucratie nazie lui a permis de lier les différents fils de sa personnalité. Elle lui a fourni un cadre légitime pour donner libre cours à son agression illimitée, quoique sous une forme restreinte et délibérée, tout en lui permettant de nier, tant aux autres qu'à lui-même, toute responsabilité personnelle pour ses actes, même si la plupart du temps il a agi de son plein gré. En d'autres termes, le rôle d'assassin de bureau était parfait pour Eichmann, et il était parfaitement adapté aux tâches que l'Allemagne nazie lui offrait. En choisissant son rôle de ponctualité, de froideur sans vie, de cynisme et d'adaptabilité, il pouvait gratifier ses propres instincts de destruction tout en exécutant la tâche destructrice qui lui a été confiée. "

 

Selon Brunner : "Bien que Shoshanna Kulcsár et Shlomo Kulcsár aient tous deux affirmé qu'Eichmann était incapable d'établir des relations humaines directes, Shoshanna Kulcsár a affirmé dans son évaluation que 'la vie intérieure du sujet est plutôt riche et sa capacité à s'observer est bien développée' ; elle a attribué à Eichmann sensibilité, talent et empathie spontanée [...]. Shlomo Kulcsár a fait valoir que même si Eichmann avait une certaine capacité d'empathie, il ne l'utilisait qu'à des fins d'exploitation et ne considérait pas les autres comme des êtres humains à part entière, mais seulement comme des figurants ou des accessoires."

 

Quant au Rorschach proprement dit, nous apprenons, toujours par Brunner, que pour les Kulcsár les résultats du test indiquaient :

    1. "que son  (Eichmann) conformisme, son ordre et sa ponctualité avaient été appris et n'étaient pas la preuve d'un caractère profondément obsessionnel."

   2. " qu'Eichmann n'avait pas de personnalité obéissante et que l'idée nazie de              l'obéissance absolue (semblable à celle d'un cadavre) lui était assez étrangère", qu' "il n'avait jamais été un enfant-modèle et avait souvent désobéi à son père, bien qu'avec le temps, ' il ait appris comment il pouvait réaliser sa volonté personnelle sous le voile du conformisme '. "

  3. que "l'anxiété et le comportement névrotique d'Eichmann suggéraient qu'il n'était pas un monstre dépourvu de tout sens moral, mais un être humain avec 'une sorte de sentiment moral, aussi primaire et hiérarchique soit-il'."

 

On peut trouver une analyse détaillée du Rorschach d'Eichmann dans l'article cosigné par Alberto A. Peralta,  Richard L. Kramer et Stassart Martine (3). Selon ces auteurs les signes les plus manifestes sont ceux de la schizoïdie, de la perversité et de  l'obsessionnalité. La banalité du sujet, ou plutôt sa normalité attestée par des indices qualitatifs situés globalement dans la norme, ne serait que superficielle et même forcée sur un mode obsessionnel. Il y  aurait un déséquilibre important entre la part "plus banale" et une seconde "moins adaptée ou contrôlée". Le surmoi serait extrêmement rigide et sadique avec le risque d'un détournement de l'agressivité vers le monde extérieur. Il est aussi question d'un risque de régression de la névrose vers la perversion et fait mention d'une insurmontable angoisse de castration et d'un déni pervers de la castration. Le concept de schizoïdie est invoqué  pour expliquer "la multiplicité des mécanismes psychiques souvent contradictoires coexistant dans ce cas limite". 

 

Examinons de plus près les réponses aux différentes planches du Rorschach.

 

Dans la "1", Eichmann voit une "Chauve-souris, chez un collectionneur ou un musée, les ailes étalées". La réponse "chauve-souris "est banale, mais en l'occurrence l'animal est mort et a trouvé sa place comme  cadavre exposé dans une collection.  Cette dévitalisation est en accord avec ce que nous connaissons des tendances dépressives du sujet. Nous savons aussi que collectionner est un des passe-temps favoris des obsessionnels, et l'idée d'être exhibé en tant que cadavre va dans le même sens, d'autant plus que c'est ce qui attend Eichmann, du moins dans sa tête, puisqu'il n'a pas été pendu en public, encore qu'il devait y avoir des témoins de l'exécution. Mais son cadavre n'a pas été laissé aux charognards, comme celui de nombreuses victimes des Nazis dans "les territoires de l'Est". Il y a là quelque chose de l'hystérisation de l'identification à l'objet anal : le déchet, le cadavre. L'hystérique s'expose, l'obsessionnel collectionne. La synthèse en est : être exposé dans une collection, un cadavre parmi d'autres dévorés des yeux. Il est difficile de ne pas penser à la scatophagie.

 

La réponse à la planche "2", qui est tout aussi banale, est marquée du sceau de la castration : "Deux ours bruns [partie supérieure des corps] en train de presser contre une glace, des chapeaux sur leurs têtes qui leur sont arrachés. Comme faisant des exercices." Les ours sont vus en mouvement : cela signifie une forte présence du sujet  dans la projection (identification projective). Les différences perçues entre les 2 taches symétriques, et donc forcément identiques, méritent tout particulièrement notre attention : " Même le museau est dessiné chez celui à gauche, et aussi l'oreille chez celui à droite. Une oreille d'ours très claire. Esquissés très rapidement avec de l'encre neutre." Nous avons là une tentative de symbolisation de la castration à travers la présence/absence perceptive de 2 petits détails  dans chaque moitié de la tache : à gauche, un museau (symbole masculin) en plus et une oreille (symbole féminin) en moins, et inversement à droite. Chaque personnage/ours est donc castré et non castré. Nous avons là une belle illustration de ce qu'est un noyau pervers comportant un clivage du moi avec simultanément une reconnaissance de la castration et son désaveu. Les réponses données à la  planche suivante vont confirmer cette interprétation.

 

La planche "3" inspire tout particulièrement Eichmann qui fournit 5 réponses alors que sa moyenne est de 1,9 : 1) "Deux dandys trop polis l'un envers l'autre en train de se découvrir, se saluant l'un l'autre très pompeusement", 2) "il y a même les chaussures à haut talon là, les chaussures vernies", 3) "Deux clowns qui veulent faire de leur mieux, masqués", 4) "Des cols de tortue blancs", 5) "le rouge pourrait être un décor éclatant au fond du scénario".

 

Le dandy est une représentation de l'homme (le père) comme étant un être efféminé pourvu d'un fétiche (les hauts talons) en guise de phallus, donc un double de la femme phallique (la mère). La figure du dandy est la traduction de l'identification phallique narcissique d'un  sujet qui, confronté à la castration maternelle, y répond par son désaveu. La dimension narcissique est renforcée dans le test par la relation en miroir des 2 dandys, se saluant "pompeusement". Mais nous sommes déjà là sur le versant d'une hystérisation du noyau pervers, ce que confirme la réponse "3.2", "clowns masqués". Le thème du masque, entre masque de beauté et masque à gaz, est typique de l'hystérie qui se voit jouer sa vie sur une scène, et dont l'existence est rythmée par le regard d'un Autre - tantôt supposé séduit et admirateur, tantôt déçu et méprisant.

 

Évidemment, ce qui fait l'hystérie ce n'est pas le masque, mais le jeu de séduction, le théâtralisme, voire la théâtralisation de l'existence, l'histrionisme. Toute personne peut, selon les circonstances, être amenée consciemment à porter un masque : on ne sort pas nu. Mais bien davantage, c'est toute l'identité d'un individu qui est constituée d'un empilement de masques ayant une structure en oignon, et se refermant sur le réel perdu du sujet. Ainsi nous ne savons jamais qui nous sommes, hormis les signifiants qui nous définissent. Socrate a bien du pain sur la planche. Le masque c'est une certaine image  que le sujet veut donner de lui-même à l'Autre, une image idéale. Mais il peut finir par s'identifier à cette image et croire qu'il est ce qu'il veut être. C'est le stade du miroir selon Lacan : l'enfant s'identifie à une image de lui qui plaît à sa mère. Ainsi, par son lien au désir de l'Autre, toute représentation de soi est un masque, pour soi et pour les autres.

 

Par ailleurs le masque n'est pas à confondre avec le stratagème pervers, lequel est un traquenard pensé et construit par lequel un prédateur exerce son emprise sur sa victime. De même porter un masque ne veut pas dire être clivé, bien que cela puisse  en avoir l'apparence, par exemple sous la forme d'une division du sujet entre un moi authentique et un autre qui ne le serait pas. Le pervers, lui, ne porte pas de masque de scène, il ne joue pas, il agit et élabore des stratagèmes, nuisant à ses semblables en se cachant éventuellement derrière quelque fonction officielle. Le pervers est clivé, double, voire multiple, et les fragments de son moi sont sans lien entre eux, ils coexistent sans être intégrés en une unité, ceci pour éviter précisément tout conflit psychique.

On pourrait éventuellement avancer que, face au tribunal où il comparaissait comme coupable certifié, Eichmann a adopté une stratégie de défense ayant pour objectif de tromper les juges sur ses actes et sa personne, ce qui n'aurait évidemment rien de pervers : c'est même là la règle du jeu, pour autant qu'on puisse parler de jeu, évidemment. Mais Eichmann était peut-être plus sincère qu'on ne le suppose parfois. En tout cas, il prétendait vouloir faire reconnaître sa vérité.

 

Dans la réponse "3.3", il est question de clowns masqués dont le déguisement ne peut que venir renforcer le ridicule des dandys. Des clowns qui veulent "faire pour le mieux", mais quoi ? Faire rire sans doute. Mais la réussite ne paraît pas assurée. Ce qui est certain c'est qu'à Jérusalem Eichmann est sur scène, donnant sa dernière représentation, et personne n'a envie de rire.

 

Les pensées clivées ne sont pas inconscientes au sens du refoulement. Elles ont un statut analogue aux pensées isolées dans la névrose obsessionnelle, c'est-à-dire, écartées de la conscience par une mise à distance, une rupture des chaînes associatives. L'obsessionnel ne touche pas à certaines pensées comme il ne touche pas ce qui est sale, de peur de se souiller. D'ailleurs, en ce qui concerne le génocide, Eichmann s'est comparé  à Ponce Pilate lequel, en son temps, s'est lavé les mains de la crucifixion de Jésus. "C'est alors, dit-Eichmann [quand il se rendit compte, à la conférence de Wannsee, que "non seulement la SS ou le parti, mais aussi l'élite de la bonne vieille fonction publique étaient en compétition et se disputaient l'honneur  de prendre la tête de ces affaires sanglantes (le judéocide)."], que j'ai eu l'impression d'être une sorte de Ponce Pilate, car je ne me sentais absolument pas coupable (4)."

 

À travers les dandys, personnages élégants et raffinés, à la préciosité phallicisée toute féminine,  portant de surcroît des chaussures à hauts talons, Eichmann répond à la question que Lacan situe au coeur de l'hystérie, "Suis-je un homme ou une femme ?", en énonçant qu'il est l'un et l'autre, qu'il est le phallus et qu'il l'a. Les dandys que voit Eichmann dans les taches d'encre sont une représentation de lui-même en homme/femme exhibant à travers un fétiche le phallus qu'il/elle n'a pas. Parions qu'Eichmann a substitué aux talons aiguilles le pistolet, arme venant compléter la parure du parfait SS, mais qui, dans sa situation, n'avait d'autre utilité que celle du déguisement. Il se cache derrière cette image d'homme armé d'un pistolet plutôt que portant des hauts talons.

 

Aspirant dandy en uniforme SS, Eichmann ressemble en ce point à Goering : tous deux règlent leur comportement sur le regard des autres comme miroir d'eux-mêmes. Tous deux partagent le même désir : celui d'être l'un et l'autre, que nous avons défini comme étant le noyau pervers dans la personnalité névrotique. Mais comme nous l'a enseigné Freud, l'inconscient, régi par les processus primaires, ne fait aucune différence entre le désir et le fantasme de son accomplissement. Et l'analyse ne cesse de confirmer cette réalité : au niveau inconscient le désir figure comme accompli. C'est ce  désir et ce fantasme qui vont pervertir la pensée dans le sens d'un désaveu de la différence.

 

Un test projectif nous situe dans le registre du fantasme, et tout fantasme névrotique a une dimension perverse. En définissant la névrose comme étant le négatif de la perversion, Freud met l'accent sur l'absence de refoulement des pulsions partielles dans les perversions sexuelles, avec, donc, une satisfaction directe de celles-ci et non une satisfaction substitutive du désir refoulé à travers la sublimation ou le symptôme. Nous n'avons aucun élément biographique qui nous permette de penser qu'Eichmann était fétichiste ou qu'il se promenait avec des talons aiguilles, encore que c'est bien du côté du travestisme qu'il faut situer son fantasme, de même que celui de Goering. Le noyau pervers ne signifie pas forcément perversion sexuelle ou morale, il  est plus banalement le  fruit d'un mécanisme de défense qui permet un certain arrangement de l'espace psychique. Dans le cas de nos deux nazis se pose évidemment la question du lien entre le désaveu de la différence des sexes et la problématique identificatoire de type hystérique. Quand le fantasme d'être castré s'ajoute à celui de ne pas l'être, nous avons bien une forme de bisexualité psychique, c'est-à-dire des désirs masculins et des désirs féminins, mais pas de désirs masculins/féminins comme chez le pervers, ni une identité androgyne ? Si Un hermaphrodite est bien pourvu des organes des deux sexes, il va cependant être inscrit à l'état civil comme homme ou comme femme, sachant que la Justice refuse toute autre mention, par exemple celle d'un sexe neutre (5). Par contre, le langage a inventé le pronom neutre inclusif "iel" qui condense les 2 sexes. Sans doute un effet sociétal du désaveu de la castration maternelle (de la différence des sexes).

 

La réaction à la planche "7", ainsi que la deuxième réponse à cette même planche, confirment notre interprétation d'un noyau pervers : "À nouveau un dessin humoristique, dit-il, deux éléphants qui dansent, les trompes levées, les yeux un peu mal dessinés, se tenant sur un pied."  Il ne veut voir que la symbolique phallique de la tache d'encre et couvre la partie inférieure pour ne pas être confronté à l'image d'une castration maternelle angoissante. La réponse à la découverte de la différence des sexes est donc typiquement perverse : désaveu de la castration et fixation au stade phallique, c'est-à-dire à une époque où les enfants des deux sexes pensent que seul existe l'organe mâle. Que le phallus apparaisse comme porté par un animal de cirque donné en spectacle, comme un chien auquel on demande de "faire le beau", est aussi plein de sens. C'est sans doute sur la base de cette hystérisation - l'éléphant exhibé, exhibant sa trompe/phallus - qu'Eichmann s'est construit un faux self en s'identifiant un peu trop  à ce qu' "on" attendait de lui : se métamorphosant en monstre nazi  en endossant son uniforme, et redevenant bon père et bon mari le soir en rentrant au domicile familial. Le port d'un uniforme aide celui qui le porte à s'identifier à sa fonction : c'est là qu'on peut dire que "l'habit fait le moine". Si l'uniforme uniformise, il est aussi le trait distinctif d'un groupe et d'une fonction porteurs d'un idéal.

 

La planche "4", qualifiée de planche paternelle,  mobilise une forte agressivité  Le sujet y  voit " Une peau de vache étendue ou la peau d'une pièce de chasse tuée". Des défenses obsessionnelles sont massivement mobilisées face aux tendances destructrices afin de maîtriser la réaction émotionnelle : "On l'a mal arrangée (la peau) aussi, les pattes du devant, la partie d'arrière. La tête est très mal dessinée, la colonne bien dessinée, ça va bien aussi vers le côté." L'aspect sexuel/phallique de la partie médiane inférieure de la tache d'encre n'est pas perçu, par contre le sujet voit des rides "ici devant". Mais faute d'enquête, on n'a aucune certitude quant à la localisation et au sens de ces rides : plis ou marques de vieillesse, détail humanisant ou autre. Eichmann serait-il préoccupé inconsciemment par le temps qui passe et l'approche d'une mort que par ailleurs il nie en n'en faisant qu'un changement    d'état ? Voit-il un pénis ridé, symbole d'une impuissance liée à l'âge ?  Tout est possible, mais hasardeux.

 

En "5" nous avons la réponse banale : "chauve-souris". Mais le sujet ne peut pas s'empêcher d'en comparer la forme à celle  de la planche "1" et de l'évaluer en disant qu'elle est " beaucoup mieux que la première." Toujours perfectionniste.

 

À la planche "6", dite "sexuelle", Eichmann ne voit pas la partie supérieure de la tache dont l'évocation est fortement pénienne. Nous pouvons mettre en rapport cette "cécité" avec les difficultés qu'il a eu à évoquer sa sexualité lors des entretiens avec le psychiatre. Cela nous confirme que l'accès à la sexualité génitale a sans doute été problématique pour lui, difficulté liée à une forte fixation anale. Dans la réponse, la sexualité est remplacée par une évocation de la mort et un rappel de la  planche "4" : " Une peau aussi, mais la partie de la tête ne va pas avec elle. Une peau de chasse aussi." La désérotisation profite à Thanatos : Eichmann est plus dans la mort que dans le désir.

 

La deuxième réponse fait de l'image évoquant  le phallus, un ornement semblable à ceux que les Aztèques portaient sur leur tête : la coiffe aztèque, souvent faite de plumes, était alors de symbole de l'élite masculine. Le pénis n'est pas là un organe dont on se sert mais un ornement que l'on exhibe.

 

Les 3 dernières planches mettent en évidence l'effondrement des défenses obsessionnelles en présence de sollicitations émotionnelles chaotiques (la peur d'être envahi par ses émotions et d'en perdre la maîtrise).

 

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1) Barry Ritzler  écrit que la "Dr. Molly Harrower, a wellknown American psychologist, analyzed the record of the Rorschach (inkblot) test given to Eichmann in his prison cell and pronounced him to have been 'a normal personality'. Without identifying it as Eichmann's Rorschach, she sent the record to 10 of her associates, and her report, published in Psychology Today, indicated that “most” of them agreed with her analysis. 'Well adjusted people,' Harrower concluded, 'may get caught up in a tangle of social forces that makes them goosestep their way toward such abominations as the calculated execution of six million Jews'.”

 

Barry Ritzler écrit que la " Dr Molly Harrower, une psychologue américaine bien connue, a analysé l'enregistrement du test de Rorschach (les taches d'encre) administré à Eichmann dans sa cellule de prison et a déclaré qu'il s'agissait d'une 'personnalité normale". Sans l'identifier comme étant le Rorschach d'Eichmann, elle a envoyé le protocole à 10 de ses associés, et son rapport, publié dans Psychology Today, indiquait que 'la plupart d'entre eux étaient d'accord avec son analyse. 'Des personnes bien équilibrées', a conclu Harrower, 'peuvent être prises dans un enchevêtrement de forces sociales qui les font aller au pas de l'oie vers des abominations telles que l'exécution calculée de six millions de Juifs'."

 

Barry Ritzler , "Personality Factors in Genocide: The Rorschachs of Nazi War Criminals", Long Island University, Brooklyn, NY, USA. Published online: September 7, 2011.

 

2) Jose Brunner, "Eichmann's mind: Psychological, philosophical, and legal perspectives", Theoretical Inq. L., 2000.

https://www7.tau.ac.il/ojs/index.php/til/article/view/193

 

3) Alberto A. Peralta,  Richard L. Kramer et Stassart Martine, "Le T.A.T. de Adolf Eichmann : Une personnalité démythifiée par les tests projectifs". Szondiana Journal of fate analysis and contributions to depth psychology. Volume 33, Number 1, December 2013, p. 8-45.

https://szondi.ch/wp-content/uploads/2018/07/szondiana2013.pdf

 

4) Arendt Hannah, Eichmann à Jérusalem, Gallimard 2018, p.222.

 

5) https://www.village-justice.com/articles/refus-mention-sexe-neutre-etat-civil,25632.html#:~:text=Dans%20le%20syst%C3%A8me%20juridique%20fran%C3%A7ais,comme%20une%20%C3%A9vidence%20commun%C3%A9ment%20admise.&text=En%20effet%2C%20pour%20le%20tribunal,%C2%BB%20et%20%C2%AB%20sexe%20f%C3%A9minin%20%C2%BB.

 

3 - Conclusions

 

La conclusion de Peralta et de ses collaborateurs aux tests psychologiques incluant, outre le TAT et le Rorschach, le Szondi est surprenante. " Les trois tests projectifs administrés à Adolf Eichmann au début de l’an 1961 par le psychiatre I. S. Kulcsár révèlent que la personnalité du prévenu n’était ni commune ni banale. Les données recueillies sont remarquablement convergentes. Elles font apparaître un portrait complexe combinant les structures schizoïde, perverse et obsessionnelle. Au test de Szondi, ces trois structures sont exceptionnellement bien différenciées, la schizoïdie, dans sa version “caïnesque”, correspondant à l’arrière-plan complémentaire expérimental (EKP), la perversion sadomasochiste à l’avant-plan (VGP) et le caractère obsessionnel à l’arrière-plan théorique complémentaire (ThKP), soit le négatif de l’avant-plan. Le diagnostic d’une organisation limite (borderline) est acceptable mais il pèche comme toujours par son caractère vague et imprécis, ne signifiant finalement que la coexistence ou l’imbrication de plusieurs structures différentes. C’est incontestablement le test et la théorie pulsionnelle de Léopold Szondi qui remédient le mieux à cette imprécision (1)."

 

L'attaque contre Hannah Arendt est toute aussi étonnante, quand les mêmes écrivent :  " Comme c’est bien connu, Arendt [...]  a prétendu que Eichmann était le paradigme de la normalité et de la banalité, inventant de toutes pièces le mythe qu’une demi-douzaine de psychiatres l’a certifié ‘normal’ [...]. Citant sans aucune référence localisable un des psychiatres - fictifs - qui présomptivement évalua Eichmann, elle nous dit que 'son apparence psychologique totale, son attitude envers sa femme et ses enfants, mère et père, frères, sœurs, et amis, était ‘non seulement normale mais des plus désirables’(2)."

 

Et ces auteurs de conclure : "Ce que révèlent les tests projectifs – et justifie leur usage en criminologie –, c’est que cet homme que Hannah Arendt, militante juive par ailleurs, a, pour des raisons obscures en quelque sorte justifié, cet Adolf Eichmann était bel et bien un schizoïde prépsychotique, un pervers sadomasochiste, et un meurtrier latent qu’une fine couverture obsessionnelle pouvait faire passer pour un fonctionnaire exemplaire (3)." à défaut d'avoir été un monstre, Eichmann se doit d'être anormal, malade ou fou. C'est sans doute là une tentative pour préserver l'image de l'espèce humaine d'une réalité insupportable. Il n'en reste pas moins vrai que les nazis ont trouvé de l'aide dans toute l'Europe pour commettre un des pires crimes que nous avons connus. Peu d'humains pour le meilleur, nombreux pour le pire, à condition que ça rapporte et qu'ils soient assurés de l'impunité.

 

Prêter à une seule personne trois structures psychiques différentes signifie que le terme de structure n'a pas pour Peralta le même sens que pour nous. Nous avons vu que la dimension perverse, dans le Rorschach d'Eichmann, se résumait au désaveu de la différence des sexes, ce qui lui a permis de symboliser la castration maternelle tout en maintenant la croyance en l'universalité du phallus grâce au clivage du moi. En aucun cas cela ne fait de lui un pervers, tout au plus pouvons nous parler de noyau pervers. Par ailleurs nous ne disposons d'aucune information permettant de lui attribuer une quelconque perversion, à moins de considérer qu'une soumission trop poussée à l'autorité de l'État soit une forme de masochisme. Tel est sans doute, parfois, et même souvent, le cas. Mais une tendance masochiste ne fait pas une perversion, du moins au sens de perversion sexuelle. C'est le trop d'obéissance qu'il faudrait définir : jusqu'où peut-on aller dans l'obéissance à une autorité légitime. Une telle norme existe d'ailleurs pour les fonctionnaires qui ont de droit de refuser d'obéir à un ordre manifestement illégal. Mais ce droit est bien illusoire quand les lois sont elles-mêmes criminelles ou quand il est question de la sécurité de l'État (nous en avons l'illustration avec les opérations "homo" comme "homicides"). Qui va juger l'État ? Des juges,  fonctionnaires de ce même État ? D'ailleurs le juge administratif n'a pas de réel pouvoir, et de cela je peux en témoigner à travers ma propre expérience en la matière.

 

Si les examens pratiqués sur Eichmann nous dévoilent une manière très particulière d'appréhender la réalité, cela peut aussi être dû au contexte dans lequel  les tests ont été effectués. On peut d'ailleurs être étonné qu'il ait accepté de passer cet examen psychologique, et même de collaborer à son jugement après son enlèvement par les services secrets israéliens. Quant à parler de structure schizoïde, l'expression est en elle-même étrange. Habituellement on parle de personnalité schizoïde ou de tendances schizoïdes. Mais qu'importe, prêter une telle personnalité à Eichmann ne correspond pas à ce que l'on sait d'un personnage qui, avant de perdre son emploi et d'entrer dans la SS, s'était épanoui dans le métier de représentant de commerce. Pour s'en convaincre, il suffit  de se référer à  la qualité de la relation qu'il avait nouée avec le policier qui l'a interrogé durant des mois avant son procès, ainsi qu'à  la confiance qu'il avait manifestée dans la personne du Président du tribunal le jugeant. Par ailleurs, notre génocidaire n'a jamais été misanthrope ou vécu en solitaire. Bien au contraire il cherchait l'admiration des autres et courait après la réussite sociale. Il pouvait même se vanter jusqu'à la mythomanie. D'une certaine manière, il a été pris au piège de sa demande de reconnaissance en acceptant d'être jugé à Jérusalem dans l'espoir de rétablir la vérité sur lui-même aux yeux du monde et de l'histoire. Souvenons-nous aussi de sa compassion (réelle ou feinte ?) avec la nouvelle génération d'Allemands qui disaient se sentir coupables du fait des actes de leurs parents. On est là bien loin de la personnalité schizoïde telle qu'elle nous est présentée actuellement avec son désintérêt pour les relations sociales, l'insensibilité, l'indifférence aux compliments et aux critiques, etc.

 

Le concept de schizoïdie avait d'ailleurs à son origine un sens très différent de celui qu'il a de nos jours: "Le schizoïde, écrivait Bleuler en 1922, garde son indépendance par rapport au monde environnant. Il cherche à prendre ses distances des influences affectives de l’environnement, inerte ou vivant, et tend à poursuivre ses propres buts. (…) Il ne gagne ainsi pas uniquement en force, mais aussi en temps et en opportunité de réflexion et de changement, pour tenir compte de circonstances intérieures et extérieures même distantes. Il peut généralement, lors d’un événement, différer sa propre prise de position (affective), ou s’en abstenir complètement et, pour cette raison, paraît souvent froid. […] Puisqu’il est capable de se confronter à ses propres sentiments et idées, il est aussi capable de les objectiver […]. Le schizoïde est en conséquence le psychologue qui, au sens positif aussi bien que négatif, peut s’analyser et s’observer dans tous les détails (4)."  Nous sommes à mille lieues de l'Eichmann tel qu'Arendt nous l'a décrit : sans profondeur, sans imagination et sans pensée, du moins en ce qui concernait ses crimes. 

 

On pourrait nous objecter qu'Eichmann avait changé depuis l'époque nazie, et que c'est un autre homme qui a été pendu peu avant minuit le 31 mai 1962, dans la cour de la prison de Ramla. Et cela est vrai aussi pour ce que nous apprennent l'expertise  psychiatrique et l'examen psychologique.

 

Il y a des personnes qui investissement plus le monde des idées et d'autres les relations sociales, les premières sont dites "introverties", les secondes "extraverties".  Au Rorschach c'est le type de résonance intime (TRI) qui fournit des renseignements précieux sur ces deux tendances. Le TRI met en rapport le nombre de kinesthésies humaines, cotées K, avec le nombre de réponses couleurs, cotées FC, CF ou FC, auxquelles on ajoute les réponses C' (c'est-à-dire quand le noir ou le blanc influent sur la perception). Les réponses "couleur" sont pondérées par le poids du facteur C ou C' : 1,5 pour une C ou une C', 1 pour une FC ou FC' et 0,5 pour une FC ou une FC'.

 

Le TRI d'Eichmann se décompose comme suit : 2 K, 1 FC, 2 CF +, 2 CF - et 2 FC'. Donc, S K / S C = 2 / 7,5. Ce TRI avec 4 CF aux 3 dernières planches, dont 2 CF-, est un argument en faveur d'une agitation affective non intégrée de type hystérique. Même si nous supprimons du TRI les 2 CF-,  il nous reste 4,5 réponses "couleur" pour 2 kinesthésies. Dans tous les cas nous sommes là en présence d'un type "extratensif dilaté", plus tourné vers le monde extérieur que vers la vie intérieure.

 

Les réponses CF, c'est-à-dire celles dans lesquelles la couleur détermine plus les réponses que la forme, sont typiques de l'hystérie et les CF- nous indiquent un manque de contrôle et une inadaptation  des affects. Cela nous permet de comprendre le comportement théâtral et factice d'Eichmann au moment de son exécution qu'Arendt commente à sa manière : "Sur l'échafaud,  sa mémoire lui joua un dernier tour 'euphorique', il avait oublié qu'il assistait à sa propre mort (5)."

 

Le faible pourcentage de réponses déterminées par la seule  forme (F % = 47) confirme la composante hystérique, avec une nette oscillation entre un contrôle obsessionnel aux planches sombres (F+% = 90) et un échec de la maîtrise émotionnelle face aux planches colorées (les trois dernières).

 

Nous sommes donc bien là en présence d'une structure hystérique avec son noyau pervers. L'obsessionnalisation, quant à elle, est secondaire et a été renforcée par la nécessité  de satisfaire aux exigences de l'État nazi et de la SS pour essayer de donner l'illusion de paraître ce qu'il savait ne pas être : "résistant comme du cuir et dur comme de l'acier Krupp". Nous rejoignons ainsi les conclusions des Kulcsár. Le mimétisme, si caractéristique de l'hystérie, a dû faciliter la conversion de cet anxieux à en un "surhomme" factice, mais au prix d'une forte inhibition de sa personnalité. La division entre hystérie et défenses obsessionnelles a sans doute été facilitée par le clivage pervers du moi.  Eichmann a sacrifié sa subjectivité pour devenir l'instrument qui ne pense pas de "la banalité du mal. Il n'est pas né nazi, il l'est devenu, encore fallait-il que sa structure le lui permette. C'est elle qui a rendu possible sa métamorphose en gestionnaire de l'Holocauste. Cela rend-il Eichmann plus humain ? Je n'en suis pas convaincu. D'ailleurs que reste-t-il d'humanité dans l'homme moderne, l'homme actuel ? C'est toute la question que nous pose Istvan Kulcsár à travers son concept d'eichmannisme.

 

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1) Peralta, Kramer et Stassart : "Le TAT de Adolf Eichmann. Une personnalité démythifiée par les tests projectifs", publié le 15 avril 2014 dans "Szondiana: Zeitschrift für Tiefenpsychologie und Beiträge zur Schicksalsanalyse", volume 33, saison décembre 2013.

 

2) ibid., p.37

 

3)  ibid. p. 38 et 39.

 

4) Bleuler E. Die Probleme der Schizoidie und der Syntonie. Zeitschrift für die gesamte Neurologie und Psychiatrie 1922 ; 78 : 373-99. Cité par Pierre Bovet, Requiem pour la schizoïdie ? Dans L'information psychiatrique 2013/6 (Volume 89), pages 429 à 434.

 

5) Arendt, Eichmann à Jérusalem, p. 440.

 

 

                                                                                                          

 

                                                                            


 




 




                                                                                                                                                          

 

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