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La forclusion du signifiant

 

 

 

 

La forclusion du signifiant dans la schizophrénie

 

(1983, article  réécrit)

 

 

Claude Kessler

 

 

 

Le langage est un ensemble de différences articulées à d'autres différences, différences de sons et différences de sens. Toute différence est langage, et en dehors du langage pas de différences. Lacan définit structuralement le signifiant par son articulation différentielle aux autres signifiants : " …le signifiant est un signe qui renvoie à un autre signe, qui est comme tel structuré pour signifier l’absence d’un autre signe, en d’autres termes pour s’opposer à lui dans un couple (1)". Saussure nous dit la même chose pour le signe linguistique : " Dans une langue un signe ne se définit comme tel qu’au sein d’un ensemble d’autres signes. Il tire sa valeur, son rendement, des oppositions qu’il contracte avec eux (2). " La langue, nous dit encore Merleau-Ponty, est faite de différences sans termes, ou plus exactement les termes en elle ne sont engendrés que par les différences qui apparaissent entre eux (3). "

 

La schizophrénie c'est d'abord un monde de grande souffrance engendrée par l'abolition de la différence à une plus ou moins grande échelle. Les signifiants qui nous parlent du sujet dans sa relation à l'Autre et à l'objet perdent alors leur valeur de signifiants, ils cessent d'être le support d'une différence articulée à d'autres différences. C'est ce qui permet à Freud de dire que dans la psychose "un trou est un trou"(4). Les signifiants, forclos parce que la différence n'est pas symbolisée, tombent dans le champ de la signification, ils deviennent des énoncés qui, non pas nomment le sujet en une position symboliquement définie, mais le signifient. Et le schizophrène va s’identifier imaginairement au référent de l’énoncé qui le dit, il en devient l’objet dans son délire. C'est le cas pour Jules Croissant qui s'imagine être simultanément et dans la réalité, c'est-à-dire qu'il pense l'être réellement, tous les objets que sont patronyme devenu nom commun  peut signifier, avec en prime tous les jeux de mots possibles comme "croissant"/"sans croix"/"je crois en", etc.

 

Le schizophrène se voit réduit à être les images constitutives de son moi sans qu’un signifiant le maintienne, comme sujet, dans une position d'extériorité. La division du sujet en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé est inopérante, le sujet de l’énonciation coïncide avec  ses énoncés. Il en résulte un éclatement du sujet en autant de fragments que de facettes à son moi : Madame Black nous dit être une ( une une qui est multiple) " noire-blanche-rouge-bleue " parce que ses cheveux sont noirs, sa peau blanche, ses ongles rouges et ses yeux bleus. Aucun signifiant ne vient assurer au sujet une permanence et une extériorité aux images qui l’habillent. Au lieu d’être un individu qui a des cheveux noirs et une peau blanche, Madame Black est noire tout en étant blanche, non pas en partie, mais dans sa totalité. Son identité est d’être noire/blanche, les deux à la fois. D’où l’écartèlement du moi en des identités opposées qu’aucun sujet ne peut intégrer puisqu'il est indifférencié du moi. On est dans une situation différente de celle de la personnalité multiple hystérique où le sujet subsiste comme unité extérieur à un moi clivé.

 

Si du langage le schizophrène connaît les signes et les différences qu’ils étayent et découpent dans la réalité, certains de ces signes ne sont plus articulés différentiellement, ils ont perdu leur statut de signifiant pour être ce qu'on pourrait appeler des " formes signifiantes ". Alors par exemple les différents organes, les différentes parties du corps tombent dans un rapport d'identité qui n'est pas de liaison symbolique, mais de substitution dans le registre de la mêmeté. Et ce qui est vrai pour le corps peut l'être pour toute structure symbolique : la parenté, les chiffres, les lettres, etc. On passe de Un-différence, du trait différentiel,  à l’In-différence : bouche, nez, oreilles, pénis, vagin, anus, etc. sont substituables, non comme symboles l’un de l’autre, mais comme in-différenciés.

 

Dans la schizophrénie, le signifiant forclos tombe dans le registre de la signification comme signe dés-articulé, in-différencié, comme signe qui a perdu ses traits distinctifs, c’est-à-dire qu’à une différence au niveau phonique ne correspond pas une différence au niveau sémantique. Les formes signifiantes ainsi obtenues sont parfaitement substituables, mais non commutables : " Deux membres d’un paradigme appartenant au plan de l’expression, écrit Hjelmslev, (…) sont dits COMMUTABLES (ou INVARIANTS) si le remplacement est analogue dans le plan du contenu (…) ; et inversement, deux membres d’un paradigme du contenu sont commutables si le remplacement est analogue dans l’expression. Deux membres d’un paradigme qui ne sont pas commutables peuvent être appelés SUBSTITUABLES (ou VARIANTES) (5) ". Si pour l'Homme aux loups(6), la castration ne fait pas sens, si elle n’advient pas comme signifiant, elle n’en est pas pour autant totalement inexistante. " Il peut se faire, nous dit Lacan dans son commentaire de la Verwerfung chez l’Homme aux loups, qu’un sujet refuse l’accession , à son monde symbolique, de quelque chose que pourtant il a expérimenté, et qui n’est rien d’autre en cette occasion que la menace de la castration (7)". On peut dire que pour l’Homme aux loups la castration subsiste comme forme signifiante in-différenciée, ce qui lui permet, imaginarisée comme doigt coupé, de faire retour dans le réel de l’hallucination.

 

Dans la schizophrénie le signifiant perd sa fonction de représenter un sujet pour un autre signifiant (selon la définition bien connue de Lacan qui veut qu'un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant), il devient signe (toujours dans le vocabulaire lacanien un signe représente quelque chose pour quelqu'un). Dans le champ des formes signifiantes, l’imaginaire, c’est-à-dire les significations et les images perceptives auxquelles s’identifie le sujet et qui constituent son moi, n’est plus articulé différentiellement. On se retrouve dans l'état que décrit Saussure quand il nous dit : « Psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse amorphe et indistincte (8). De ne plus être étayées et articulées par le système des signifiants, les significations et les images perceptives sombrent dans l’in-différence et tombent sous la domination de signifiants flottants valant pour le tout du sens. Voilà un patient qui porte un nom de "chat",  à la cantine de l’hôpital où est interné, montrant à la vendeuse des bouchées de praliné, lui dit : « Donnez moi deux souris ». Pour lui, nommé « chat », et qui s’identifie à l’image conventionnelle de l’animal que représente son patronyme tombé dans le registre des signes, tous les objets à dévorer sont pareillement des souris. Mais l'image de la souris c'est aussi l'image que le "chat" schizophrène voit de lui-même dans son miroir.

 

La masse des formes signifiantes tombant ainsi sous la domination des signifiants flottants englobant le tout du sens in-différencié, il en résulte, pour le schizophrène, une réduction du nombre de ses signifiants et un autre découpage du monde, une réalité restreinte. Il en va de la langue du schizophrène par rapport à la langue de référence comme, par exemple, pour le Bassa, langue du Libéria, par rapport à la langue française. Là ou le français distingue l’indigo, le bleu, le vert, le jaune, l’orange et le rouge, le Libérien ne voit et ne conçoit que le hui et le ziza, car il ne dispose que de ces deux signifiants dans son expérience du spectre lumineux (9). En dernière analyse, les formes signifiantes renvoient toutes à une même signification, celle de la différence en soi imaginarisée sur le modèle de l' objet perdu, coupé, laissant dans l'image du corps un trou béant et vorace. Dans les limites du procès forclusif, une différence est une différence, et toutes les différences étant identiques entre-elles en tant qu’elles sont des différences, le sujet plonge dans l’in-différence. Que toutes les différences soient identiques entre-elles est encore le meilleur moyen d’échapper aux limites, à la castration, qu’implique pour le sujet l’articulation différentielle, le signifiant. De l’in-différence procède la mêmeté, le schizophrène n’est pas divisé entre l’Un et l’Autre, mais clivé entre l’Être (au sens parménidien) et le Non-Être, le Non-Être n’ayant jamais été intégré dans l’Être pour constituer l’Autre. Cela nous donne, d’un point de vue clinique, ce que Mélanie Klein a décrit sous le nom de « position schizo-paranoïde ».

 

Un des effets repérables de la forclusion du signifiant est la perte de la dimension métaphorique. La métaphore résulte de l’affirmation simultanée d’une identité et d’une différence entre deux signes. Parler " d’astre mort " pour un astre qui a perdu son énergie est une métaphore puisque cet astre n’est pas réellement mort si l’on entend par là l’extinction de la vie, il n’y a là que pensée analogique. Ainsi on peut dire d’un astre qu’il est mort alors qu’il ne l’est pas vraiment, et sans que cela soit faux. De même que la mort n’est pas tout à fait une extinction, etc. Les expressions : " pas réellement ", " pas vraiment ", " pas tout à fait ", traduisent la structure de la métaphore en ce qu’elle est coexistence de l’affirmation d’une identité et de sa négation. Pour qu’il y ait métaphore, il ne suffit pas qu’une identité soit posée entre les deux termes d’une relation, il faut encore, et dans le même temps, l’affirmation d’une différence entre ces deux termes. « La métaphore, nous dit J. Dubois, extrapole, elle se base sur une identité réelle manifestée par l’intersection de deux termes pour affirmer l’identité des termes entiers. Elle étend à la réunion des deux termes une propriété qui n’appartient qu’à leur intersection (10). Dubois représente la démarche métaphorique par l’intersection de deux ensembles (figure 1) où (D) est le terme de départ, (A) le terme d’arrivée,  et (I) leur intersection, c’est-à-dire leurs sèmes communs :

 

Figure 1

 

Si la partie commune (I) est nécessaire pour fonder l’identité, la partie non commune (la part hachurée de la figure 1) est indispensable pour créer l’effet métaphorique. La démarche métaphorique consiste alors à passer de (D) en (A) en passant par (I), terme intermédiaire toujours absent du discours.

 

Dans la schizophrénie, l’écart différentiel constitutif de la métaphore est aboli. L’écrasement de la métaphore qui en résulte procède par la neutralisation de la différence symétrique (la part hachurée de la figure 1) et la réduction du champ sémantique des deux termes de la liaison symbolique à leurs sèmes communs (l’intersection I). La bouche, par exemple, n’est plus alors la métaphore du vagin, mais elle est le vagin, sans différence, l’une et l’autre étant la même ombre d’un même objet qui a perdu ses traits distinctifs. Partant, le corps érogène du schizophrène n’est plus structuré comme un langage dont les zones érogènes seraient les signifiants, celles-ci n’entretiennent plus entre elles des liaisons symboliques, mais des identités imaginaires où objet et substitut sont pris pour l’image l’un de l’autre dans une spécularité où aucune différence ne vient porter limite. Si dans l’identité imaginaire il n’y a aucun écart, aucune distance, entre les termes de l’identité, c’est que chaque terme y est réduit à ce qu’il y a en lui d’identique aux autres termes de l’identité : les orifices du corps sont réduits à n’être que des trous à boucher et les saillies des objets à couper, mais même la différence entre le plus et le moins, l’avoir et le manque finit par se révéler inopérante.

 

S'il y a bien une différence inopérante dans la schizophrénie, et qui est à l'œuvre dans la perte de la dimension métaphorique, c'est celle entre le tout et la partie. De l’échec de l’identification à une image unifiée du corps, résulte, pour le schizophrène, un corps imaginaire et un moi dissociés, les différentes parties du corps n’étant  jamais structurées symboliquement en un tout. De même il n’y a alors pas d’Autre en tant que sujet, l’autre reste objet partiel –sein, fèces, phallus, etc. – travaillant à la seule satisfaction pulsionnelle. Le modèle de l’univers schizophrénique est un sujet réduit en son moi et son corps imaginaire à une bouche face à un autre, image de la mère, réduit à un sein. Mais l’identité entre la partie et le tout ne procède pas d’une liaison symbolique (synecdoque), mais d’une identité imaginaire dans laquelle la partie et le tout sont une seule et même chose comme l’image l’une de l’autre, le champ sémantique du tout est réduit au champ sémantique de la partie.

 

Toute métaphore est le produit de deux synecdoques (11), l’une particularisante (voile pour bateau par exemple), l’autre généralisante (veuve pour voile). Le produit de ces deux synecdoques nous donne la métaphore « veuve » pour parler d’un bateau (figure 2).

 

 

Figure 2

 

 

Dire que le schizophrène réduit le tout (la mère) à une de ses parties (le sein) est un artifice introduit par le discours de celui qui veut y comprendre quelque chose. Pour le schizophrène, la différence partie/tout est inopérante. De la neutralisation de la coupure qu’apporte la synecdoque au tout pour y trancher une partie, résulte l’écrasement de la métaphore.

 

La perte de l’écart métaphorique se retrouve dans la position du schizophrène face aux énoncés qui le définissent. Il ne peut pas prendre de distance par rapport à ce qui est dit de lui et se situer comme étant celui dont on parle, sans être ce qui est dit de lui . Il en est ainsi pour Claude qui ne cesse de poser, en une suite sans fin, la même question : " Je ne suis pas un traître ? Je ne vais pas trahir ? Je ne suis pas un Judas ? etc. ". Il vient chercher chez les autres la négation de ce qu’il croit et a peur d’être, et qu’il refuse d’être, mais qu’il n’est pas moins dans le désir que lui a imputé, et peut-être programmé sa mère : un Judas. " Quand j’étais petit, raconte Claude, ma mère me tenait dans ses bras… Je l’ai embrassée, et elle m’a dit : ‘Bacio di Judas !’ J’ai crié : ‘Non ! non ! non ! Je sais bien qu’elle n’a pas voulu dire que j’étais un Judas. C’est peut-être pour ça que je dis toujours que je ne suis pas un Judas. Une partie de moi-même jouit en pensant à un fumier qui a dénoncé un de mes copains. Je suis métempsychosé par ce fumier. Dites, je ne suis pas un Judas ? ". Dans ce souvenir réel ou inventé, dans lequel Claude se sent désigné, voire reconnu, comme Judas par sa mère, sans doute que celle-ci a simplement voulu le traiter de polisson, mais il est vrai qu'elle n'a pas utilisé une métaphore quelconque et elle seule pourrait en parler. Le fils n'a pas accès à la dimension métaphorique de l'énoncé maternel et il se croit en être l’objet réel : non seulement un traître, mais Judas en chair et en os. Encore que "Judas" et "baiser de Judas" peuvent signifier bien d'autres choses.

 

Ce qui fait l’originalité de la schizophrénie, ce n’est pas tant que le sujet n’ accède pas à l’effet métaphorique,  qu’il prenne la métaphore à la lettre, mais que celle-ci soit rejetée du registre du langage pour produire ses effets dans le réel : le schizophrène prend les mots pour des choses, pour lui, nous dit Lacan, " tout le symbolique est réel  (12)". La question ainsi posée est celle de la perte de la représentation symbolique dans la schizophrénie, de la faculté à symboliser, à représenter un objet par un signe, et à comprendre ce signe comme représentant cet objet. Le signe tient sa spécificité de ne pas être pris en lui-même, dans sa réalité objective, mais de re-présenter et d’évoquer pour le sujet un deuxième terme, le référent, absent du champ perceptif. " Un signe, écrivait déjà Saint Augustin, est une chose qui, outre l’espèce ingérée par les sens, fait venir d’elle-même à la pensée quelque autre chose. "

 

Si les signes perdent leur fonction de re-présentation ( le mot n'est plus le meurtre de la chose, il est pris pour la chose) le rapport signifiant-signifié-référent (le triangle sémiotique de Ogden et Richards) est réduit à un rapport image-objet : le signe, devenu forme signifiante, est l’image de l’objet qu’il était censé re-présenter, et cette image n’a aucune fonction de re-présentation, elle n’assure aucune présence de l’objet en son absence, au contraire, sa présence à la conscience implique nécessairement celle de l’objet dont elle est indistincte, et ce dans la réalité.

 

Pour le schizophrène, donc, le mot est une image de l’objet. Cela n’est pas sans rappeler la thèse de Cratyle (13) qui rejette la nature conventionnelle des noms des choses pour affirmer leur justesse inhérente et naturelle : le mot serait l’imitation vocale de l’objet qu’il représente, le R, par exemple, imiterait le mouvement ou l’action violente, et le L, la douceur. Mais le mot/image de Cratyle n’assure pas moins une présence in absentia de l’objet. Tel n’est pas le cas de la forme signifiante dont le statut est celui d’une image perceptive, image qui, d’être perçue, implique nécessairement la présence de l’objet dans le champ perceptif, d’où l’hallucination. Pour le schizophrène, clivé entre l’Être et le Non-Être, ou l’objet est présent, ou il n’est pas. Seul le signe est à même d’assurer une présence différée de l’objet, différence qui implique que du Non-Être soit posé dans l’Être. Là où nous rencontrons une dif-férence, le schizophrène rencontre un  gouffre dévorant, un persécuteur, ou tout autre objet produit par l’imaginarisation de la part de Non-Etre que porte en elle la dif-férence. Pour le reste, le schizophrène est dans l’Etre. Étant l'objet partiel, il ne peut perdre cet objet (castration) car ce serait se perdre lui-même (14).

 

L’ objet en tant que re-présenté est posé comme absent, et c’est cette absence qui est déniée dans l’hallucination et la pensée concrète, et ce dans la mesure où cet objet contient du sujet. Dans l’hallucination et la pensée concrète le sujet n’est plus re-présenté, mais présent dans la réalité délirante. " …Ce qui détermine si l’objet réel peut être différencié de sa représentation symbolique, nous dit H. A. Rosenfeld, c’est la part plus ou moins importante de la personnalité qui est impliquée dans le processus d’identification projective (15)". C’est aussi dire que la perte de la re-présentation symbolique opère avant tout dans le cadre de la re-présentation du sujet qui, quand il n’est plus re-présenté par un signifiant, s'identifie à l’objet amené à l’être par le signifiant tombé dans le registre des signes. Cet objet apparaît là précisément où le sujet non psychotique, d’être re-présenté par un signifiant, tombe dans le réel comme lieu de l’impossible. La pensée devenue folle est convaincue de pouvoir saisir l’être du sujet dans l’illusion d’en faire un objet comme si le percipiens se réduisait à être le corps dont l’image est reflétée dans le miroir.

 

Ce parcours autour de la question de la forclusion du signifiant dans la schizophrénie nous a mené à deux phénomènes apparemment aussi différents que l’hallucination et la pensée concrète, mais qui sont étroitement liés dans la mesure où la chose à laquelle se rapporte la pensée concrète est le sujet, et que identification à l’objet entraîne avec elle, sous forme d’hallucinations, les modifications corporelles correspondantes.  Sylvain me dit qu’il a senti un groin de cochon et une queue en tire-bouchon lui pousser le jour où son père l’a traité de /por/. Depuis, il est pris de terreur à la seule vue d’un camion de boucher. C’est ce que décrit Searles : " …Le patient…ressent, en quelque sorte sous une forme littérale et somatisée, ce qui serait pour une personne saine …une figure de rhétorique…(16) ", et il nous cite le cas d’une de ses patientes qui, au lieu de se sentir blessée et trahie, éprouve la sensation physique qu’on lui avait tiré dans le dos. Hallucination et pensée concrète sont, dans deux registres différents, la perception et le langage, des effets de la forclusion : un signifiant exclu du symbolique perd sa dimension métaphorique et fait retour dans le réel.

 

La réalité est langage. Un objet quelconque de la réalité tel que nous pouvons le percevoir ne prend sens, n’est amené à l’être qu’en tant qu’il renvoie à d'autres objets présents ou absents avec lesquels il est articulé différentiellement. L’objet hallucinatoire apparaît dans un autre registre que l’objet perceptif, il est hors du symbolique, il n’est plus articulé différentiellement aux autres objets – ceux de la réalité. C’est ce qui explique la sidération de l’Homme aux loups voyant son doigt coupé, sidération que commente Lacan : " Il ne moufte pas; ce qu’il décrit pour son attitude suggère l’idée que ce n’est pas seulement dans une assiette d’immobilité qu’il s’enfonce, mais dans une sorte d’entonnoir temporel d’où il revient sans avoir pu compter les tours de sa descente et de sa remontée… (17). " Commentant à son tour l’hallucination de l’Homme aux loups, Neyraut écrit : " La représentation hallucinée est absolue, elle n’a ni son pareil ni son contraire, ni son inverse, ni droite ni gauche, ni haut ni bas. Elle fut – au moment de son irruption – inexprimable (17) ". Ce n’est qu’après coup, au temps de la remémoration et du récit, que le sujet peut tenter d’élaborer symboliquement le contenu hallucinatoire, mais il en subsistera toujours une part résistant à toute symbolisation, et c’est là que l'on reconnaît la marque de l’hallucination. Le mot devenu chose, le porc que se dit être Sylvain, est irréductible à tout objet de la réalité, y compris les porcs. C’est le signifiant /p o r / qui tombe dans le réel comme porc, le signifiant adressé par le père à son fils, et non le signe dés-subjectivé « porc ». N’est dans le réel, en dehors de toute articulation symbolique, que ce porc unique que croit être devenu Sylvain.

 

 

  

 

 

1)     Lacan J. ,Le Séminaire Livre III : les psychoses, p. 188.

2)    Saussure (de) F., Cours de linguistique générale, Payot 1969.

3)    Merleau-Ponty M., Signes, Gallimard 1960, p. 49.

4)    Freud S., L’inconscient, Métapsychologie, Gallimard  1978, p. 65-123.

5)     Hjelmslev L.,Pour une sémantique structurale, 1957, Essais de linguistique, éd. de Minuit, 1971

6)    Freud,  Extrait de l’histoire d’une névrose infantile, Cinq psychanalyses, PUF 1970, p 325-420.

7)     Lacan, Le séminaire Livre III : Les psychoses, p. 21.

8)     Saussure (de) F., Cours de linguistique générale, p.155.

9)     Corneille J-P, La linguistique structurale, Larousse 1976, p. 104.

10)  Dubois J. et coll.,.Rhétorique générale, Larousse 1970, p. 107.

11)  Ibid. p. 106.

12)  Lacan, Ecrits, p. 392.

13)  Pour une analyse du texte de Platon et des questions qu’il pose : Guthrie W.K.C., Les sophistes, Payot 1976, p. 185-232.

14)  Kessler (Claude). Symptôme et structure dans la schizophrénie, Bulletin de Psychologie, p.333-345, numéro 364, tome 37, 1984.

15) Rosenfeld H.A., États psychotiques, 1976, p. 103.

16)  Searles H., L’effort pour rendre l’autre fou, Gallimard 1977, p. 258.

17) Lacan, Ecrits, p. 390.

18)  Neyraut M., Les logiques de l’inconscient, Hachette 1978, p. 180-181..

 

 

 

 

 

 

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