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De la psychothérapie à la rééducation mentale

 

                                 


"Sous le couvert de soins nous assistons en psychiatrie de l'enfant au retour à certains aspects du traitement moral en vogue au XIXème siècle et à la promotion d'une éducation enfermante, chimiquement assistée. Le soin consiste alors à gérer des populations d'enfants rendus préalablement dociles."


 


De la psychothérapie à la rééducation mentale

 L'orthopédopsychiatrie socioéducative (L'OPPSE)

Claude Kessler

(2013/14)


 

 

 

"La discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la pratique est purement scolastique."

 

                       Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 2.

 

"On s'habitue au réel. La vérité, on la refoule."

 

                       Jacques Lacan, Ecrits p. 521.

 

__________

 

 

  *  L'expression : "orthopédopsychiatrie socioéducative", ou "OPPSE", se propose de rendre compte d'une certaine conception des soins en psychiatrie de l'enfant, et des pratiques qui en découlent. Si la question de l'efficacité des traitements proposés ou imposés en psychiatrie reste entière, des réponses thérapeutiques susceptibles d'aggraver ou de chroniciser les manifestations pathologiques méritent que l'on s'y arrête. Est-il acceptable d'étouffer la personnalité d'un enfant et d'ajouter de la souffrance à sa souffrance sous prétexte de le normaliser ?

 

_____________

   

 

L'OPPSE (1)

 

"Les enfants sont conduits au psychiatre pour des symptômes dans la mesure    ceux-ci sont gênants pour les autres. Nous ne devons absolument pas, à l'image des parents et des maîtres, croire que la disparition du symptôme signe la guérison de l'enfant. "

              

               Dolto, Premier Congrès Mondial de Psychiatrie, 1950(1)

           

 

Les conditions de soins que propose l'OPPSE se révèlent vite surprenantes. Ce  qui étonne d'abord les "usagers", mais aussi bon nombre de partenaires, c'est l'interchangeabilité des soignants, quelle que soit leur formation et peu importe leur expérience. Ce qui fait qu'un enfant peut aussi bien être soigné, indépendamment de sa pathologie, par un psychiatre, un infirmier, un psychologue ou un éducateur, par quelqu'un qui débute dans la profession ou qui a déjà  une longue expérience. L'idée qui prévaut largement est que chacun fait pour le mieux. Chacun fait donc ce qu'il peut dans un climat relationnel difficile, avec des équipes soignantes qui semblent ne pouvoir trouver leur équilibre que dans un mode de fonctionnement archaïque. C'est comme si l'indifférenciation des fonctions se devait d'être compensée par de nouvelles distinctions opposant les bons aux mauvais, les travailleurs aux fainéants, les maltraitants aux maltraités, et les dociles aux réticents, etc., avec les inévitables souffre-douleur et boucs émissaires. Le fonctionnement institutionnel de l'OPPSE mériterait à lui seul un chapitre dans la rubrique "Souffrance et pathologie des liens institutionnels"(2). L'attitude facilement défaillante de la hiérarchie, et même parfois franchement pathogène, maintient les soignants dans un climat d'insécurité et un chaos mental qui ne font qu'accroître mal-être et violence. L'absence d'un lieu d'analyse où les phénomènes institutionnels pourraient trouver sens dans leur articulation aux transferts individuels favorise les passages à l'acte dans une dynamique globalement plus apte à générer ou aggraver des pathologies qu'à les soigner. Cette psychiatrie de l'enfant qui rejette la psychanalyse n'a rien d'autre à proposer pour la remplacer que des activités dont il a été décidé dogmatiquement qu'elles étaient thérapeutiques Et les premiers à en faire les frais sont les soignants eux-mêmes. Ce qui se joue à l'heure actuelle au sein de certaines institutions psychiatriques dépasse de loin les simples divergences dans les références professionnelles. Celles-ci ont toujours existé, et n'ont jamais exclu un certain respect de l'autre malgré les polémiques qu'elles pouvaient susciter, et il y a depuis longtemps déjà d'un côté les partisans d'une psychanalyse revisitée par Lacan et de l'autre les adeptes d'une psychologie animale appliquée à l'humain. Mais ce à quoi nous assistons actuellement à plutôt l'allure d'une résurgence d'attitudes totalitaires que l'on croyait appartenir à l'histoire passée de la psychiatrie.

   

Cet être à l'autre, ou plutôt  ce faire avec  l'autre, consistant à le soumettre par la séduction ou la violence se retrouve pleinement dans le soin. Pour les enfants soignés par l'OPPSE l'espace thérapeutique peut vite se révéler  être une nouvelle version du chaudron de la sorcière.

 

Une autre source d'étonnement est indéniablement le manque de confidentialité entourant les consultations, entretiens et autres activités, ceci d'abord à cause de l'absence d'insonorisation de locaux parfaitement impersonnels, ensuite du fait de pratiques comme la restitution et le partage des informations. Ces conditions de soins  posent inévitablement la question de la valeur et du statut de la parole de l'enfant pour les thérapeutes de l'OPPSE, sachant que beaucoup d'entre eux ne travaillent pas avec les confidences et  visent essentiellement, par leurs stratégies thérapeutiques, à influencer la pensée et le comportement de leurs jeunes patients dans le sens des exigences de l'adulte, c'est-à-dire qu'ils leur demandent d'abandonner leurs "troubles mentaux", ou supposés tels, ce qui était, ni plus ni moins, l'objectif poursuivi par les aliénistes adeptes du "traitement moral". C'est ce même traitement moral, assaisonné d'un soupçon de "talking cure", que l'on retrouve sous le terme de "psychothérapie" dans un "Asile d'Aliénés" rebaptisé depuis longtemps "Centre Psychothérapique".

 

Ajoutons à ces difficultés l'obligation, pour le soignant, de gérer les appels téléphoniques et l'interphone en l'absence de secrétariat, ainsi qu'éventuellement une voiture de service stationnée en zone bleue. Ailleurs ce sont les enfants qui font irruption au milieu des consultations en hurlant et crachant. Il n'y a plus alors guère de place pour ce que l'on pourrait s'imaginer être, ou devoir être, l'intimité indispensable à un espace psychothérapique. Tout cela prouve simplement que les préoccupations thérapeutiques ne sont pas la priorité au sein de l'institution psychiatrique dont les responsables parlent pourtant beaucoup de la qualité des soins et qui se disent sensibles à la souffrance du personnel et à un malaise généralisé, souvent dénoncé, résultant d'une ambiance de travail délétère.

 

Entre le discours officiel et la réalité des soins nous retrouvons le clivage qui traverse toute l'histoire de la psychiatrie. Ce fossé, et qui est de  taille, peut parfois être l'expression d'une certaine malhonnêteté, mais il nous révèle surtout les illusions de soignants aveuglés par leur désir de guérir. Celles-ci ont une fonction antidépressive indispensable pour celui qui risque d'être un peu trop souvent confronté à l'échec, et qui est à la recherche du moindre indice d'une éventuelle amélioration de son patient. On ne peut pas non plus négliger la dimension "commerciale" d'un discours dont l'objectif est aussi d'attirer la clientèle, ce qui est une des raisons d'être du travail de prévention. La tentation est grande pour le discours publicitaire d'être trompeur puisque sa finalité  est d'influencer le comportement du consommateur.  Le malade, présent ou futur, est inévitablement pris dans cette logique à partir du moment où il a le statut de consommateur de soins. Que le patient suppose à son thérapeute un savoir qu'il n'a pas forcément est la condition  incontournable de toute demande de soins, par contre induire activement quelqu'un en erreur, même pour son bien ou pour ce qui est supposé être tel, est difficilement conciliable avec une éthique basée sur le respect de l'autre. Mais il n'est pas non plus concevable de répondre à la demande du  patient en souffrance, sauf peut-être dans des cas extrêmes : "Vous vous trompez d'adresse, je ne peux rien pour vous." L'interprétation du transfert devrait pouvoir dévoiler le sens inconscient de la demande de soins. Mais ces questions n'ont guère leur place dans une psychiatrie un peu trop prise dans le modèle médical et éducatif.

 

De fait, les soins dispensés en certains lieux pourraient laisser penser que l'enseignement de Dolto n'a jamais franchi les murs de l'Asile et de ses satellites. Mais il serait plus exact de dire que la présence de la psychanalyse de l'enfant dans les institutions psychiatriques s'est réduite comme peau de chagrin ces dernières années. L'actuelle indifférenciation des soignants dans leurs fonctions a conduit à l'émergence d'une nouvelle espèce : les thérapeutes pour enfants. Ce glissement de la psychothérapie à la thérapie mentale, qui est une résurgence de la psychiatrie du XIXème siècle, peut être interprété comme une dérive institutionnelle dont il faut essayer de se préserver. D'autres en ont fait leur manière de soigner au quotidien. Il s'agit d'un soin qui, une fois abandonnée l'illusion de la guérison, se veut  une aide, mais une aide à quoi ? A se sentir mieux ou à être dans la norme, celle-ci étant synonyme de santé mentale ? Sans doute, mais pas uniquement. Plus simplement, il s'agit le plus souvent d'essayer de trouver une solution aux difficultés qui motivent la demande de consultation. Cette manière de faire, qui vient doubler ou renforcer l'action des services sociaux et éducatifs, laisse en plan la question de la subjectivité du patient, enfant ou adulte. Ensuite, il ne faut pas oublier que la  psychiatrie est subordonnée à une politique de la santé qui définit une norme de santé mentale et encadre les démarches thérapeutiques.

 

Il y a  une autre bonne raison de faire preuve de vigilance à l'égard du soin psychiatrique, et qui n'est pas tant qu'on ne sache pas guérir les troubles mentaux ou comportementaux, ni même souvent les améliorer, mais qui est liée au fait que l'histoire nous a largement montré que ce soin pouvait être synonyme de maltraitance, et plus. Ceci même si on ne trouve plus actuellement dans nos pays dits civilisés des soins pouvant aller jusqu'à la destruction physique et mentale du patient. Mais ce n'est pas pour autant que la violence et la maltraitance, ainsi que bien d'autres abus, ont complètement disparu, pas plus en psychiatrie qu'ailleurs. S'il y a  une constante dans le soin psychiatrique, et qui le sépare radicalement des pratiques inspirées de la psychanalyse, c'est son étayage sur une relation de pouvoir, son premier objectif étant toujours  d'obtenir la soumission du malade. Les différentes formes d'enfermement : corporel par l'internement, chimique par les psychotropes et  psychique par les thérapies mentales, contribuent largement à rendre le malade docile.

 

On pourrait régler la question de l'OPPSE en disant que son action se limite à apporter une aide sociale et éducative, souple ou musclée, à ceux qui la sollicitent ou à qui on l'impose. Mais il n'en est rien car sa mission est aussi de soigner les maladies mentales et autres troubles psycho-psychiatriques. Et cela, elle ne sait pas le faire. L'approche éducative des troubles psychotiques et névrotiques se révèle catastrophique, et seuls les psychotropes vont pouvoir éventuellement en inhiber les effets les plus morbides. Le gardiennage des patients, y compris des enfants et des adolescents, est un des piliers du soin psychiatrique. Il ne s'agit pas là d'ailleurs de son aspect le plus négatif, tout dépend de la manière dont ce gardiennage est conçu. Mais la mentalité actuelle ne permet plus guère de se contenter de dire que l'on va donner asile à un malade en attendant qu'il aille mieux. C'est souvent pourtant la seule chose à faire, en tout cas la moins nuisible. On pourrait songer alors à mettre en place les conditions d'une évolution favorable du malade, mais il est plus fréquent que son état s'aggrave et que sa pathologie se chronicise.

 

Le succès grandissant des thérapies mentales est indéniablement lié à la simplicité, voire à la naïveté de références conceptuelles (quand il y en a) qui réduisent l'enfant et ses difficultés à quelques grands schémas limitant l'existence subjective à être le reflet de ce qui se passe dans la réalité, et proposant comme thérapies des réponses faites dans ce même registre. Elles  ne se limitent pas, comme le conseil éducatif ou psychologique, à vouloir apporter une solution comportementale aux difficultés rencontrées par l'enfant ou aux problèmes qu'il pose aux adultes. Elles sont au service d'un véritable projet de formatage psychologique, heureusement souvent mis en échec par des enfants dont la souffrance est méconnue. C'est en tant qu'elles acceptent de sacrifier l'épanouissement de l'enfant, et par là même sa santé, à un idéal de conformité aux normes que ces pratiques peuvent être considérées comme maltraitantes. La dissolution du "Je" dans le "ON" vient prendre le relais de ce qui était l'anéantissement de la subjectivité par la lobotomie et son abrasion par les neuroleptiques, en attendant peut-être son contrôle par la stimulation cérébrale profonde au moyen d'électrodes implantées dans le cerveau.

 

Il est difficile de se référer à la psychanalyse sans l'opposer aux thérapies cognitives et comportementales (TCC), mais là n'est pas notre projet. En effet les démarches cognitivistes ou comportementalistes utilisées avec les enfants n'ont pas grand-chose en commun avec les TCC pratiquées avec les adultes, il s'agit plus simplement d'attitudes se situant nettement du côté du dressage et du normatage. L'adulte va "apprendre" à l'enfant à penser juste (une pensée dans la norme) et non pas l'amener à s'interroger progressivement sur ses croyances et ses schémas cognitifs. De même une séparation de fait sera imposée à l'enfant qui ne veut pas quitter sa mère et de fortes pressions seront exercées sur celui qui a peur de l'eau pour qu'il accepte d'y plonger. On est loin de l'exposition graduée à l'objet ou à la situation phobogènes. Mais l'objectif est le même, avec la violence de l'impératif en sus.

 

La psychanalyse de l'enfant a dû se libérer en son temps d'attitudes éducatives parfois rudes mêlant à la cure analytique des techniques de séduction et d'intimidation dignes du plus archaïque des comportementalismes. Des pratiques comme celles de Sophie Morgenstern (3) promettant, dans le cadre d'une cure analytique, une tablette de chocolat à un enfant mutique s'il acceptait de parler ou l'enfermant dans un cachot pour obtenir le même résultat, ne seraient plus concevables de nos jours. Les règles de neutralité et d'abstention, de non-intervention dans la réalité, qui excluent toute attitude éducative, qu'elle soit violente ou douce, s'imposent autant avec les enfants qu'avec les adultes.

 

Apporter une réponse éducative à un symptôme est une réaction banale qui est non seulement inappropriée dans le cadre d'une démarche thérapeutique, sauf à vouloir enseigner la maîtrise des manifestations psychopathologiques, mais l'associer à une psychothérapie reconnaissant au symptôme une dimension de parole à décrypter risque d'avoir des effets nettement pathogènes en mettant l'enfant face à des exigences paradoxales, à un double discours énonçant quelque chose du  genre : "Parle librement (selon la règle de la libre association) et dis moi ce que j'ai envie d'entendre". Pareillement, donner à quelqu'un la possibilité de s'exprimer, ce qui est lui reconnaître  implicitement le droit de se taire, tout en exigeant de lui qu'il parle, et intervenir en sanctionnant la prise de parole par une récompense et le silence par une punition, c'est courir le risque de le rendre "fou" pour de bon. Il en va de même si on considère que la désobéissance a un sens, qu'elle est une parole adressée à quelqu'un, et que dans le même temps on conseille aux parents d'être plus sévères, voire de punir l'enfant pour qu'il taise cette désobéissance. Le thérapeute peut alors incarner aux yeux de ce dernier un "superparent" auquel il va se soumettre, mais sûrement pas quelqu'un à qui il va pouvoir se confier. Va-t-on faire sa psychothérapie au commissariat de police ? Certains sans aucun doute.

 

Le déclin de la référence psychanalytique dans les institutions psychiatriques contemporaines laisse un grand vide de la pensée qui est comblé par des discours hyperautoritaristes, parfois totalitaires, dans la grande tradition de la psychiatrie classique. Historiquement, la psychanalyse a été un des éléments clés de l'humanisation en psychiatrie. A mesure que sa présence diminue, la psychiatrie revient progressivement à des modèles qui n'ont jamais vraiment disparu, mais qui trouvent là l'occasion d'un regain de vitalité. Les "thérapies" destinées aux enfants ne sont ni plus ni moins qu'une version pour petits et moins petits du traitement moral  imaginé par Pinel et Leuret, venant en appui au "soin éducatif" tel qu'il a pu être pratiqué par Itard. La généralisation du modèle étiopathogénique passe-partout de la défaillance parentale facilite cette dérive. Ce n'est évidemment pas la démarche éducative en elle-même qui est critiquable, mais son exportation hors du cadre éducatif, ainsi que parfois une conception très particulière de ce que devrait être l'éducation des enfants. Malgré les effets dévastateurs des "thérapies éducatives" dans le soin d'une schizophrénie ou d'une hystérie, les adeptes de l'OPPSE continuent à enseigner qu' "éduquer c'est soigner". La tentation totalitaire, dans son projet d'imposer le modèle unique du soignant, ne permet plus de penser la complémentarité et la pluridisciplinarité.

 

Il y a toujours eu un abîme entre la psychanalyse de l'enfant et la pédopsychiatrie, simplement il est plus ou moins occulté selon les époques. Disons qu'il s'agit là d'une divergence fondamentale entre deux éthiques révélant des visions antagonistes de l'homme. Encore qu'il ne soit pas sûr que la psychiatrie ait une éthique et une vision de l'homme qui lui soient propres. De fait, elle est avant tout un ensemble de discours et de pratiques oeuvrant pour un soin qui prend son sens par rapport à un ensemble de normes développementales et sociales. Par contre, tant l'éthique que les règles techniques telles que Freud les a formulées viennent interdire au psychanalyste de se mettre au service d'un idéal ou d'un pouvoir, y compris de la dictature de la norme ou de la raison. Il n'est pas faux de dire que la psychiatrie est d'abord une pratique  idéologique et  politique (elle gère une population de "fous"  rebaptisés "malades") alors que la psychanalyse est au service de la quête d'une vérité, celle d'un sujet.

 

Cette psychiatrie, hostile à l'égard de la psychanalyse, rejette avec la même violence toute démarche psychothérapeutique structurée (cognitiviste, comportementaliste ou systémique, par exemple), pour ne garder que l'autoréférence, la référence du thérapeute à lui-même comme père et mère exemplaires, idéal proposé ou imposé à des parents supposés défaillants. Ce modèle simpliste et passe-partout est bien adapté aux objectifs de la psychiatrie publique car il est facile à mettre en œuvre et ne suppose aucune compétence particulière. Une des causes de cette hostilité est sans doute la méfiance de l'institution à l'égard de toute pratique thérapeutique dont les principes viendraient porter limite à ses propres exigences et dévoiler ses incuries. Il est plus facile de jeter l'anathème sur la psychanalyse que de s'interroger sur les pratiques de soins en prenant appui sur l'enseignement de Dolto et de quelques autres. Toute pensée porte inévitablement limite à la volonté de puissance qui anime trop souvent ceux qui détiennent le pouvoir au sein des institutions et qui en abusent facilement pour tenter de soumettre les rares qui refusent encore l'actuelle vague de déshumanisation, et dont il est dit qu'ils résistent au changement et sont incapables de s'adapter.

 

Il est compréhensible que la branche socio-éducative et normative de la psychiatrie de l'enfant considère le discours psychanalytique comme étant une remise en cause de sa légitimité. Les notions de thérapie et de rééducation cachent mal un retour aux maîtres mots du XIXème siècle : redressement, correction et discipline, avec l'obligation d'être heureux en plus, du moins en apparence et sur prescription. Mais ceux qui assurent la promotion de cette conception du soin et de ses objectifs ont-ils seulement conscience des effets désubjectivants des thérapies pour enfants telle qu'ils les pratiquent ? Le soignant, une fois dissipée l'illusion narcissique de sa promotion au rang de thérapeute pour enfants, paie souvent de sa souffrance ce qui se révèle n'être en fin de compte qu'un jeu de dupes. Devenir thérapeute pour enfants est une facilité qui pèse sur tous ceux qui travaillent dans le domaine des soins psychologiques, et certaines institutions semblent y pousser inexorablement en encourageant le "n'importe qui fait n'importe quoi" (officiellement cela s'appelle "transfert des tâches et des compétences"). Encore qu'il ne s'agisse pas de faire n'importe quoi, mais de livrer, sous couvert de soins, le patient aux fantasmes et valeurs d'un soignant au service des préjugés qui l'animent et des exigences de son employeur, lui-même au service d'un certain nombre de choix idéologiques et politiques.

 

Le retour à des discours et à des pratiques autoritaristes est particulièrement  inquiétant quand il s'agit d'enfants aux prises avec des adultes, et que la relation thérapeutique, qui est déjà largement une relation de pouvoir, porte le poids de cette dimension surajoutée. On comprend l'angoisse de l'enfant face à un adulte qui veut le soigner et qui exige sa guérison.

 

Le déni de la dimension de l'inconscient et le refus de prendre en compte le désir de l'enfant amènent à une référence quasi obligée à l'autorité parentale et à l'assimilation des troubles de l'enfant à un refus d'obéissance. Parfois le concept de refoulement est réintroduit pour prêter à l'enfant un refus inconscient de se soumettre. Ces glissements sont favorisés par le déni de la sexualité infantile. Il n'est donc pas étonnant de voir interprétées des difficultés psychologiques aussi différentes que l'échec à entrer dans les apprentissages, l'angoisse de séparation, le mutisme sélectif ou l'encoprésie, etc. comme étant un rejet par l'enfant de l'autorité de l'adulte. Et en toute logique la "thérapie" sera pensée en termes de renforcement de cette autorité. L'alliance dite thérapeutique se résout alors en une collusion entre le thérapeute et les parents contre un enfant qu'il faut soumettre. Mais à voir dans la résistance, qui est une manifestation du refoulement, un refus d'obéissance, et à vouloir y répondre par un rapport de force ou une stratégie de séduction, le risque est bien de détruire une personnalité souvent déjà bien fragile. A partir de là, il n'y a plus guère d'ouverture possible sur la question de la souffrance de l'enfant. Être soigné c'est alors être réduit au silence.

 

Étrangement, l'OPPSE peut proposer, à l'opposé des techniques éducatives musclées ou insidieuses, des activités récréatives, qualifiées traditionnellement d'occupationnelles, et qui sont actuellement rebaptisées "activités thérapeutiques" ou "médiations". En psychiatrie adulte le soin occupationnel tient une place importante. Il s'agit de limiter la déchéance de malades considérés comme étant des "chroniques", éventuellement de garder un œil sur eux, mais aussi de leur organiser une vie sociale dans le cadre d'activités de groupe et leur permettre ainsi d'avoir une vie un peu plus agréable. En ce qui concerne les enfants certains vont mieux dès que l'on s’occupe un peu d’eux, en tout cas ceux qui ne présentent pas de réelle pathologie. Quant aux autres, il s'agit des "enfants dont personne ne veut" et qu'il faut accueillir et occuper (ou faire semblant) en attendant que les parents trouvent mieux ailleurs (mais ce mieux est souvent pire).

  

 

1) Compte Rendu du Premier Congrès Mondial de Psychiatrie, Paris – septembre 1950, publié dans le supplément de la revue Sauvegarde de l'Enfance de 1951.

 

2) "Souffrance et pathologie des liens institutionnels", R. Kaës (sous la direction de) Paris, Dunod, 2005, coll. " Inconscient et culture".

 

 

  

L'OPPSE (2)

 

 

Les thérapies atypiques et enfermantes de l'OPPSE offrent un "ersatz" de psychothérapie à base de conditionnement en manipulant un enfant devenu patient. Elles s'inscrivent dans la logique d'une société de consommation qui veut produire beaucoup pour pas cher des biens et des services se révélant être de piètre qualité. Dans tous les cas le vide conceptuel et le mépris du temps de la pensée et de l'analyse dans le fonctionnement de l'institution soignante offrent les conditions favorables à des interventions dans la réalité sous forme de passages à l'acte cautionnés par un système de soins étatisés qui n'est évidemment pas au service du désir et de la loi mais de la volonté d'emprise.

 

Dès lors, il n'est pas étonnant que soient éludées des questions pourtant essentielles : devons-nous privilégier la disparition des symptômes portés par l'enfant ou l'émergence de sa subjectivité ? Cette question s'est d'abord posée à l'intérieur même de la psychanalyse avant d'être reprise dans les critiques adressées aux thérapies cognitivo-comportementales. Au Congrès Mondial de Psychiatrie (1) qui s’est tenu à Paris en septembre 1950 a été présentée l’enquête faite sur le devenir des enfants suivis à la consultation de Georges Heuyer entre 1925 et 1939. A cette occasion Serge Lebovici évoque l'évolution de 5 patients traités par "psychothérapie analytique". Parmi eux il y a Raymond V., né en 1923, et qui a été amené à la consultation à l'âge de 10 ans et 4 mois pour une "énurésie congénitale et intermittente". L'enfant fut soigné par Mme Codet et l'énurésie disparut. Revu à l'âge de 26 ans, Raymond a bien réussi sur le plan matériel, mais il n'est pas heureux et se dévalorise. Il aurait voulu être artiste mais travaille à Air France. Il a eu des aventures hétérosexuelles alors qu'il n'aime pas les femmes et aurait même plutôt tendance à les fuir. S'il a des goûts homosexuels, il ne les réalise pas. Lebovici s'interroge : " … On peut se demander si la psychothérapie, assez courte autant qu'on puisse le dire, a été utile pour ce sujet. Elle a bien agi sur le symptôme dont il souffrait. Mais son caractère n'a pas été atteint. Ses tendances passives n'auraient-elles pas été même renforcées par le traitement où l'énurésie, seule manifestation encore bien pauvre de sa virilité incertaine, fût interdite et où une femme l'obligeait à parler ?"

 

Au même Congrès Dolto commente : " Dans le cas de l'enfant de 10 ans énurétique (…) nous assistons à l'effet de régression qu'a entraîné une thérapeutique où le transfert non analysé a provoqué la disparition du symptôme grâce à une régression". Parlant de la psychanalyste de l'enfant, elle continue : "… (Son) contre-transfert activement et affectueusement enveloppant permettait au garçon de renforcer à son contact son faux idéal du moi de garçon châtré sur le plan anal et oral."

 

On ne peut pointer de façon plus radicale l’enjeu des soins psychothérapiques donnés aux enfants. Mais la psychiatrie s'interroge-t-elle encore sur le sens et la portée de ce qui se fait dans et hors ses murs ? D'ailleurs l'institution le permettrait-elle alors qu'elle pense avant tout en termes de nombre d'actes et de dossiers bien remplis ? Quelle place reste-t-il pour la psychanalyse au milieu de toutes ces (psycho) thérapies qui ne cachent même plus qu’elles sont au service de la normalisation de l’enfant, et que les différents services de soins, de justice et d'aide à l'enfance semblent être d'accord pour mettre en avant l'idéal d'un enfant docile et performant, futur travailleur docile et performant, corvéable et jetable à merci ?

 

Le terme de psychothérapie, vidé du peu de sens qu'il pouvait avoir, en est venu à désigner actuellement des pratiques extrêmement variées. Et c’est encore plus évident quand il s'agit des soins psychologiques destinés aux enfants, comme s’il s’agissait là d’un art mineur, ce qui a d'ailleurs été à ses débuts la position française à l'égard de la psychanalyse de l'enfant. C’est une constatation : les thérapeutes font un peu n’importe quoi avec les enfants sous prétexte de les soigner (n'importe quoi, mais avec l'objectif de les normaliser et de les soumettre en prenant comme alibi leur "bien"). Ils se permettent des modalités de soins et des interventions que l’on n’oserait pas s'imaginer avec des patients adultes. Les (psycho) thérapies atypiques des thérapeutes pour enfants sont bien loin de toute idée d'émergence subjective et d'épanouissement personnel. Parler de stratégies à visée thérapeutique ou de rééducation mentale et comportementale, voire de reconditionnement serait plus juste. Ce qui répond d'ailleurs souvent à l'attente de parents désemparés quand la maîtrise de leur enfant leur échappe. L'ultime réponse sera le médicament, la maîtrise et le contrôle de l'enfant par voie chimique.

 

Que des discours d'apparence scientifique puissent servir à dissimuler des projets idéologiques ou mercantiles est chose courante. Et c'est particulièrement vrai avec les concepts incertains des savoirs illusoires de ceux qui s'occupent de "santé mentale".  Les mots "science" et "médecine" mis en avant font oublier que les savoirs "psy" sont surtout des fictions organisant le champ social. Par la suite ces discours qui cachent – parfois mal – notre ignorance vont produire des effets, les meilleurs comme les pires. A-t-il fallu penser les malades comme étant des "dégénérés", des "incurables", etc. pour oser s'en débarrasser ? Faut-il les imaginer comme étant "guérissables" ou du moins "améliorables" pour se lancer dans un projet thérapeutique ? Le choix est d'abord idéologique et politique, la science ne fournissant qu'un alibi dans l'après coup. On retiendra de l'histoire de la psychiatrie que la volonté obstinée de soigner la maladie a pu mener au sacrifice du malade.

 

A défaut de savoir guérir les troubles mentaux et les traits de personnalité qui y sont assimilés, la psychiatrie a le projet de les soigner, mais en l'occurrence soigner c'est souvent normaliser en  étouffant la personnalité d'un sujet devenu patient, ou pire encore. Ce qui est attendu des soins, c'est que le malade cesse d'être un problème pour les autres et pour lui-même. La psychanalyse se situe à l'opposé de la démarche psychiatrique : guérir ou soigner ne sont pas ses objectifs, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit indifférente à la question de la guérison, mais que celle-ci vient de surcroît, comme le disait Freud, et surtout quand elle n'est pas attendue. Les symptômes disparaissent quand ils n'ont plus leur raison d'être, c'est-à-dire quand la parole inconsciente a trouvé un autre moyen d'expression et que le refoulé peut émerger à la conscience.

 

Il faut bien constater que la différence, conçue comme un écart par rapport à la norme, n’est acceptée qu’à la condition d’être inscrite dans le schéma social qui se propose de la gérer. Il y a de moins en moins de place pour l'enfant en dehors du chemin qui lui est tracé par des adultes relayant parfois sans discernement les choix sociétaux les plus déshumanisants. Depuis la création des maisons du handicap les enfants sont qualifiés de handicapés avec beaucoup de légèreté. Il n'est plus nécessaire d'avoir une infirmité ou une maladie corporelle ou mentale, de mauvaises notes à l'école suffisent. En effet, pour redoubler un cours préparatoire, être admis en classe d'insertion ou d'adaptation, ou encore pour bénéficier d'une aide à la vie scolaire, il faut être inscrit au préalable à la maison du handicap. Je me souviens d'une fillette, âgée à l'époque de 7 ou 8 ans, qui oscillait entre révolte et effondrement après avoir entendu son institutrice dire qu'elle et ses camarades de la classe d'insertion étaient des handicapés. A cet âge les enfants ne font pas trop la différence entre être handicapé et être considéré comme tel, et ils ne comprennent pas ces adultes qui, pour leur bien évidemment, ajoutent cette mention à leur état civil.

 

Mais il n’est pas question du handicap qui pèse sur un enfant de par sa naissance dans le quart- monde français. Souvent ce sont les enfants des milieux défavorisés, et qui cumulent toutes les difficultés, qui sont les premiers à "bénéficier" du statut de handicapé du fait des avantages financiers qu'il peut procurer. Ce n'est sans doute pas demain (mais qui sait ?) que les Autorités qui nous gouvernent institueront une Maison du Handicap Social !

 

La référence à la norme et à l’adaptation sociale comme objectifs d’une psychothérapie ne pose apparemment de problème qu’à la psychanalyse et aux psychothérapies qui s’en réclament. A cette question la réponse stéréotypée est qu'il n'est guère possible de s’épanouir en dehors de la norme. Mais est-ce possible dans la norme ? Il n'est pas acceptable de poser la normalisation et l’intégration sociale comme étant les objectifs d'une psychothérapie. Il peut être utile de rappeler que la norme n’est pas la loi, et que faire de la norme une loi est un symptôme qui peut mener à beaucoup de souffrance. Sacrifier son désir, à l'instar du normopathe, pour ressembler à madame ou monsieur tout le monde, est indéniablement un terrain favorable aux dépressions et aux décompensations psychosomatiques.

 

Quand elle refuse de faire sienne la distinction entre les registres de l’éducatif, du pédagogique et du thérapeutique, la psychiatrie renoue avec l'idée que le seul soin pour les enfants confiés aux aliénistes, et que ceux-ci qualifiaient  d' "idiots", était la pédagogie et l’éducation. On le voit quand des pratiques considérées traditionnellement comme étant des rééducations visant à maîtriser les symptômes sont qualifiées de thérapies.

 

Au vu des effets de toutes ces techniques à visée adaptative et normalisatrice qui envahissent le marché du soin psychologique, l’impression est souvent que le prix à payer par l’enfant pour la disparition d’un symptôme est bien trop élevé, et qu’il le sera encore plus à l'adolescence et à l'âge adulte. On jette le sujet avec le symptôme, le bébé avec l'eau du bain. C'est l'effet ricochet de l'emploi de soignants peu formés et polyvalents – et il faut ajouter : peu rémunérés et souvent peu considérés. Dans le même temps, les serviteurs zélés de la rééducation mentale reprochent à la psychanalyse d'être trop rigoureuse ou rigide, trop difficile ou compliquée à mettre en place, trop élitiste. Ce qui était encore possible à l'hôpital il y a dix ans ne le serait plus actuellement ?

 

Pourquoi ce développement rapide des thérapies rééducatives alors qu'elles procèdent par un écrasement de la personnalité de l'enfant pouvant parfois aller jusqu'à sa débilisation ou un profond mal-être ? C'est qu'elles correspondent à un choix sociétal qui inclut aussi bien les enfants que les adultes, les soignants que les soignés. Que nous demandent le plus souvent, et de loin, les parents de nos jeunes patients ? Que leur enfant soit débarrassé des symptômes qui les dérangent le plus, ou qui dérangent l'école ou une institution quelconque. Ils veulent un enfant dans les normes, docile et  performant, éventuellement heureux, mais pas trop. La plupart du temps ils cherchent à s’impliquer le moins possible dans la démarche psychothérapique de l'enfant, ceci sans doute parce qu'ils sont porteurs d'une demande qui ne vient pas d'eux mais d'un tiers (Ecole, Protection Maternelle et Infantile, Aide Sociale à l'Enfance, etc.). Quant aux enfants, ils acceptent ou refusent de jouer le jeu.

 

Les lieux de soins peuvent exercer de fortes pressions sur les professionnels pour qu'ils acceptent de s’orienter vers une polyvalence qui va les mener rapidement à des attitudes incompatibles avec une démarche thérapeutique qui pourrait se prévaloir d'une certaine authenticité. Se mêlent ainsi au nom de la réalité institutionnelle, et pour un même enfant, interventions éducatives, démarches et activités supposées psychothérapiques, ingérences massives dans la vie de l’enfant, etc. Des distinctions minimales indispensables sont niées au nom de la nécessité, et de moins en moins de soignants comprennent l'incompatibilité d'une démarche psychothérapique avec la pratique du conseil éducatif ou une évaluation psychométrique, ou encore avec leur présence dans une réunion d’école, de la protection de l’enfance et partout où se décide l’avenir de l'enfant. Ce vouloir tout faire, tout être pour l’autre, fantasme d'une mère toute-puissante, est sollicité et entretenu par les institutions. Répondre par la raison, le bon sens ou une intervention dans la réalité à celui qui s’engage dans la parole est le meilleur moyen de le faire taire, mais n'est ce pas en fin de compte ce qui est recherché, quelque chose qui serait de l'ordre du "Sois belle ou beau et tais-toi"?  D'autre part, vouloir tout être pour "son" malade induit largement le risque d'en faire un malade chronique. On le voit quand un médecin, pour un même patient adulte, s'offre à être son psychothérapeute, lui prescrit des médicaments, lui donne des arrêts de travail, l’hospitalise, etc. pour au final demander sa mise en invalidité. Parfois ce sont des considérations financières ou tout simplement le souci de sauver son emploi et le désir de plaire qui amènent à fausser le cadre thérapeutique en se montrant arrangeant, et ceci même si le patient doit en pâtir après y avoir trouvé, éventuellement, quelques bénéfices secondaires.

 

De tous les discours qui tissent la toile dans laquelle est pris l’enfant, la psychanalyse reste donc le seul à accorder une place au sujet, à sa parole et à son désir. Mais dans sa démarche le psychanalyste se heurte de plus en plus souvent à des spécialistes de l’enfance : thérapeutes, éducateurs, infirmiers, travailleurs sociaux, psychologues, médecins, représentants de l’autorité judiciaire, etc. qui, sûrs de leur savoir et de leur pouvoir, vont décider de l’avenir de l’enfant en le faisant entrer dans le cadre de leur idéologie ou de celle que défend l’institution qui les paye. L’enfant n'est guère écouté, il est avant tout éduqué et soumis, réduit au silence. 

 

En ce qui concerne le symptôme, il peut être utile de se référer à une distinction entre indice et signe. La sémiologie médicale considère le symptôme somatique ou mental comme étant l'indice révélateur de la présence d'une maladie. De la même manière, il est possible de considérer les "troubles" psychologiques comme des indices révélateurs d'un dysfonctionnement (familial ou autre), d'une maltraitance ou d'une carence, etc. L'approche psychanalytique diffère totalement puisqu'elle considère le symptôme comme étant le retour d'une parole refoulée, le message à décrypter qu'un sujet adresse à son Autre et un témoignage sur son désir. Si dans cette optique toute manifestation pathologique n'a pas forcément le statut de symptôme, elle n'en reste pas moins l'expression d'un sujet et non pas simplement la manifestation d'une maladie.

 

Les conseils éducatifs et psychologiques tiennent une place importante dans l'aide proposée aux parents. L'idée qui sous-tend ces pratiques est qu'un changement opéré dans le comportement des parents va avoir comme résultat une modification du comportement de l'enfant, et peut-être même un abandon des symptômes. Donner des conseils signifie que l'on  se situe d'emblée comme étant le détenteur d'un savoir, ce qui est déjà en soi une attitude incompatible avec une démarche psychothérapique. Ce savoir que s'attribue le soignant pose inévitablement quelques questions : quelles en sont les sources (que nous apprend la folie sur l'éducation des enfants ?), quelles en sont les références idéologiques et théoriques, qu'elles sont les motivations personnelles du conseiller, etc. ? Les thérapeutes de l'OPPSE accompagnent par ailleurs souvent leurs conseils d'interventions directes auprès des enfants pour les raisonner ou les influencer en ayant recours à des stratégies de séduction ou d'intimidation. C'est le refoulement qui gagne ainsi en intensité, mais rien n'est résolu d'un éventuel conflit psychique. Bien au contraire, il a de fortes chances d'en sortir renforcé.

 

On ne peut évidemment pas nier l'importance des troubles réactionnels, mais la généralisation de ce modèle vient éluder la question de la participation subjective de l'enfant à la création de ses symptômes. Comme il est rare que les problèmes d'un enfant ne soient que le reflet de ce qui se passe dans son environnement, familial ou autre, il est compréhensible que les résultats, parfois spectaculaires, obtenus par les interventions dans la réalité, ne soient pas durables. Le refus d'un enfant de se soumettre à l'autorité de l'adulte peut avoir d'autres causes que des parents trop laxistes, incapables d'imposer des limites, ou la révolte contre des parents trop rigides. Un enfant qui a des comptes à régler du fait de la naissance d'un petit frère ou d'une petite sœur peut perturber la vie familiale de bien des manières. L'attitude éducative est une réponse possible aux troubles du comportement, arrivant ou non à les inhiber. Mais les difficultés de l'enfant et sa souffrance resteront alors entières et seuls les problèmes qu'il pose aux adultes seront éventuellement résolus. Quant aux symptômes, loin d'être abandonnés, ils seront enterrés, mais toujours bien vivants.

 

Les interventions dans la réalité de la vie de l'enfant sont parfois inévitables, même pour celui qui les exclut a priori de sa pratique. En cas de violences ou de sévices par exemple. Mais s'adresser à la justice n'est pas forcément la solution miracle. Comment comprendre qu'elle puisse laisser un enfant de 6 ans, Ben, dans sa famille d’accueil sachant qu’il y a été abusé sexuellement par le fils cadet de la famille, Jessy 13 ans, lui-même abusé par l’aîné, Jules 17 ans, la mère de la famille d’accueil ayant été quant à elle abusée dans son enfance par un proche, pédophile notoire ? La solution adoptée par les services éducatifs sera de séparer Ben de Jessy en le faisant dormir dans la chambre de Jules. Ce n'est que tardivement que cet enfant sera mis à l'abri dans une institution.

 

Boris, 9 ans, est amené en consultation par son père parce qu’il a de mauvais résultats scolaires, il perturbe la classe et agresse les autres enfants. Au premier entretien il s’effondre et raconte que l’actuel compagnon de sa mère le bat avec violence, et que l’hématome qu’il portait encore il y a peu de temps au visage ne provenait pas d’une chute, mais d’un coup de poing. C’est sa mère qui lui aurait dit de mentir. Le père demande de l’aide à l'un de ces nombreux services dont le rôle est d'assurer la protection des enfants. Trois mois plus tard, je suis contacté par une assistante sociale qui s’indigne de ce que je n’aie pas fait le signalement moi-même. Quant au père qui a signalé les faits, il se retrouve sur le banc des accusés  : on lui reproche d'avoir manipulé son fils pour qu'il profère des accusations mensongères. Entre-temps, l’enfant aura essayé à deux reprises de s’étrangler avec son écharpe à l'école. Il est soupçonné d’avoir menti pour ne plus être obligé d'aller chez sa mère et la plainte est classée sans suite par la Cellule Enfance Maltraitée.

 

Les modèles étiologiques en psychopathologie sont allés chercher un peu partout et n’importe où  l'origine de ce qu'ils ont appelé tantôt folie ou aliénation, maladie mentale, trouble psychologique, etc. : dans une lésion anatomique, un traumatisme, les conflits psychiques, les conditions économico-socio-culturelles, les relations familiales, les cognitions, la biochimie du cerveau, les gènes etc. Le modèle actuellement en vogue est dit multifactoriel ou encore bio-psycho-sociologique. C’est ce modèle qui sert à justifier les thérapies polyvalentes et les psychothérapies atypiques. C’est aussi lui qui nous amène à être encore plus critique sur le concept de maladie psychique et à mesurer les limites de toute action thérapeutique. Les effets de la pauvreté, de la précarité, du chômage, etc.  sur l’éclosion et le développement des troubles psychologiques chez les plus démunis  et leurs enfants sont bien connus. Face à ceux qui dépriment parce qu’ils ont une "vie de chien", le rôle des soignants en santé mentale est-il d'essayer de les aider à accepter leurs conditions de vie (la "résignence" à défaut d'une résilience) ou à en limiter les effets délétères ? Nous avons l'exemple d'un monde du travail où la souffrance et le harcèlement sont trop souvent qualifiés d'inadaptation et "soignés". Soigner c'est alors aider le maltraité à supporter sa souffrance par une écoute chaleureuse et éventuellement le soulager au moyen d’anxiolytiques et d’anti-dépresseurs. Il y a indéniablement en santé mentale une dimension de soins palliatifs, mais au nom de quel idéal refuser de soulager la souffrance psychique même quand il s'agit d'une souffrance trouvant son origine dans l'organisation sociale ? Faut-il soigner les Français pour qu'ils supportent la France comme on soigne les détenus pour qu'ils survivent en prison et les travailleurs pour qu'ils acceptent d'être exploités avec une certaine docilité. La France n'est pas seulement le pays qui compte une des plus fortes concentrations de psychiatres, il est aussi celui où les habitants consomment le plus de psychotropes. Ajoutons-y tous les soins prodigués par les psychologues, les infirmiers et les éducateurs. Il est sans doute plus facile d'imputer la cause du mal-être social et de la dépression l'accompagnant à un dérèglement biologique ou à un traumatisme psychique qu’à l'organisation et au fonctionnement de notre société. Et si la lésion tant cherchée au 19ème siècle était aussi une lésion sociale ? Indéniablement les soins psychiatriques, en inhibant et en désolidarisant les révoltes individuelles, les empêchent de trouver un sens dans une action collective. Débordant largement du traitement des maladies mentales, la psychiatrie, en soignant à l'aide de psychotropes le malaise social, joue bien son rôle d'opium du peuple, et ceci littéralement. De même, tout ce qui y est "psychothérapie" n'est pas sans rappeler le rôle de "sédatif social" qui était jadis celui de la religion. Les médias relaient amplement les discours qui viennent psychiatriser les comportements individuels ou de groupe qui pourraient remettre en cause les mythes et les mensonges (du genre liberté et égalité devant la loi, démocratie et justice, etc.) qui fondent notre société. En qualifiant un acte de dément, en l'attribuant à un "forcené", on le vide de tout sens politique et de toute dimension subjective. La maladie mentale a ainsi pris le relais des accusations d'hérésie et de possession.

 

L'expansion démesurée de la psychiatrisation des enfants comme du reste de la population est largement assurée par une démarche "commerciale" invasive à laquelle s'associent les autres institutions intervenant auprès des enfants (à commencer par l'école). Le but est d'amener parents et enfants à s'adresser à des lieux de consultations spécialisées pour des soins qui ne soulèvent guère de questionnement chez ceux qui les conseillent ou les pratiquent. Une bonne illustration de l'extension immodérée de la psychiatrie est son appropriation des premiers instants de la vie : d’abord psychiatrie de l’enfant, puis du nourrisson, puis psychiatrie périnatale et enfin psychiatrie fœtale. Si une sensibilité aux dynamiques psychologiques mobilisées par la grossesse et ses éventuelles difficultés, puis par la naissance de l'enfant et ses premiers pas dans la vie, est d’un intérêt majeur, pourquoi en faire une sous-spécialisation de la psychiatrie, laquelle, comme pratique médicale, amène inévitablement avec elle les notions de maladie mentale et de norme, de contrôle et de surveillance ? La réalité quotidienne et l’histoire de la psychiatrie devraient imposer une certaine réserve. Tout psychiatriser a aussi pour effet de tout uniformiser, les problèmes comme les solutions proposées. Le danger vient du fait que la psychiatrie, qui se présente comme étant le couteau suisse du mal-être dans notre société, est, à défaut d'être un savoir scientifique, une idéologie au service d'un pouvoir politique dont elle applique les options. C'est ainsi que la politique d'eugénisme fœtal qui est actuellement conduite en France (la naissance d'un enfant handicapé étant d'abord considérée comme une charge financière pour la société) peut amener les parents refusant une interruption médicale de grossesse dans le bureau du psychiatre. Sans doute est-ce pour faire le point sur leur choix de laisser naître un enfant handicapé et en mesurer toutes les conséquences. Peut-être aussi pour les aider à lever la culpabilité qui est supposée les empêcher d'accepter la suppression du fœtus ? Une certaine manière de concevoir le bien de l'autre cache parfois mal les motivations politiques et financières. Alors qu'est ce qui est le plus déraisonnable : accepter la naissance d'un enfant handicapé ou l'éliminer dans le ventre de sa mère ? A chacun sa réponse sans doute, mais encore faut-il préserver la liberté de choix des parents concernés et ne pas commencer par les culpabiliser en leur disant que leur enfant ne pourra pas être heureux, comme cela se fait parfois.

 

Un des effets de la psychiatrisation tous azimuts est le nombre insuffisant de psychiatres. Il en a résulté un transfert des compétences (ou des incompétences) vers d'autres corps professionnels : infirmiers, éducateurs et psychologues. De ce fait, tout ce qui constitue les consultations en psychiatrie de l'enfant, sauf la prescription de médicaments, est régulièrement assuré par d’autres professionnels. Les Centres Médico-Psychologiques ont longtemps fonctionné sur le modèle de la première consultation médicale, le médecin recevant la demande et engageant un suivi familial, puis adressant éventuellement l’enfant pour un bilan et une prise en charge individuelle auprès d’un paramédical, d’un éducateur ou d’un psychologue. Avec la "crise du recrutement" ce fonctionnement a progressivement évolué. Le travail de premier consultant a d’abord été partiellement assuré par les psychologues, puis par les infirmiers et les éducateurs. Ce qui veut dire qu’une famille qui fait une demande de consultation dans certains centres va rencontrer indifféremment lors du premier entretien un quelconque des professionnels qui y travaille.

 

Les demandes étant reçues par les secrétaires, il faut assurer leur répartition  entre les différents professionnels. En certains lieux les demandes sont centralisées et discutées au cours d'une réunion en vue de leur répartition.  Dans d’autres CMP les secrétaires demandent à ceux qui viennent consulter s’ils souhaitent rencontrer tel professionnel plutôt que tel autre, par exemple un psychiatre plutôt qu'un psychologue, ou inversement. Ailleurs rien n’est organisé au niveau de la gestion des demandes : alors c’est le hasard qui décide ou des logiques où s’épanouissent tout ce qu’une institution peut générer de jalousies, de séductions et de rapports de force. Le pouvoir dans l'institution hospitalière passe aussi par le contrôle des demandes de consultation, ce qui donne facilement lieu à toutes sortes d'intrigues puériles mais qui peuvent être lourdes de conséquences, les boulimies dans ce domaine venant vite au burn out. La tendance actuelle est de confier la gestion des demandes aux cadres de santé (les anciens infirmiers chefs), ce qui revient d'emblée à orienter  les réponses qu'elles vont recevoir en fonction de logiques de pouvoir plutôt que de soins. Il n'est plus du coup question d'un soin qui serait déterminé, au moins partiellement,  par un diagnostic, même provisoire.

 

L'abandon du principe de la première consultation par les médecins a eu pour effet la démystification de leur savoir. Longtemps le discours officiel affirmait que seuls les psychiatres avaient une compétence suffisante pour assurer ces fameuses premières consultations. Or il s'est avéré qu’il n’en était rien, puisqu'ils pouvaient être remplacés par d'autres professionnels. Tant au niveau diagnostic qu’au niveau thérapeutique, les professions paramédicales et les psychologues se révèlent aussi capables ou incapables que les psychiatres. Ceci d’autant plus facilement que les enfants arrivant en consultation dans un CMP sont suivis par un médecin traitant et qu'ils ont déjà souvent consulté un ou plusieurs médecins spécialistes. De ce fait le risque d’une maladie somatique cachée qui est souvent mis en avant par les psychiatres pour s'attribuer une certaine spécificité est peu probable. Le véritable enjeu de ces questions n'est évidemment pas la compétence des soignants ou la qualité des soins.

 

La définition dogmatique et tautologique du soin en psychiatrie amène à considérer que tout ce qu'un soignant fait avec un patient relève de l'action thérapeutique. De ce seul fait une position comme celle de la psychanalyse qui se refuse d'être une psychothérapie ne peut alors être considérée que comme subversive. Parler de psychothérapie analytique c'est alors, pour certains, céder à la pression institutionnelle (une psychanalyse d'enfant sous le couvert d'une  psychothérapie) et pour d'autres s'autoriser à faire n'importe quoi en gardant une vague référence à la psychanalyse. Il fut une époque où les psychologues cliniciens refusaient d'être des soignants, mais actuellement ils se coulent avec une étrange facilité dans le moule institutionnel du thérapeute pour enfants. La question reste ouverte : que proposer d'autre aux enfants et aux adultes qu'une guérison impossible ou des soins dont la dimension thérapeutique n'existe que dans l'imaginaire des soignants ? D'autant plus que la psychiatrie publique n'offre que peu l'occasion pour un patient d'y rencontrer un traitement qui, à défaut de le guérir, favoriserait cette guérison. 

 

S’interroger sur le sens de sa pratique n’a jamais été facile, et ceci non seulement parce que ce genre de questionnement vient égratigner le narcissisme de celui qui s'y risque, mais aussi parce que ces questions sont souvent considérées dans les institutions actuelles comme improductives, voire contre productives. Comment faire accepter dans un lieu de soins où il s’agit avant tout de comptabiliser le nombre d’actes (et peu importe leur contenu) une attitude consistant à suspendre l’agir pour prendre le temps de penser ?

 

L'arrivée massive sur le marché des soins psychologiques des thérapies mentales atypiques destinées aux enfants est un des effets de notre "société de consommation" : des soins en grand nombre et à bas prix dispensés par des soignants peu formés, voulus polyvalents et "bonnes à tout faire" de la psychiatrie. C'est à cette réalité que renvoient les discours qui viennent affirmer que la psychanalyse n'a pas sa place dans le service public. Mais il n'est plus possible de nos jours de faire de la psychanalyse le traitement d'une supposée élite qui en aurait les moyens (financiers et intellectuels), la plèbe devant quant à elle  se contenter du soin psychiatrique. Ce dernier est une réalité complexe. Il est dans chaque cas particulier un dosage original entre ses différents objectifs : thérapeutiques, palliatifs, occupationnels et répressifs. Néanmoins c'est cette dernière dimension, celle de police sanitaire, qui prévaut ou qui devrait prévaloir si on en croit la justice, et ceci en vertu de l'article 121-3 du Code Pénal. Afin de les soigner, la psychiatrie assure la gestion de populations entières d'individus accusés d'être dangereux ou simplement jugés "anormaux", et pour cela elle essaie de les maintenir sous son emprise. La psychiatrie actuelle reste largement tributaire de ses origines, quand, après la révolution de 1789, elle a repris les fonctions de police qui étaient assurées jusque-là par l'Hôpital Général. La médecine a alors fourni l'alibi du soin pour  justifier l'enfermement.

 

 

1) Compte Rendu du Premier Congrès Mondial de Psychiatrie, Paris – septembre 1950, publié dans le supplément de la revue Sauvegarde de l'Enfance de 1951.

 

  

 

 L'OPPSE (3)

 

 

Parler de l'efficacité ou de l'inefficacité des soins psychiatriques et psychothérapiques est un exercice délicat puisqu'une telle efficacité ne peut être évaluée que par rapport à une attente et une idéologie (une certaine conception de la santé mentale et de la normalité). Et ce qui est un succès pour les uns ne le sera pas forcément pour les autres. En outre l'exigence d'efficacité doit être abordée avec prudence, l'histoire de la psychiatrie nous ayant habitués à des soins terriblement efficaces dans le sens de la destruction du patient.

 

On se souvient des conclusions présentées lors du premier Congrès Mondial de Psychiatrie sur le devenir des enfants suivis à la consultation de Georges Heuyer (1). L’influence des traitements biologiques ou psychothérapiques y est présentée comme négligeable, seuls semblent avoir une incidence favorable des événements de la vie comme le mariage et la naissance d’enfants, l’acquisition d’une formation professionnelle, l’existence d’activités artistiques, religieuses etc. Notons que le critère d’efficacité retenu était l’adaptation, un sujet bien adapté étant celui qui ne fait pas parler de lui.

 

Un peu plus près de nous, la théorie de l'effet "dodo" veut  que toute psychothérapie bien menée, et peu importe la technique particulière utilisée, ait de fortes chances de donner de bons résultats (2). Quatre facteurs seraient déterminants dans le succès d'une psychothérapie : d’abord il y aurait l’implication et la détermination du patient, puis l’alliance thérapeutique et, à un degré moindre, la confiance dans l’efficacité du traitement, puis seulement la spécificité de la démarche thérapeutique utilisée. Alors "effet dodo" ou "effet pipeau" pour l’ensemble des soins psychologiques : psychothérapies atypiques, activités ludiques, éducatives, cognitives, thérapies en tout genre, etc. ?

 

Les soignants de l'orthopédopsychiatrie socioéducative ne se posent que peu, voire pas du tout, la question du sens des soins qu'ils dispensent. Certains se situent avec acharnement du côté de la norme et alors seul le résultat compte, le moyen d'y arriver important peu. D'autres se contentent d'occuper les enfants en attendant que le temps passe. Ce sont peut-être eux les moins nocifs, du moins quand ils tiennent compte de ce que veulent leurs patients. L'idée est qu' "un enfant va mieux dès que l'on s'occupe de lui", truisme auquel on peut en ajouter d'autres du genre : "passer un bon moment n'a jamais fait de mal à personne et "quand ça ne fait pas de mal c'est que ça fait du bien". Ensuite il est toujours possible d'enrober de considérations psychologiques une quelconque activité pour lui attribuer quelques effets thérapeutiques, non par malhonnêteté, mais pour la justifier au regard de l'institution soignante. Monde étrange où même la parole est considérée comme une activité. Quant aux parents, pour la plupart ils sont davantage préoccupés par les performances scolaires que par les angoisses ou le mal-être de leurs enfants, tant ces états constituent leur cadre habituel de vie. On peut légitimement s’interroger sur la nature des soins psychologiques ? Dans quelle mesure sont-ils une illusion ? Ou est-ce l'illusion qui est thérapeutique ? L'espoir, fondé ou non, aide à vivre. C'est ce que nous ont enseigné la suggestion et l'hypnose, prenant le relais de la religion. Dans le domaine psychique l'usage des termes de symptôme et de maladie n'est pertinent qu'à leur donner un  sens métaphorique (l'usage actuel serait plutôt de parler de  "troubles mentaux"). Mieux vaudrait sans doute n'évoquer la maladie que  pour ce qui a son origine dans le corps, que l’étiologie soit lésionnelle, biologique ou génétique. Parler de "mal-à-dire" serait plus juste. Mais l’orthophoniste veille à rééduquer une parole devenue symptôme. Et la "mal-adresse", rebaptisée un peu rapidement dyspraxie, est corrigée par la psychomotricité. Rééduquer le patient ou le symptôme suppose un préalable : les vider de tout sens. Alors le symptôme psychique est traité comme un symptôme organique, il perd son statut de parole. D'un autre côté, l'absence de symptômes n’est pas forcément un critère de santé mentale, et il est difficile de ne pas trouver douteuse la sérénité attribuée à un enfant quand elle est référée à un important traitement par neuroleptiques.

 

Quant au psychothérapeute, il représente facilement une bouée de sauvetage pour celui qui s'imagine en avoir besoin, ou un directeur de conscience, un guide, pour celui qui n'arrive pas à prendre de décision, ou encore une béquille pour qui se pense incapable d'avancer seul dans la vie. Ce qui se fait souvent sous le terme d'accompagnement thérapeutique n'est rien d'autre qu'une mise sous tutelle mentale du patient.

 

Les conseils éducatifs ou psychologiques et les offres d'aide peuvent se transformer en contraintes quand le soignant a recours à des mises en garde perçues comme étant des menaces (de placement de l'enfant, d'hospitalisation, d'augmentation de la dose de neuroleptiques, etc.) ou tire avantage de la faiblesse du malade pour l'influencer, souvent pour ce qu'il pense être son bien. Tous ces soins sont finalement inscrits dans les mêmes rapports de pouvoir que ceux qui organisent notre société.

 

La psychiatrie devenue santé mentale soigne à peu près tout et n'importe quoi. Et les soins ainsi prodigués à des patients renommés usagers semblent être d'une durée sans fin. Dans le service public comme dans le secteur libéral il faut ramasser large et garder longtemps ses patients. Ceci pour inscrire son poste dans la durée et obtenir une prime de rendement le jour où elle sera instituée. Pour s'assurer une bonne file active mieux vaut évidemment une stratégie de séduction ou une menace de signalement qu’une parole de vérité. Le contrôle de la charge de travail est compréhensible, mais il mène à toutes sortes de dérives qui ne font qu'accentuer la souffrance des soignants. Les anciens ne se reconnaissent plus dans ce qui est exigé d'eux. Quant aux nouveaux, ils semblent se satisfaire plus facilement d'une certaine forme d'appauvrissement mental. Dans cette logique qui pousse à psychiatriser beaucoup et longtemps, il n’est pas toujours facile d’arrêter une psychothérapie, même quand l’enfant le demande ou qu’elle devient manifestement inutile (elle l'était peut-être déjà avant, mais on ne le savait pas). Il est difficile de faire accepter qu’on ait pu dire à des parents dont l’enfant a des résultats scolaires moyens que le problème est plus leur manque de disponibilité et leur peu d'investissement dans le travail scolaire qu'un éventuel problème psychologique. La volonté de vouloir rentabiliser le secteur public est venue renforcer la frénésie de psychiatrisation, et la pratique des soignants qui ne sont pas psychiatres est prise dans cette contrainte gestionnaire purement quantitative. Plutôt que de réduire les effectifs en personnel on augmente l'activité, quitte à faire n'importe quoi.

 

Si les soignants de l'OPPSE sont interchangeables, ou du moins s'ils sont considérés ou se considèrent comme tels, c'est au moins pour deux raisons. La première est que la référence professionnelle du thérapeute pour enfants c'est d'abord lui-même quand il s'offre à incarner un père ou une mère qui saurait y faire là où les parents du jeune patient sont supposés avoir échoué. Ensuite il y a le fait que les actions proposées sont plus du registre du récréatif et de l'éducatif que du soin véritable, c'est-à-dire d'un soin qui garderait un lien, même lointain, avec l'idée de guérison ou d'amélioration de l'état de santé.

 

Beaucoup de thérapies pour enfants reposent sur l'idée de réparation, c'est-à-dire sur le présupposé qu'il y a une solution à apporter à un problème, un manque à combler, une déficience à compenser ou encore un retard à rattraper. Cette démarche peut se montrer occasionnellement efficace à court terme. Prenons l'exemple de Jules, 7 ans. Ses résultats scolaires ont chuté, il se montre irritable et instable, il fait partie de ces enfants dont on dit qu’il manque de limites.  Lors de l'un des premiers entretiens il me confie, en présence de sa mère, qu’il se lève la nuit pour regarder la télévision. Les parents suppriment la télé dans sa chambre et tout rendre dans l’ordre. Le succès fait que le suivi s’arrête là. A quoi attribuer cette efficacité ? Au fait que les parents se mobilisent autour de leur enfant, qu’ils lui mettent des limites, qu’il dorme suffisamment ou l'ensemble ? Peu importe pour les parents, leur problème a trouvé sa solution. Mais sur le fond rien n’est résolu, pour l'enfant en tout cas.

 

Souvent les parents se montrent bien impuissants à appliquer une solution qui pourrait être un début de réponse aux difficultés de leur enfant. Ainsi René, 6 ans, nous est présenté comme ayant d'importants troubles du comportement liés à un problème de séparation. Il serait sans doute important qu’il ne dorme pas dans le lit de sa mère les nuits où le père est absent. Mais comme la mère se révèle incapable de dire non à son fils et à son propre plaisir, et que le père ne se sent pas concerné, il lui est finalement proposé un soutien éducatif à domicile pour l'aider à mettre en oeuvre des réponses adaptées aux débordements de l'enfant. La question du complexe d'Œdipe est complètement éludée. Et s'il y a bien une dimension qui n'est jamais abordée par la pédopsychiatrie socioéducative, c'est bien celle de la sexualité infantile et des désirs oedipiens.

 

Le succès du modèle mécaniste, qu’il soit environnemental (essentiellement familialiste) ou biologique, est dû au fait qu’il obéit à un projet simplifié centré sur la disparition du symptôme en ne  tenant pas compte du prix à payer par l’enfant en termes d’angoisse et de culpabilité, d’inhibition et de souffrance. L’idée la plus largement répandue est que l’enfant n’est pas structuré psychiquement, qu’il n'est que ce que ses parents et son entourage font de lui. Dans cette perspective, il devient inutile de poser la question du désir puisque l'enfant est considéré comme n'étant qu'une sorte de pâte à modeler que les adultes viennent façonner. Dans la mesure où les interventions dans la vie et l’environnement de l’enfant peuvent se révéler efficaces à introduire un changement, et qu'il peut en être de même de l'effet des psychotropes, il est possible pour les thérapeutes de se contenter des résultats ainsi obtenus. C’est quand les indispensables interventions dans la réalité viennent à se révéler inefficaces que pourrait éventuellement se poser aux soignants la question du désir de l’enfant et de sa participation subjective à la création de ses difficultés et de ses symptômes. Mais l’assujettissement au modèle mécaniste fait que la solution va plutôt être cherchée dans de nouvelles interventions dans la réalité. Le travail avec les enfants ne permet sans doute pas de faire autrement que de poser d’abord l'hypothèse que leur mal-être trouve sa cause dans une situation réelle ou un événement actuel ou passé. Après, si la démarche en reste là, c’est autant en raison d’une certaine conception de l’enfant que de la formation de ceux qui se proposent de le soigner.

 

Pour que la subjectivité de l’enfant ait une chance d'émerger, il faudrait d'abord qu'il soit considéré comme étant un sujet, puis que celui qui endosse le rôle de thérapeute accepte de se taire et mette entre parenthèses ses demandes de normalisation et d’adaptation, voire de guérison, et donne la parole à son jeune patient. Or les adultes ont tellement l’habitude de parler à la place des enfants qu'il s'agit là d'un exercice particulièrement difficile.

 

Déjà pris en tenaille entre norme et morale, l'enfant doit aussi affronter les savoirs précaires de ceux qui se proposent de le soigner. Léa a 5 ans. Le motif de la consultation est un retard de langage que la mère m'explique par une surdité détectée tardivement. Ces difficultés ont donné lieu à un discours dévalorisant qui a profondément blessé l'enfant qui en serait devenue timide avec des attitudes d’opposition. De son côté l’école met une pression importante pour que Léa rattrape son retard et la mère espère un soutien de ma part dans son conflit avec l'Éducation Nationale. Au cours de l'entretien la fillette dessine quatre bonshommes regroupés dans un coin de la feuille, puis un cinquième à l’écart. Elle me désigne les quatre premiers personnages : la maman, le papa, la petite sœur et elle-même. Elle ne peut rien me dire du cinquième. La mère pense qu'il représente Mathieu, l’aîné de ses enfants, né décédé et qu'elle n’avait pas mentionné quand j’ai fait le relevé de la fratrie. Léa a été conçue un mois après que sa mère ait accouché de cet enfant mort-né qui n’a jamais été enterré, sa dépouille ayant été abandonnée au médecin légiste pour une autopsie. Donc, ce que la mère tait, fait retour dans le dessin de l'enfant, et le dessin vient réveiller la mémoire maternelle. Rien ne viendra confirmer une éventuelle  hypothèse qui aurait attribué les difficultés de Léa au fait d'avoir été une enfant de remplacement. Il est sans doute difficile pour le soignant, confronté aux manifestations psychopathologiques ou psychiatriques d'un enfant, de ne pas se lancer dans des considérations étiopathogéniques. Le danger est de s'y enfermer. C'est ce qui arrive quand on croit avoir trouvé une réponse et qu'on substitue son propre discours, ou un modèle théorique, à une parole qui n'est plus entendue. Que répondre à un soignant qui soutient qu'une enfant qui dessine une substance gluante a probablement été abusée ? Est-ce comique, ridicule ou tragique ? La seule méthode d'interprétation des dessins qui soit pertinente reste celle que Freud a inventée pour l'interprétation des rêves. Il n'y a que l'enfant qui peut  éventuellement dire ce qu'il a essayé d'exprimer à travers son œuvre.

 

De leur côté, les parents ne sont pas forcément prêts à entendre ce que leurs enfants ont à dire. Antoine a 9 ans quand sa mère vient consulter parce qu'il a de mauvais résultats à l'école, ce que l'entourage explique par un manque d'investissement dans le travail scolaire. Pendant que la mère me raconte l’histoire de son enfant et les problèmes du couple parental qui vit séparé, lui me dessine un bonhomme et un chien. Il m’explique que c’est lui et sa chienne. La mère nous interrompt pour dire que l’animal est mort il y a deux ans et que son fils s’est toujours senti responsable de cette mort survenue à la suite d’une chute dans l'escalier. Antoine répond que pour lui son chien n’est pas mort, qu’il est là couché à ses pieds et que tous les matins il l’accompagne à l’école, et que c’est sa présence pendant les cours qui le distrait. La mère réagit avec violence à la révélation de ce  compagnon imaginaire et accuse son fils de mentir pour cacher son peu d'appétence pour le travail scolaire. Il est facile de comprendre l’angoisse qu’a dû éprouver la mère en entendant les paroles de l'enfant, et le besoin de s’en défendre. A sa naissance Antoine a été séparé brutalement d'elle pour un problème de santé. On peut imaginer que cet événement a suscité en lui une forte angoisse d'abandon avec des mécanismes de défense sous la forme d'un déni de la réalité ou d'un refuge dans la mythomanie, mais on n'en sait rien. En tout cas les consultations s'arrêteront là. La mère ne veut pas d'un lieu où son fils puisse dire autre chose que ce qu'elle peut ou veut entendre et où quelqu'un va accorder du sens à cette parole. Et c'est là peut-être le vrai problème de cet enfant : une mère qui ne veut pas entrer en contact avec la subjectivité de son fils, ni sans doute aussi avec la sienne.

 

Il n'est pas rare qu'un enfant reproche à ses parents de lui préférer un frère ou une sœur. Bien sûr les parents s’en défendent et se justifient. Ils essaient de prouver à l’enfant qu’il est dans l’erreur. Ils expliquent qu’ils ne font pas de différence entre leurs enfants. Mais que dit celui qui se plaint ? Que ce n’est pas l'égalité qu'il veut, mais être, lui, le préféré. Accepter la subjectivité de l'enfant, ce serait accepter sa manière de voir, de penser, de ressentir, etc., c'est-à-dire accepter un vécu qui diffère forcément de celui des adultes. Beaucoup de parents font taire leurs enfants quand ils essaient d'exprimer leur vision du monde en leur opposant la réalité ou la raison Dans ce genre de situation les adeptes de l'OPPSE interviennent facilement de la même manière. Cette attitude est au cœur du soin psycho-psychiatrique en tant qu'héritier du traitement moral : renforcer la raison et les contraintes exercées par la réalité pour amener le patient à abandonner sa folie.

 

Tous les soignants de l'OPPSE ne sont pas hostiles à la psychanalyse, simplement ils ne savent pas trop quoi faire de concepts comme ceux d'inconscient, de fantasme, de transfert ou de contre-transfert etc., qu'ils ne connaissent que peu ou pas du tout. Leur univers est celui du concept facile et d'un pragmatisme qui substitue l'agir à la pensée. De fait, l'idée même de subjectivité est de plus en plus étrangère à la pédopsychiatrie et à ses dérivés. Si les parents et les institutions orientent leurs demandes de normalisation vers la psychiatrie, c'est évidemment parce qu'ils pensent y trouver ce qu'ils cherchent à cause de l'illusion bien entretenue du savoir médical et psychologique. Après il y a l'aspect financier, c'est-à-dire la gratuité des soins : nous sommes dans un pays où il est possible d'avoir un soutien scolaire aux frais des caisses d'assurance maladie sous le couvert d'orthophonie. La logique thérapeutique est largement pervertie par les questions de pouvoir et d'argent. C'est l'Etat qui définit ce en quoi doit consister le soin psychologique et psychiatrique des enfants, et qui définit les missions dont sont investis les fonctionnaires et les salariés des institutions. Mais la situation n'est guère différente dans le secteur dit "libéral" : caisses d'assurance maladie, ordres professionnels, représentants de l'Etat, etc. assurent là aussi un contrôle de ce qui se fait en matière de soins, avec toujours la même confusion entre santé et norme.

 

Que veut l'Etat, et les institutions de soins qu'il finance ? D'abord des citoyens dociles et des travailleurs-consommateurs qui acceptent, sans se poser trop de questions, le programme de vie que ceux qui ont le pouvoir et l'argent ont décidé pour eux. Après il y a une gradation dans cette logique totalitaire, ce qui a amené certains à parler de fascisme mou à propos de la France contemporaine. Nier la Loi à travers une certaine manière de pervertir le fonctionnement institutionnel et dénier à l'autre le droit à sa subjectivité sont deux attitudes indissociables dans les stratégies d'instrumentalisation.  

 

Par certains de ses aspects l'orthopédopsychiatrie socio-éducative n'est pas sans évoquer cette question d'un célèbre test d'intelligence pour enfants : "Que fais-tu si tu trouves le porte-monnaie de quelqu'un dans un magasin ?". Est considérée comme étant une bonne réponse celle traduisant un comportement conforme aux exigences d'une certaine morale. L'enfant "intelligent" est celui qui répond au psychologue qu'il va rendre le porte-monnaie et l'argent qu'il contient à son propriétaire. Là il suffit de remplacer "mauvaise réponse" par "trouble des conduites" pour nous retrouver dans le champ du soin psychiatrique, avec une thérapie dont le but sera d'amener l'enfant à avoir un comportement adapté  aux normes sociales. Il va être "corrigé": il n'y a pas si longtemps on parlait encore de maisons de correction

 

Trois idéologies dominent et alimentent l'univers des soins psychologiques pour enfants : 1) faire de l'enfant en souffrance, comme de l'adulte, un usager-consommateur de soins en santé mentale, 2) l'idéal partagé entre famille, société et pédopsychiatrie ou psychologie, d'un enfant docile et performant, 3) l'image de la mère donnant le sein comme prototype mythique et mutique de la satisfaction et du bonheur de l'enfant,  et éventuellement de la mère. On ne peut pas nier qu'il existe un savoir efficient sur ce qu'est bien élever un enfant, même si ce savoir est en grande partie relatif à une société, à une culture, mais aussi à un contexte et à un individu (ce qui est bon pour un enfant ne l'est pas forcément pour un autre). Mais la question du bien de l'enfant est toute autre. La société nous fournit comme réponse la conformité de l'enfant aux normes et aux exigences des adultes avec l'idéal d'un enfant sans manque, sans désir. Par la fenêtre je vois  un jeune de 7 ans qui hurle, recevoir comme réponse un biberon, un infirmier prend dans ses bras un enfant qui pleure, un autre encore, sans doute agressif, est immobilisé … Quoi de plus banal ? Mais est-ce qu'à un moment donné il sera possible de questionner le sens de toute cette agitation et de ces hurlements, et à commencer par le désir de l'enfant d'être en psychiatrie ?

 

La prolifération des thérapies mentales est largement assurée par le fait que beaucoup de parents ne demandent rien d'autre pour leur enfant qu'une répétition de leur propre désubjectivation : sacrifier désir et identité au confort, quitte à en payer le prix fort en sombrant dans la névrose et la dépression. Pour le soignant le risque est de franchir la limite qui sépare le soin inefficace du soin pathogène, encore qu'il n'est pas sûr que cette distinction soit toujours pertinente.

 

Influencer le comportement d'un enfant ou, pire, sa manière de penser, ses émotions et ses sentiments, ne pose de problème apparemment qu'au psychanalyste. Il s'agit là d'une manière tout à fait banale de faire avec les enfants, d'attitudes éducatives et parentales que nous retrouvons au cœur du soin version OPPSE. On peut obtenir beaucoup de choses d'un jeune enfant, et pas seulement chez les plus déshérités, en tablant sur son appétence pour les sucreries et les flatteries. Rien ne vaut un morceau de gâteau ou de chocolat pour l'attirer dans une activité ou dans un bureau. Les  thérapeutes appellent cela "savoir y faire avec les enfants", le savoir étant en l'occurrence l'art de mener les enfants par le bout du nez. Le but affiché est noble : il s'agirait de guider l'enfant pour et vers son bien, de l'aider à grandir.

 

Manipuler les peurs d'un enfant pour le rendre "sage" et obéissant fait aussi partie de l'arsenal des attitudes parentales, et d'une certaine conception de l'éducation, même chez ceux dont c'est le métier. C'est déjà plus étonnant de voir des soignants affoler un enfant en lui prédisant que s'il ne travaille pas à l'école il va finir sous les ponts. Cela paraît peu de choses en comparaison de parents qui terrorisent leurs enfants en menaçant de les enfermer dans la cave avec les monstres qui sont supposés y vivre. Humilier un enfant pour qu'il arrête de faire pipi au lit ou culpabiliser un adolescent qui a fait une tentative de suicide n'est guère différent, c'est moins acceptable quand il s'agit d'un soignant en psychiatrie. Dans cette conception de l'action thérapeutique, on soigne les enfants comme on les élève, mal.

 

Dans la psychiatrie moderne (depuis Pinel), les traitements ont une double dimension. Le même "soin" est censé tantôt aider à la guérison et tantôt punir. Ainsi la douche était, pour les uns, supposée avoir une action bénéfique dans le traitement de la folie par son action sur la circulation sanguine, alors que pour d'autres son efficacité résultait de la peur de suffoquer provoquée par l'eau entrant dans la bouche et le nez. A une époque où l'électricité commençait à être utilisée à des fins thérapeutiques, Teilleux appréciait la possibilité de l'utiliser comme punition. Dans un article publié en 1859, il écrit : " L’électricité offre aussi l’avantage immense de pouvoir être employée comme agent de coercition. Depuis notre séjour à Maréville, nous nous sommes très bien trouvés des électrisations que nous avons données avec l’intention de réagir contre l’esprit d’indiscipline (3). " Mais dans le traitement moral la souffrance n'est pas seulement prescrite pour rendre le malade plus docile, elle est aussi employée dans le cadre de stratégies thérapeutiques  visant à amener le patient à abandonner ses idées morbides en les associant à des expériences douloureuses . " Quelquefois je me suis attaché, écrit Leuret, à rendre pénibles les idées déraisonnables afin que le malade fit effort pour les repousser (4) ". L'administration de la souffrance jouant également à cette époque un rôle essentiel dans l'éducation des enfants, il était facile de justifier la maltraitance du malade à soigner en en faisant l'équivalent d'un "grand enfant" à éduquer. "La douleur sert aux aliénés, écrit le même Leuret, comme elle sert dans le cours ordinaire de la vie, comme elle sert à l'éducation des enfants... Entre les enfans et les aliénés, il y a de nombreuses analogies..." Il ne faisait pas bon d'être alors à la fois un enfant et un aliéné. Cette idée de l'existence d'une identité  entre enfance et aliénation était largement répandue au XIXème siècle (5), et même au-delà. Nous la retrouvons dans les thèses développementalistes qui font des différentes pathologies mentales autant de formes de retards du développement. Est-ce de ce fantasme que psychiatres et psychologues tiennent leur supposé savoir en matière d'éducation des enfants ?

 

Le XIXème siècle a promu au rang d'êtres inférieurs une troisième catégorie d'humains : les ouvriers  dont Villermé, un des pères fondateurs de la médecine du travail, nous a fourni une description particulièrement odieuse. Écoutons Philippe Davezies (6) nous en parler : "Quant à la misère, si Villermé la décrit fort bien, il en attribue la faute aux ouvriers et à leur dégradation morale. Il stigmatise l'ivrognerie, l'imprévoyance, "les dégoûtantes orgies” auxquelles se livrent les ouvriers et particulièrement ceux qui perçoivent un bon salaire. Même lorsqu'il traite avec précision de la mortalité des enfants, il ne peut retenir un jugement moral : “on dirait que c'est un des châtiments infligés par la providence aux parents que leur inconduite ou leur imprévoyance plonge et entretient dans la misère ”. Il est ainsi l'un des premiers à introduire la problématique de la régénération. Pour régénérer la classe ouvrière, il faut mettre de l'ordre. Manifestement, ce n'est pas pour rien qu'il siège à l'Académie de Médecine dans la section “ hygiène publique, médecine légale et police médicale ”. Il reste quelque chose de ce mépris chez ceux qui déclarent que "la psychanalyse n'a pas sa place dans le service public"(elle est supposée être réservée à une élite) et que le but de l'hôpital public est de dispenser "des soins basiques pour population basique". Dans cette perspective l'enfant issu de la plèbe  "troublé" mentalement est supposé cumuler toutes les tares.


Malgré les progrès de la science et des techniques peu de chose a évolué dans la conception des soins et la relation thérapeutique. Une ouverture a semblé possible dans le dernier quart du XXème siècle avec l'apparition au sein de l'institution psychiatrique de pratiques inspirées de la psychanalyse. Mais la coexistence entre psychiatrie et psychanalyse, parfois pacifique et souvent conflictuelle, a toujours été problématique. Dans le secteur libéral on a vu des psychiatres abandonner l'exercice de la psychiatrie pour la psychanalyse, mais dans les hôpitaux publics et leurs satellites, est apparu le psychiatre "clivé" entre une référence théorique à la psychanalyse et une pratique psychiatrique classique. Peut-être que, convaincu de la dimension d'auto-guérison du délire, il prescrivait parfois des doses moins massives de neuroleptiques. Quant aux psychologues, on aurait pu attendre d'eux qu'ils permettent l'accès des patients à d'autres formes de soins. Cela a souvent été le cas, parfois avec une grande tolérance de la part des autres corps professionnels. Mais tout cela semble de plus en plus appartenir au passé, et l'on voit apparaître actuellement sous le nom de psychothérapie des entretiens psychologiques atypiques que l'on peut, sans grand risque de se tromper, ranger parmi les soins psychopsychiatriques.

 

Evidemment les techniques de mise en souffrance utilisées actuellement pour influencer la manière de penser et de désirer d'un individu, enfant ou adulte, ou son comportement, n'ont plus rien à voir avec celles utilisées au XIXème siècle pour amener le patient à abandonner ses idées délirantes. La maltraitance psychologique a largement remplacé les tortures corporelles. Mais le recours au conditionnement positif, c'est-à-dire à l'emploi de récompenses, et la manipulation du transfert, ne sont guère plus acceptables, et non seulement pour des raisons morales et éthiques, mais parce qu'elles participent activement à l'étouffement de la personnalité en amenant le sujet à "trahir" toujours un peu plus son désir, ce qui va renforcer angoisse et culpabilité. Manipuler ainsi la psyché d'un enfant n'a pas d'autre effet que d'intensifier les manifestations pathologiques, ce qui va mener à la prescription de neuroleptiques et la justifier.

 

La psychiatrie du XIXème siècle et l'actuelle orthopédopsychiatrie socioéducative qui ne cesse de proclamer qu' "éduquer c'est soigner", renvoient à une conception très particulière de l'éducation que certains ont qualifié de "pédagogie noire" (7).  Mais prendre appui sur le transfert de l'enfant pour l'amener à prendre comme modèle l'idéal que lui proposent ses parents et la société n'est guère plus acceptable. Qu'importe ! Cette manière de faire ne pose guère de questions aux thérapeutes de l'OPPSE qui méconnaissent la dimension du transfert pourtant tellement présente dans la relation à l'enfant. C'est d'ailleurs cette ignorance qui explique beaucoup de leurs actions, passant du maniement du transfert à la manipulation de l'enfant.

 

Marc est un enfant de 7 ans. Je le reçois accompagné de sa mère. Pendant que celle-ci me parle des progrès qu'il a faits au niveau de son comportement et de ses résultats scolaires, lui me fait un dessin. Il s'agit de deux "bonshommes fusées", l'un qu'il nomme "gentillesse" a échangé son cerveau avec l'autre qu'il appelle "fureur". La fureur c'était lui, il est devenu gentillesse. Je lui demande alors ce que devient le bonhomme "gentillesse" et il me répond qu' "il s'envole et tombe dans la poêle, il finit comme un poisson pané". Sachant qu'il s'agit d'un enfant en plein amour oedipien pris dans un désir de plaire accentué par une problématique identificatoire qui est en continuité avec celle de sa mère, avec un père qui le délaisse, ce ne serait pas une bonne chose de le laisser poursuivre dans l'impasse où son transfert est en train de le conduire. C'est sans doute une bonne chose pour lui d'entendre sa mère, secouée par l'image de ce poisson tombé dans la poêle à frire, lui dire que sa priorité n'est pas qu'il soit gentil, mais qu'il se sente bien dans la vie.

 

Les enfants, par peur de l'abandon  ou simplement pour être aimés, peuvent s'engager très loin dans la négation de leur identité. Rémi, 6 ans, présente depuis un mois de fortes angoisses qui se sont cristallisées autour de la possibilité de perdre sa mère dans un accident ou par maladie. Il ne veut plus la quitter, et quand elle le dépose à l'école, la séparation se fait avec des larmes et des hurlements. Actuellement, l'enfant a obtenu de pouvoir dormir dans le lit de ses parents.  La mère fournit une explication concernant les angoisses de son fils : elles trouveraient leur cause dans un cours fait par l'institutrice sur "la courbe de la vie"à la suite duquel l'enfant aurait compris que ses parents pouvaient mourir. A l'entretien suivant, la mère m'annonce que le problème de Rémi est résolu : il ne crie plus et ne pleure plus quand elle le dépose à l'école. L'enfant confirme qu'il ne pleure plus à l'idée de perdre ses parents. Ce qui ressort de la discussion qui suit c'est qu'il cache ses peurs et ses pleurs pour faire plaisir à sa mère, pour ne pas lui faire de peine. La mère confirme qu'elle lui a demandé de ne plus pleurer quand elle le dépose à l'école. Et il obéit. Elle est d'ailleurs fière que son fils n'exprime plus de façon aussi spectaculaire sa souffrance. Le regard des autres a toute son importance. Il n'est pas rare que les soignants interviennent dans le même sens que cette mère et obtiennent le même résultat, parfois simplement en manipulant la fierté de l'enfant (en lui disant par exemple : "Tu fais le bébé" ou "Tu es un grand maintenant") ou en le raisonnant (et comme il ne veut pas "avoir faux", il va se soumettre à la raison de l'adulte comme il le fait à l'école où il récite la leçon apprise par cœur).

 

Réduire l'intensité des manifestations pathologiques peut être utile pour le patient et son entourage. Dissimuler ses symptômes aussi. Tout cela est incontestable. Certains enfants se retiennent par peur d'une punition alors que d'autres apprennent à faire leurs coups en douce. Les adultes qui ont une certaine expérience de la psychiatrie apprennent vite à mentir pour éviter l'hospitalisation ou pour obtenir une diminution de leur traitement. Inhiber le symptôme, le réduire au silence ou le voiler, est la manière habituelle de soigner en psychiatrie, faute de savoir faire autre chose. Il n'y a pas que l'entourage et la société qui peuvent en tirer bénéfice, le patient aussi malgré les effets d'appauvrissement intellectuel et affectif liés à la prise de psychotropes.

 

Maurice a 9 ans et demi. Motivé par la présence d'une étudiante, il initie spontanément un jeu de rôle dans lequel il est le médecin qui rédige une ordonnance pour soigner le "fou". Il nous donne sa vision du traitement psychiatrique :

 

 

 

 

 

Vic est un adolescent de 16 ans que je connais depuis plus d'une dizaine d'années et qui vient régulièrement me "rendre visite". Il souffre d'une psychose infantile qui était bien stabilisée jusqu'à ce que l'institution qui le prend en charge en lieu et place de l'école ne décide de soigner son angoisse de séparation en le contraignant, avec l'accord de sa mère, à passer une nuit en internat. Il a donc commencé par se montrer violent lors de cette soirée qui lui était imposée loin de chez lui dans un contexte institutionnel difficile. En réponse, il a eu droit à un traitement par neuroleptiques, d'abord des cachets puis des injections retard. Depuis il somnole et enduit les locaux de l'internat de ses excréments. Ceux dont l'intervention dans la réalité a induit cette situation se montrent inquiets, mais cela ne les motive pas à réajuster une action qui se veut autant thérapeutique qu'éducative.

 

L'adolescent me raconte les derniers événements et me parle de ses projets pour les vacances de mars. Un incident l'a marqué : sa mère perdant une dent en croquant dans une pomme.  Pour le reste il me dit :"c'est toujours pareil, je dors." Comme effectivement il est en train de s'endormir dans son fauteuil, je lui propose de dessiner. Il a une longue habitude de cette manière de travailler et accepte. Il représente "une toupie vampire" qui creuse et mange en même temps, elle s'appelle BOB.  Bob c'est aussi le surnom que lui a donné sa mère, qui dit souvent de lui qu'il a "une faim d'ogre". Il précise que ce vampire est gentil, qu'il mange de la terre et boit du jus de tomate.  Comme je lui demande pourquoi il est devenu gentil, il me répond que "le soleil lui a brûlé un peu les neurones. Un bout de son cerveau a été cramé. On lui a ajouté un petit pois dans le cerveau."En riant il s'exclame : "Je suis un Bob creuseur !"

 

Nous creusons ensemble, parfois même nous déterrons.

 

                  

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Il est difficile de ne pas distinguer deux conceptions aussi opposées du pathologique et du thérapeutique que le soin psychopsychiatrique et la démarche psychothérapique moderne. Le premier vise à maîtriser, atténuer, voire supprimer par une inhibition chimique ou une rééducation mentale et comportementale des symptômes considérés comme étant les manifestations d'un processus morbide, ce qui est la conception médicale habituelle du symptôme. Quant à la démarche psychothérapique, libérée de la suggestion et de la croyance, elle considère le symptôme comme étant l'expression voilée d'une parole refoulée qu'il  s'agit de décrypter. Ce modèle pose l'inhibition de la parole comme  cause première de tout symptôme névrotique . De leur côté les psychoses amènent à considérer l'hypothèse, non d'une inhibition, mais d'une dislocation de la parole et de la pensée.

 

Comment faire coexister alors cette conception de la psychothérapie avec la réalité d'une institution psychiatrique prise dans le modèle du soin psychopsychiatrique ? Et comment l'organisation et le fonctionnement de cette institution vont-ils influer sur la réalisation de la psychothérapie et sa finalité ? Disons le simplement : dans beaucoup de cas la démarche psychothérapique est pervertie en soin psychiatrique. Le problème ne se pose pas pour les thérapies (familiales, cognitivo-comportementalistes, etc.) qui consistent déjà en une rééducation mentale et comportementale, mais pour les soins se proposant d'être des psychothérapies d'inspiration psychanalytique et qui sont en fait des rééducations qui s'ignorent, voire des accompagnements où le psychothérapeute joue le rôle de soutien et de guide. Dans la logique du soin psychopsychiatrique il n'y a pas de place pour une démarche psychothérapique, celle-ci ne peut exister qu'à côté et parfois contre.  Il ne peut y avoir de psychothérapie sans confidentialité, neutralité et abstention du côté du psychothérapeute, et liberté de parole pour le patient. Et cela, l'institution psychiatrique a de plus en plus de difficultés à l'offrir, que ce soit à travers les conditions matérielles de travail, les immanquables interventions dans la réalité, l'organisation hiérarchique, etc. Et cette constatation est encore plus évidente là où la psychiatrie est aux mains de la direction des soins (les infirmiers et leur hiérarchie).

 

Du côté des psychothérapeutes, il y en  a de moins en moins (là où je regarde) qui semblent comprendre ce qu'impliquent les règles de neutralité et d'abstention, ou alors leur excès de complaisance à l'égard des exigences institutionnelles leur fait ignorer les conditions indispensables à toute psychothérapie. A leur décharge il faut dire qu'il est parfois difficile, et même périlleux, d'oser argumenter qu'il n'est pas possible d'évaluer par des tests un enfant avec lequel on est engagé dans un travail psychothérapique ou d'aller en parler dans une réunion d'école. La priorité reste pour beaucoup de sauver  leur emploi, et l'institution profite largement de cette situation.

 

L'enjeu de ces questions  se cristallise autour de l'idée que l'on se fait du soin en psychiatrie et de la possibilité d'une psychothérapie dont la finalité diffèrerait de celle d'une démarche médicale qui confond un peu trop facilement santé mentale et conformité à une norme, avec comme priorité l'exigence sécuritaire. Est-il acceptable,  pour ensevelir un symptôme ou résoudre les problèmes que pose un patient, de couler une chape de béton sur la personne du malade ? C'est à cela qu'aboutit le soin psychopsychiatrique : réduire l'intensité d'un symptôme en l'étouffant, le faire disparaître en l'enterrant. En cela il peut être efficace, mais pas toujours. La psychothérapie devrait proposer une alternative, mais souvent les conditions de sa réalisation à l'hôpital et dans les CMP en font un soin psychiatrique parmi d'autres visant à faire taire la parole plutôt qu'à la libérer.

 

 

 

1) Compte Rendu du Premier Congrès Mondial de Psychiatrie, Paris – septembre 1950, publié dans le supplément de la revue Sauvegarde de l'Enfance de 1951.

 

2) Luborsky L., Singer B. (1975) : "Comparative studies of psychotherapies. Is it true that « everyone has won and all must have prizes »? Arch. Gen. Psychiat., 32 : 995-1008. ("Études comparatives des psychothérapies : est-ce vrai que « tout le monde a gagné et que chacun doit recevoir un prix » ?). Le signifiant "dodo" est une référence directe au livre de Lewis Carroll, "Alice au pays des merveilles", dans lequel le dodo, l’oiseau-juge, déclare que tous ceux qui ont participé à la course ont gagné.

 

3) Teilleux J. "De l'application de l'électricité au traitement de l'aliénation mentale", Paris, Masson, 1859.

 

4) Leuret F.  : "Du traitement moral de la folie", 1840, J-P Baillière, p. 157.

 

5) "Les aliénés sont de grands enfans, et des enfans qui déjà ont reçu de fausses idées et de mauvaises directions; ils offrent tant de points de contact avec les enfans et les jeunes gens, qu'on ne sera pas surpris si les uns et les autres doivent être conduits d'après des principes semblables." E. Esquirol : " Des Maladies Mentales  considérées sous le rapport médical, hygiénique, et médico-légal", 1838, J-P Baillière, pp 126-127.

 

6) Davezies, Philippe.  La prise en charge de la santé au travail en France : Aperçu historique sur les fondements idéologiques de l'institution. Conférence au congrès de la Société d' Ergonomie de Langue Française, septembre 1999. Publié dans Médecine et Travail, 2000, 183, 42-44.

 

7) Rutschky, Katharina (1977). "Schwarze Pädagogik. Quellen zur Naturgeschichte der bürgerlichen Erziehung." Ullstein Buchverlage, Berlin, Frankfurt, Wien.

    Miller, Alice, C’est pour ton bien, Paris, Aubier, 1985 (trad. par Jeanne Etoré)
L’Enfant sous terreur, Paris, Aubier, 1986 (trad. par Jeanne Etoré).

 

    

 

L'OPPSE (4)

 

 

"C'est un objet très important de gagner la confiance des aliénés et d'exciter en eux des sentiments de respect, d'obéissance et même de crainte... Le chef d'une maison d'aliénés qui sera doué d'un caractère ferme et saura déployer dans l'occasion un appareil imposant de puissance morale parviendra toujours à exercer de l'ascendant sur ses malades, à les diriger et à régler leur conduite à son gré. S'il prévoit de la résistance de leur part, qu'il se fasse seconder par plusieurs hommes pour inspirer la crainte et obtenir sans peine et sans danger une  prompte obéissance. "

 

 John Haslam, Observations on insanity with practical remarks on the disease, London, 1794.




Dans le dernier quart du XXème siècle, les neuroleptiques ayant permis de substituer l'inhibition chimique à l'enfermement physique, les patients ont pu quitter l'hôpital, mais cette ouverture a exporté vers la cité des pratiques asilaires requalifiées un peu vite de "thérapeutiques". Si les techniques ont évolué depuis le XIXème siècle, il n'en va pas de même des présupposés sur lesquels sont basées les notions de maladie mentale et de traitement. La psychanalyse qui, à une certaine époque, pouvait sembler être une alternative, n'a plus guère sa place actuellement au sein de l'institution psychiatrique, si ce n'est comme référence-alibi servant au relooking de pratiques que n'auraient pas désavouées les adeptes du traitement moral.

 

Un des concepts clés, non seulement de l'OPPSE, mais d'une grande partie de la psychiatrie de l'enfant, est celui d'alliance thérapeutique. C'est un concept facile pour ceux qui ont choisi de faire l'impasse sur la notion de transfert, ce qui ne les empêche d'ailleurs pas de se référer à Freud pour légitimer leur idée de la nécessité d'un engagement réciproque, d'une collaboration mutuelle entre patient et thérapeute dans leur lutte contre la maladie et les moyens d'y parvenir. Pourtant on ne trouve pas dans l'œuvre de Freud la moindre référence à une quelconque notion d'alliance thérapeutique, et l'idée même d'alliance est difficilement conciliable avec l'ensemble d'une théorie parlant plutôt de "réaction thérapeutique négative" et de "guérison par surcroît".  D'autre part, si ce que veut le thérapeute à travers ses exigences est clairement établi, du moins dans sa part avouable, il n'en va pas de même de la demande de soins du patient qui est là comme un symptôme dont le sens inconscient doit être dévoilé à un moment ou l'autre.

 

La psychiatrie du XIXème siècle et de la première moitié du XXème insistait, dans le cadre du traitement moral, sur l'importance de la confiance que le patient devait accorder au médecin qui voulait le  guérir. Ceci parce qu'une telle  confiance fait forcément défaut chez un patient hospitalisé et soigné sous contrainte, et qui ne peut que difficilement se soustraire à la volonté de celui qui a décidé de le soigner, souvent après l'avoir déclaré fou. Mais, quand cette confiance faisait défaut, l'aliéniste savait s'en passer et recourait à la violence pour administrer le traitement prescrit. L'exigence d'une soumission inconditionnelle est une manière d'être à l'autre qui reste omniprésente en psychiatrie. Il n'est donc pas étonnant qu'on la retrouve aussi dans les relations que les soignants entretiennent entre eux, soignants qui sont facilement pris, et parfois à leur insu, dans des logiques totalitaires qui ne laissent que peu de place à la subjectivité.  Ainsi, par exemple, tout questionnement relatif à la pratique des soins est souvent vite réduit au silence par des "tu te plieras ou tu (te) casseras" ou des "si t'es pas content va voir ailleurs".  Mais comment se plier à des injonctions paradoxales, ou s'aventurer sereinement dans des entreprises qui mettent leurs auteurs en porte à faux par rapport aux exigences de la déontologie, et parfois même de la loi ? Humilier l'autre et aiguiser son sentiment d'insécurité restent en fin de compte  des pratiques efficaces pour "soigner" ceux qui s'autorisent à exprimer une pensée jugée politiquement incorrecte. La réalité de la psychiatrie n'a pas grand-chose à voir avec l'image qu'elle veut donner d'elle.    

 

Celui qui adhère au concept d'alliance thérapeutique, et qui en fait un élément de sa stratégie thérapeutique, va forcément être confronté à la question de ce qu'il va devoir faire pour l'obtenir . Il est  alors dans une position semblable à celle des aliénistes s'efforçant de mettre en confiance leurs patients. La position de Freud diffère radicalement. Dans  son article de 1913, "Le début du traitement (1)", il écrit : "...l'attitude du patient importe peu. Sa confiance ou sa méfiance sont presque négligeables quand on les compare aux résistances intérieures qui protègent sa névrose... Au sceptique, l'on dira qu'en psychanalyse la confiance n'est pas indispensable à la réussite de la cure... Sa méfiance n'est qu'un symptôme, pareil aux autres symptômes." Evidemment la psychanalyse de l'époque ne s'adressait pas à des patients internés, souffrant de psychose et soignés selon les principes du traitement moral.

 

Ce qui importe à Freud, outre certains aspects très concrets du cadre analytique, c'est d'attendre l'établissement d'un " transfert sûr " pour interpréter. A ce propos il écrit : "Le premier but de l'analyse est d'attacher l'analysé à son traitement et à la personne du praticien (1)". Pour obtenir cet attachement, qui  est d'une toute autre nature  que l'alliance thérapeutique, l'analyste ne doit rien faire d'autre qu'attendre en observant une stricte attitude de neutralité tout en témoignant d'un "sérieux intérêt " à l'égard de son patient et d'une "sympathie compréhensive". A la fin de sa vie, le père fondateur de la psychanalyse écrit à Stefan Zweig (lettre du 20/07/1938) : "... J'aime assez créer des difficultés au candidat pour juger de ce à quoi il est disposé et obtenir un grand esprit de sacrifice. L'analyse est comme une femme qui veut être conquise, mais qui sait qu'on aura peu d'estime pour elle si elle n'oppose pas de résistance." Dans  l'article de 1913, Freud parlait déjà des difficultés inhérentes à la cure et des efforts qu'elle demandait comme d'une épreuve venant faire le tri entre les postulants.

 

Les conditions de soins dans le secteur public sont particulières. Les patients ont rarement une demande malgré la gratuité des soins. Il s'agirait plutôt de les motiver, et même parfois de les contraindre par la menace d'un signalement ou d'une hospitalisation. Dans ces cas la demande se trouve inversée, ce qui explique la nécessité de recourir à la soumission par la violence ou la séduction, avec la promesse de soins faciles et sans efforts, et éventuellement la mise à disposition d'un taxi aux frais des caisses d'assurance maladie pour que les patients puissent se rendre à leurs consultations dans le confort.

 

Obtenir la confiance du patient était pour Pinel un aspect important du traitement moral, cependant moins indispensable que d'obtenir sa soumission et son respect. Le cadre du soin était alors l'enfer carcéral de l'Asile d'Aliénés  où la volonté du médecin remplaçait la loi. L'aliéniste avait tout pouvoir sur un malade qui ne bénéficiait d'aucune protection. Et cette situation a perduré jusqu'à la fin du XXème siècle. La protection judiciaire des malades mentaux n'a été longtemps qu'un mensonge tant leurs  plaintes étaient systématiquement disqualifiées du fait de leur folie, comme si un fou ne pouvait pas être victime d'actes illégaux, alors qu'il est plutôt une  proie facile. Et cela l'histoire l'a assez confirmé. Qu'en est-il à l'heure actuelle?  Beaucoup d'indices amènent à penser, malgré les discours officiels, qu'après vingt ans de progrès, l'humanisation de la psychiatrie et la protection des malades sont en régression, même si on reste loin de certains extrêmes du passé.

 

Parmi les techniques utilisées par Pinel pour obtenir soumission, respect et confiance,  on peut citer d'abord le recours à la douceur et à la bienveillance, les récompenses, puis, en cas d'inefficacité de ces méthodes, l'intimidation et le déploiement d'un important appareil de répression : la contention par la camisole de force ou l'enfermement dans une cellule, les sarcasmes, la peur et tout ce qui est susceptible d'induire un état de souffrance qualifié par certains de "choc affectif". Pinel concevait l'asile comme devant être un espace de rééducation(2) basé sur un système de punitions et de récompenses avec l'idée de prendre appui sur ce qui reste de raison à l'aliéné pour lui faire abandonner ses idées folles. Cette démarche s'est soldée par  un échec car elle ne peut aboutir qu'à la dissimulation par le malade de sa folie pour obtenir des gratifications et éviter les punitions (3).

 

Pour Esquirol il n'a jamais été vraiment question d'inspirer de la confiance à ses malades, mais plutôt de la crainte afin de provoquer une secousse morale (dans la méthode dite "perturbatrice") devant venir casser l'association des idées et détruire leur fixité. Puis vint Leuret dont la manière d'appliquer le traitement moral a été largement critiquée. Il a osé dire et écrire ce que d'autres préféraient cacher, c'est-à-dire qu'ils étaient prêts à aller loin dans la maltraitance pour amener le patient à faire l'aveu de sa folie, jusqu'à la torture même. Le patient va donc finir par faire semblant de se soumettre à la volonté  du médecin pour qu'il arrête de le tourmenter. Là le soin psychiatrique n'est pas très éloigné des techniques de l'inquisition. On connaît la chanson : " Faire éprouver à un aliéné, déjà si à plaindre à cause de sa maladie, des souffrances morales plus vives que celles qu'il endure ; l'attaquer, le harceler quand il est inoffensif et qu'il réclame le repos, cela ressemble à de la cruauté. Mais quand on voit le but, on se dévoue... (4)". Il peut paraître étonnant que de supposés spécialistes de la psychologie n'aient pas perçu que leurs malades simulaient une guérison qui ne venait pas. Et il en est encore ainsi  actuellement. On ne peut que rendre hommage au Dr Esprit Blanche qui a osé dénoncer à la même époque ces " quelques médecins ... qui, poussés sans doute par le désir quelquefois louable de se mettre en évidence, n'ont rien imaginé de mieux que de proclamer la douche comme un moyen suprême d'intimidation, et de faire jouer à la douleur qu'occasionne cette torture physique, le principal rôle dans le traitement moral de ces déplorables maladies de l'esprit (5)." Et n'oublions pas la souffrance provoquée par des conditions d'enfermement dégradantes et les humiliations permanentes, elle s'ajoute aux douleurs engendrées par la maladie et les soins. De tout cela, il restait encore des traces, et même davantage, vers le dernier quart du XXème siècle. L'élément positif était alors la présence de médecins et d'infirmiers animés d'une réelle volonté de changement, mais  la déshumanisation n'a peut-être fait, en fin de compte, que changer d'apparence.

 

Attitudes séductrices, maltraitances et manipulations psychologiques du malade sont restées longtemps les vecteurs essentiels du soin psychiatrique, et on y revient. Pour soigner ses patients, Pinel pouvait aller jusqu'à les induire en erreur en leur faisant croire en une réalité conforme à leur délire. Du psychodrame en quelque sorte, sauf que le patient ignorait qu'il s'agissait là d'un jeu. Martin Scorsese, dans "Shutter Island", met en scène une telle manipulation. D'autres médecins ont utilisé toutes sortes de stratagèmes  pour obtenir la confiance de leurs patients et ainsi avoir un ascendant sur eux. Ils pouvaient alléger les punitions mises par d'autres, rendre leurs patients malades en leur donnant de la nourriture avariée pour ensuite les guérir et passer à leurs yeux pour leur sauveur, etc.

 

L'impression qui reste de l'histoire du soin psychiatrique, dont Michel Foucault (6) a déterré quelques vérités, mais aussi à partir de témoignages recueillis de la bouche  de soignants et de patients qui ont connu la psychiatrie d'avant la sectorisation, c'est que les médecins avaient le pouvoir de satisfaire sur leurs patients tous leurs fantasmes, thérapeutiques ou autres, et ceci en dehors de tout contrôle et en toute impunité. Cela a mené au pire avec la pratique des lobotomies qui ont transformé en cadavres vivants des centaines de milliers de personnes à travers le monde.  Certains médecins ont la nostalgie de cette époque où ils régnaient comme de faux dieux sur les malades et les soignants. Actuellement, pour retrouver un peu de cette autorité perdue, ils sont obligés de s'allier à d'autres forces institutionnelles.

 

Lors de la journée d'étude organisée par le Docteur Windisch et l'A.C.R.L. le 08 février 1996 sur " la chambre d'isolement ", Lanteri Laura rappelle l'entrevue légendaire entre Pinel et Couthon qui, après s'être entretenu avec quelques aliénés dit à Pinel : " Va je te les abandonne", pour en conclure : " Même si tout cela est parfaitement légendaire, ça signifie que les règles du Droit s'arrêtent à l'entrée de ce qu'était l'hospice et que ce qui se passe hors les murs de Bicêtre est régi par la Convention et que ce "Va, je te les abandonne" est en quelque sorte la démarcation du gouvernement, de l'asile"(7).

 

Cette extra-légalité de l'espace psychiatrique se retrouve dans l'histoire réelle et imaginaire des institutions. Dans celle qui me sert de référence tout nouvel arrivant est confronté à un  mythe en trois temps venant donner de la consistance au fantasme d'un Autre tout-puissant : 1) Une haute autorité morale et scientifique a abusé pendant de nombreuses années des enfants qu'elle était supposée soigner,  2) les faits, largement connus, n'ont pas été dénoncés, soit du fait de la solidarité médicale, soit par peur des représailles, 3) Deux enfants, devenus adultes, ont porté plainte, mais celle-ci a été classée sans suite par la justice. Ce discours, qui est une version pédophilique du mythe du "père de la horde primitive", en entretenant le fantasme d'un autre non soumis à la castration,   et contre lequel même les tribunaux sont impuissants, si ce n'est complices, joue un rôle important en venant renforcer le sentiment de toute-puissance des uns et le sentiment d'insécurité  des autres. Et ceci d'autant plus que tous sont les témoins directs ou indirects des abus de pouvoir et des maltraitances que peuvent subir les patients et des collègues qui souvent ne trouvent de soutien réel nulle part.

 

Cette même institution a par ailleurs gardé le souvenir de photos publiées autour des  années 1970 dans un hebdomadaire connu, et qui témoignaient des  maltraitances infligées aux patients. Mais là aussi, apparemment, aucune suite n'a été donnée. La société ne veut pas voir davantage ce qui se passe dans les institutions psychiatriques que dans les prisons et les autres ghettos qu'elle a inventés. Quant aux soignants responsables des "fuites", ils ne sont évidemment pas considérés comme étant des héros par leurs collègues, mais  des "traîtres". L'obéissance et la soumission à l'employeur et à la hiérarchie restent la priorité du plus grand nombre. Ce qui se comprend dans la mesure où résister, ne fût-ce que pour rester dans les limites fixées par la déontologie, c'est courir le risque de perdre son emploi. Le paradoxe des lanceurs d'alerte est que, bien que luttant pour les valeurs affichées par une société, il se voient quasi inévitablement voués à une mort professionnelle et sociale.

 

Le fonctionnement d'une institution est inévitablement perverti quand ceux qui la dirigent et la contrôlent agissent comme s'ils pouvaient tout se permettre, y compris ignorer les lois, sans que cela ait la moindre conséquence  fâcheuse pour eux. Et, du moins dans une certaine mesure, ils le peuvent (8). Il n'est donc pas surprenant que cette manière de faire puisse se retrouver dans les démarches de soins. Les techniques utilisées par les adeptes de l'OPPSE pour obtenir une alliance thérapeutique qui tarde à venir sont variées. Elles peuvent, par exemple,  reposer sur des attitudes séductrices visant au renforcement du narcissisme des parents. Déresponsabiliser ceux-ci est une stratégie qui  se révèle particulièrement efficace, ainsi que confirmer leurs hypothèses diagnostiques et prescrire le traitement qu'ils souhaitent, mais aussi mettre à leur disposition un transport gratuit, ou leur obtenir quelque avantage par un certificat médical ou psychologique, ou encore s'allier à l'un des deux parents lors d'un conflit, à l'occasion d'un divorce par exemple, etc.

 

Mica a 6 ans lors de sa première consultation : elle vient juste de tuer un chat âgé de quelques semaines. Sa mère me dit que le comportement de sa fille a toujours été un problème, en particulier à l'école où elle ne respecte pas les règles en vigueur et refuse l'autorité de l'institutrice, allant jusqu'à perturber massivement le déroulement de la classe. Le chat qu'elle a tué portait un nom ressemblant étrangement à celui de sa mère. Il faudra un certain temps pour que cette dernière me confie qu'elle était l'objet de violences corporelles répétées de la part du père de l'enfant avec lequel elle vivait, violences dont la fillette était le témoin. J'apprends ensuite que les deux parents avaient arrêté leurs  soins en psychiatrie adulte, et qu'un élément important dans la recrudescence des violences avait été une lettre d'amour écrite par le père à une voisine de palier. Tout laissait supposer qu'il s'était arrangé pour que la mère trouve ce courrier et le lise. A l'entretien suivant, c'est le père qui amène l'enfant  en me certifiant que ces histoires de violence étaient du passé. Un travail s'engage en présence du père qui d'emblée m'affirme que je ne peux rien comprendre aux problèmes de l'enfant puisqu'elle se montrait calme et agréable avec moi. Selon lui, elle  me cacherait "sa vraie nature". En même temps, il m'annonce qu'il a consulté un "célèbre neurologue" (un voisin de palier ?) qui lui au moins le comprenait et qui lui a expliqué que les difficultés de Mica trouvaient leur cause dans une anoxie dont elle aurait souffert à la naissance.  Ces informations seront confirmées par la suite des évènements. L'enfant sera mise sous Ritaline et ses parents continueront à se battre devant elle, puis finiront par se séparer.

 

Une autre stratégie, toute aussi banale, est de satisfaire aux exigences de parents qui demandent que leur enfant soit officiellement désigné comme malade-coupable, et "traité " en conséquence. François a 5 ans quand je le rencontre pour la première fois. Je savais déjà par les services sociaux et l'école qu'il était maltraité par son père qui souffre d'une psychose infantile qui a vieilli. De son côté, la mère présente un déficit intellectuel important. Les deux sont reconnus  officiellement comme étant des handicapés. Des trois enfants, seule la fille aînée semble échapper au destin collectif. La prise en charge thérapeutique décidée est impressionnante : un suivi familial et trois prises en charge individuelles;  elle mobilise quatre soignants. Les parents adhèrent à l'entreprise et le père reprend même contact avec un service de psychiatrie adulte pour essayer de trouver une solution à ses accès de violence. Mais la situation reste délicate. Ainsi j'apprends par la fille aînée que le père aurait soulevé son fils en le tenant par les chevilles et lui aurait ainsi cogné la tête sur le carrelage. De son côté la mère dément les faits et couvre largement son mari. Dans cette histoire qui avance en boitant un tiers va intervenir, à la demande du médecin traitant, pour prescrire de la Ritaline à cet enfant qui n'est en rien hyperactif. Ceci pour dire au bout de 6 mois que cette prescription était inadaptée. Là aussi les parents auront l'impression d'avoir été compris, et la démarche de soins sera mise à mal. La version qui est alors officialisée est que cet enfant souffre d'une maladie mentale, la maltraitance est occultée. C'est une histoire pitoyable où la bêtise des uns et des autres a été lourde de conséquences. Il y a même eu des spécialistes de l'enfance pour dire au père, lors d'une réunion, qu'il manquait de fermeté avec son fils. Ce jour- là, cet homme a attendu son enfant à la sortie de l'école et lui a envoyé un coup de poing en pleine figure, ceci pour montrer qu'il savait faire preuve d'autorité.

 

Dans une institution, le patient est facilement pris dans des dysfonctionnements dont certains sont sans doute inévitables, mais quant à cela s'ajoute l'impossibilité d'en parler, les effets  peuvent se révéler particulièrement désastreux.  J'ai le souvenir d'un jeune garçon, Jean, adressé par la psychiatre d'un organisme officiel avec le diagnostic d'autisme. L'institution, n'étant pas d'accord avec ce diagnostic, me demande de pratiquer une CARS (une échelle d'évaluation de l'autisme) pour confirmer que cet enfant n'était pas autiste. Comme l'autisme ne faisait aucun doute pour moi, j'ai préféré réaliser, avec l'aide d'un groupe de soignants regroupant toutes les professions que l'on trouve habituellement en psychiatrie de l'enfant, une CARS filmée notée par plusieurs . L'évaluation, faite par un personnel ayant une longue expérience, oscillait entre un autisme moyen et un autisme sévère. Au final, c'est l'éducatrice qui a mené l'entretien filmé qui s'est vu reprocher d'avoir rendu l'enfant autiste par un entretien trop sollicitant. Cela fait partie des postulats qui organisent le monde du travail : le chef a toujours raison. Cet enfant est resté quelques années dans un hôpital de jour et le diagnostic d'autisme a été confirmé. Son évolution a été navrante. A l'adolescence, les neuroleptiques qu'il prenait pour inhiber une violence largement induite par les conditions de soins et d'éducation en avaient  fait un jeune obèse avec un gonflement des seins lui donnant une allure féminine. La dernière fois que j'ai entendu parler de Jean, c'est peu avant ses 18 ans, (lors d'une réunion syndicale !) par une infirmière d'un service de psychiatrie adulte qui me racontait l'histoire d'un adolescent violent amené attaché, et cela depuis plusieurs semaines,  le soir en taxi, pour être hospitalisé de nuit, toujours attaché, dans le service où elle travaillait. Le lendemain ce jeune repartait dans les mêmes conditions. A la description qui m'a été faite de ce  patient, j'ai reconnu Jean.

 

Comme il n'est pas question de  mettre un terme à une relation naissante en opposant, par souci d'honnêteté, sa vérité à celle du patient, ni d'induire ce dernier activement en erreur, il ne reste que la position de l'analyste : se taire ou ne dire que ce que l'autre est prêt à entendre (et non pas ce qu'il veut entendre). Mais il n'y a parfois pas d'autre choix que d'accepter la rupture. Dans les cas de divorce conflictuel, l'alliance avec l'un des parents devient vite une alliance contre l'autre, et la neutralité mène facilement à la rupture et à la recherche  d'un interlocuteur plus complaisant par le parent déçu.

 

Certaines situations paraissent inévitablement vouées à l'échec. Mais cet échec est peut-être préférable à d'autres issues, comme par exemple l'enfermement, au nom de l'alliance thérapeutique, dans un diagnostic manifestement faux et les traitements qu'il implique. Paul n'est pas à sa première consultation en psychiatrie quand je le reçois. Déjà à l'âge de 4 ans il avait rencontré une pédopsychiatre pour "anxiété à l'école avec retard dans les acquisitions". Il a maintenant 10 ans et nous est adressé par un centre-référent pour les troubles du langage et des apprentissages (CLAP) où il a été évalué  après un bilan en neuropédiatrie. La synthèse du CLAP note, en conclusion : "…la réalisation d'épreuves complexes, tant dans le domaine verbal que non verbal, ne permet pas de conclure à un trouble spécifique des apprentissages". La mère vient à reculons et peste contre la psychiatre qui nous l'a envoyée après lui avoir dit que son fils avait des problèmes psychologiques. Malgré tout ce qui lui est répété  depuis des années, elle reste convaincue que son fils souffre d'une dyspraxie, d'une dyslexie et de quelques autres dys-. Des troubles qu'elle considère comme étant d'origine neurologique. Elle voit dans le diagnostic de la psychiatre l'expression d'une hostilité personnelle. Je découvre en Paul un enfant extrêmement angoissé avec une manière d'habiter son corps et d'être en relation avec les autres caractéristiques des psychoses infantiles. Il est là, inerte, comme un pantin dont la mère tirerait les ficelles. Non seulement elle pense et parle pour lui, mais elle intervient directement au niveau de son corps pour qu'il prenne les postures qu'elle souhaite. L'autre problème évoqué lors de cet entretien est la déscolarisation récente de Paul qui aurait développé depuis peu  une phobie scolaire, expression qui peut regrouper des réalités bien différentes. Il est donc question d'organiser un enseignement à domicile. La mère est convaincue que les fortes angoisses de son fils résultent des difficultés qu'il rencontre dans les apprentissages et qui trouveraient leur origine dans sa supposée dyspraxie. Son projet est de renouveler, avec le soutien du médecin scolaire, l'ensemble des examens spécialisés que son fils a déjà fait au CLAP, ceci toujours dans l'espoir que son diagnostic soit confirmé. Quelque temps après,  Paul est mis sous neuroleptiques par un nouveau psychiatre, et une psychologue lui fait passer des tests avant d'embrayer sur une "psychothérapie". Mais ce nouveau suivi ne durera pas plus longtemps que les autres.  

 

Aurait-il été préférable de mentir à cette mère pour en faire une alliée en confirmant le diagnostic de déficit instrumental et en mettant en place les rééducations adéquates, ceci dans l'espoir qu'un jour il soit possible de soigner son enfant pour sa psychose ? Mais il est vrai aussi que la psychiatrie ne sait pas soigner une psychose. Son action consiste essentiellement à inhiber le patient pour mieux le gérer, et Paul n'est déjà que trop inhibé. Quant aux troubles psychomoteurs, si rééduquer une dyspraxie est concevable, il n'en va pas de même pour un apragmatisme.  

 

Enfermer un enfant dans un diagnostic qui va se révéler faux, voir dont on sait d'emblée qu'il est faux, ne peut être que néfaste. Mieux vaut alors la forme d'errance thérapeutique qui est celle de Paul et de sa mère que de les conduire, au nom de l'alliance thérapeutique, dans une voie qui risquerait d'être bien plus lourde de conséquences que de les mener simplement dans une impasse. Ce n'est pas seulement au nom de valeurs morales ou éthiques qu'il faut savoir dire non à des parents qui veulent imposer leur diagnostic et leur traitement, mais dans l'intérêt même de l'enfant. Pourtant il est rare que des soignants acceptent que leur attitude puisse mener à la rupture, et l'institution aurait plutôt tendance à encourager à aller loin pour maintenir le lien, ceci   dans le but de gonfler au maximum l'activité. Parfois le rôle des soignants se limite à verrouiller la porte de la geôle dans laquelle l'enfant est  enfermé.

 

L'OPPSE  trouve un terrain favorable dans les aspects délétères d'une institution où la souffrance des soignants est autant niée par les dirigeants que dénoncée par les syndicats. L'espace psychiatrique est facilement toxique, tant pour les malades que l'on prétend y soigner que pour le personnel qui y travaille. C'est pour cette raison qu'un des objectifs de la psychothérapie institutionnelle était de soigner l'hôpital avant de soigner les malades, mais ce projet semble n'avoir été qu'une utopie. 


 

1) Freud, S., "Le début du traitement" dans "La technique psychanalytique", PUF 1970, pp 80-104.

 

2) Bercherie, P.,"Histoire et structure du savoir psychiatrique" tome 1, L'Harmattan 2004.

 

3)Kessler,Cl. ,  http://psychopathologie.pagesperso-orange.fr/l_humanisation_en_psychiatrie_047.htm

4) " Le traitement moral de la folie," lu à l'Académie Royale de Médecine, le 21 août 1838 par Fr. Leuret, médecin de l'Hospice de Bicêtre.

5) Blanche, Esprit , "Du danger des rigueurs corporelles dans le traitement de la folie", A. Gardembas (Paris) 1839.

 

6) Foucault, Michel, "Le Pouvoir psychiatrique : Cours au Collège de France, 1973-1974". Gallimard, Seuil.

 

7) http://www.serpsy.org/piste_recherche/isolement/congre_isolement/lanteri.html

 

8) Ainsi on peut voir des autorités institutionnelles transgresser impunément des règles ayant valeur de loi, et par la suite ignorer le jugement du Tribunal Administratif venant sanctionner lesdites  transgressions, sans que cela ait la moindre conséquence pour eux, alors même que ce type de jugement se termine par une adresse de la République au Préfet lui enjoignant de pourvoir à l'exécution de la décision.

 


 

 

 

 

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