"Carrémüüs"
À propos d'une
hallucination dans une psychose infantile à l'âge adulte
Claude Kessler
(mai 1982)
Première partie
À la différence des hallucinations que
l'on peut rencontrer dans l'onirisme et les névroses, états dans lesquels le
patient est semblable au dormeur, sauf qu'il est éveillé, les hallucinations
psychotiques sont l'irruption directe à la conscience de représentations
inconscientes définies par Freud comme "représentations de chose".
Ces représentations de chose ne sont pas les pensées refoulées du névrosé ou
celles latentes du rêve, ce ne sont d'ailleurs pas des pensées puisque
l'inconscient est régi par l'identité de perception et non par l'identité de
pensée qui, elle, œuvre dans le conscient et le préconscient. Ces mécanismes
sont ici d'une importance secondaire dans la mesure où notre objectif est
d'interroger le sens d'une hallucination visuelle chez une jeune femme
présentant une psychose apparue tôt dans l'enfance, et qui a été un obstacle
majeur aux apprentissages. L'hallucination en question est celle d'un rat
dont elle dit qu'il a été tué, en sa présence, par son père. L'animal,
qu'elle nomme Carrémüüs, et qui fait retour dans l'hallucination, lui serait
apparu une première fois, toujours selon ses dires, quand, enfant, elle a
perdu un de ses doigts. Ce rat a pour elle deux faces : d'un côté, il a tout
d'un animal de compagnie, une sorte de compagnon imaginaire dans une version
délirante, de l'autre, il représente une menace de dévoration qui viendrait
sanctionner une éventuelle désobéissance. Il n'est pas question de nous
demander si les souvenirs évoqués par la patiente lors de nos entretiens
correspondent à quelque réalité passée, mais ce que l'on peut dire, c'est
qu'ils ont été sans doute largement reconstruits, voire inventés de toutes
pièces. Et c'est en cela qu'ils font sens.
Je rencontre Aita, jeune demoiselle âgée
de 19 ans qualifiée d'autiste, dans un service de psychiatrie adulte où elle
a été admise en hospitalisation de jour à sa sortie d'une institution
spécialisée pour enfants et adolescents. Nos entretiens s'inscrivent dans le
cadre d'une prise en charge pluridisciplinaire, et vont se limiter à la durée
de l'hospitalisation. Il n'y a eu aucune obligation pour la patiente de venir
parler à un psychologue, ni de prescription médicale de psychothérapie. Un
lien, peut-être une habitude, s'étaient créés entre elle et moi à l'occasion
de rencontres fortuites dans des lieux partagés et les couloirs de l'hôpital.
Après un temps, quand même relativement long, j'ai fini par proposer à la
jeune femme de venir à mon bureau pour que nous puissions parler
tranquillement. Ma proximité avec l'équipe infirmière qui prenait soin d'elle
a, à l'évidence, joué un rôle important dans son acceptation. Cela a son
importance à cause de la fragmentation du transfert psychotique et de son
déplacement institutionnel.
Parfois, dans la journée et sans raison
apparente, la patiente se met soudainement à hurler et à trépigner. La
questionnant à ce sujet, elle m'explique que ses cris sont suscités par
l'apparition en face d'elle d'un rat du nom de Carrémüüs. Il est difficile de
dire si ses hurlements sont l'expression de la peur que lui inspire l'animal
ou à la surprise de le voir apparaître subitement. Étrangement, elle peut
aussi être prise d'un fou rire au moment de cette apparition. Elle me précise
encore que l'animal est âgé d'un an, ce qui est aussi l'âge qu'elle se donne.
Elle dessine ce rongeur avec des carreaux rouges et noirs, genre robe Vichy,
et dit qu'il a été tué par son père, dans la cuisine, à l'aide d'une
serviette.
Le nom qu'elle donne à ce rat lui permet
de le reconnaître et de le distinguer des autres rats : elle l'authentifie
ainsi comme étant "son " rat. C'est, pour l'animal, une sorte de
nom de baptême, lequel aura été en l'occurrence sa mise à mort, et c'est de
ce "meurtre" qu'est né le signifiant" Carrémüüs". Il est
la condensation de deux mots. La "Müüs", c'est la souris dans un
patois régional proche de l'alsacien (de l'allemand "Maus"). On
sait, qu'en argot, une "souris" désigne une jeune fille et qu'en
allemand "Maus" est un terme affectueux autant pour les enfants que
les femmes, jeunes et moins jeunes. On peut penser qu'il y a eu un glissement
de la souris au rat du fait de la proximité apparente des deux espèces,
souvent confondues par les enfants. La queue du rat, comme trait
différentiel, a son importance pour Aita. Bien qu'elle ne soit pas pensée
consciemment comme étant un symbole phallique, la queue n'en est pas moins
pour elle un signifiant qui met un minimum d'ordre dans un univers où la
différence des sexes n'est pas symbolisée. Dans son monde, n'existent que des
"avec queue" et les "sans queue", qu'ils soient animaux,
végétaux ou objets inanimés, importe peu. Cependant, il serait faux de penser
qu'il n'y a pas pour elle de lien inconscient entre pénis et queue dans la
mesure où elle identifie sa queue de cheval comme étant une queue de rat et
qu'elle ne parle d'elle qu'au masculin. Mais nous sommes là dans le registre
des identités imaginaires, et non pas dans le symbolique. Pour elle, le pénis
est une queue comme une autre, non seulement par la forme, mais aussi parce
qu'elle a dû entendre parler de la queue des garçons. Il y a donc une
identité visuelle (la forme) et phonique (le nom) entre la queue des rats et
celle des garçons, mais pas de lien métaphorique. Disons, qu'il y a là, entre
queue et pénis, un lien de similarité imaginaire et de substitution.Une
métaphore est l'affirmation simultanée
d'une identité et d'une différence, elle inclut du non-être dans l'être,
alors que la relation de substitution se fait exclusivement sur la base d'une
identité, de similarité, selon l'expression freudienne.
On voit le danger que pourrait
représenter une thérapie éducative comme on les connaît de nos jours, et qui
voudrait apprendre à cette femme de 20 ans la différence entre une femme et
un rat ou un garçon. Dans le meilleur des cas, ce serait pour elle du
chinois, et dans le pire, elle décompenserait.
Quant au "Carré" de Carrémüüs,
tout laisse penser qu'il a été emprunté au carrelage de la cuisine sur lequel
le rat a été tué. Peut-être que ces carreaux ont aussi à voir avec
l'expression "se tenir à carreau", renvoyant par là à la dimension
surmoïque du rongeur. Ce n'est que bien plus tard que notre patiente, quand
elle se reconnaîtra dans l'animal, évoquera la robe à carreaux qu'elle
portait dans son enfance.
Le "müüs" de Carémüüs nous renvoie aussi au verbe
"müssen" qui signifie "devoir" en allemand : "ich muss", c'est "je
dois". Quant à l'homophonie "dois"/"doigt" [dwa],
elle nous mène au bout de doigt qui manque à Aita. Comme beaucoup d'habitants
de la région, Aita mélange le français et l'allemand. Ce rat est pour elle
une espèce d'animal surmoïque la menaçant de dévoration si elle n'est pas sage,
donc une sorte de "père fouettard" ou de "mère
dévoratrice". Il n'est pas impossible que ce soit là le retour d'une de
ces menaces dévastatrices que peuvent lancer des adultes excédés à leurs
enfants pour les faire obéir. Ou le retour de ses propres projections. On
peut aussi s'interroger quant aux expériences qu'a pu vivre notre patiente
dans sa petite enfance, ceci bien qu'il n'y ait aucune raison de soupçonner
les parents d'avoir été plus défaillants que d'autres. Cependant,il n'est pas
impossible que la mère ait été déprimée, sans pour autant parler forcément de
dépression post-partum. La folie d'un enfant, au même titre que sa
maltraitance, peut aussi servir à préserver la santé mentale de ses parents.
Mes premiers entretiens avec la jeune
femme sont loin d'être calmes. Elle accompagne son parler franco-allemand de
cris, de rires et de pleurs. Elle dessine des carrés dans lesquels elle écrit
des chiffres, et dessine des ronds avec de petits cercles à l'intérieur,
peut-être des yeux. Quant à la pâte à modeler, elle la mâchouille comme s'il
s'agissait de friandises. Au moment de la séparation, elle me tient parfois
violemment le bras tout en me demandant de la lâcher, comme si c'était moi
qui la tenais. Il y a là, à l'évidence, un espace d'indifférenciation. Un
jour, elle me dit, en quittant le bureau, que je lui fais peur et me qualifie
de cochon, m'accusant de vouloir "pourrir un bébé dans le
cercueil". À une autre occasion, elle me reproche de lui avoir mis des
"saletés dans le ventre". Ces "saletés", qui ne sont
probablement rien d'autre que des résidus des morceaux de pâte à modeler
qu'elle a mâchouillés pendant l'entretien, pour évocatrices qu'elles puissent
paraître, n'ont pas pour elle de sens symbolique. Ses interrogations peuvent
être surprenantes, comme me demander si je connais Simon Templar (dit
"le Saint" dans la série télévisée du même nom). Si dans la
psychose "un trou est un trou", comme le dit Freud, alors un
"saint est un sein". Nous reviendrons sur les associations des
contenus inconscients par "similarité" et "contiguïté",
des termes freudiens plus pertinents que ceux de métaphore et de métonymie
que l'on a l'habitude d'entendre. Quant à faire la différence entre l'acteur
et le personnage qu'il interprète, Aita n'en est pas là.
La queue du rat qu'elle dessine n'est pas
faite d'un unique trait épais, mais d'une multitude de lignes formant une
queue-de-cheval évoquant sa propre coiffure. Ce jour-là, après son dessin,
elle me raconte, en tirant violemment sur sa queue-de-cheval, que le rat lui
a tiré la queue. Pour elle, ce n'est là ni un jeu ni une monstration où elle
interpréterait le rôle du rat : elle est convaincue d'être le rongeur, en
plus d'être sa victime. Elle oscille entre une identification totale à
Carrémüüs au point de se confondre avec lui, et sa mise à distance, son
extériorisation, par une projection hallucinatoire. Elle me dira encore :
"Carrémüüs, c'est ma mère qui s'est déshabillée avec un rat". On
imagine une image parentale combinée avec des traits humains et des traits de
rat, ou encore une mère phallique puisque, ce qui fait le rat pour la
patiente, c'est d'abord sa longue queue. Dans cette logique, le signifiant
"rat" et ses dérivés peuvent désigner, pour elle, tout être vivant,
pourvu qu'il ait une queue.
Vient alors une époque où elle se met à
pousser régulièrement des cris stridents qui finissent par devenir sa marque
de fabrique. Ses hurlements, à la limite du supportable, m'amènent à lui dire
: "Tu me casses les oreilles", paroles qui n'étaient ni un reproche,
ni un interdit, mais l'aveu de mes limites. Elle fera un jeu de ses
hurlements, constatant, ravie : "Je te casse les oreilles." Elle
aura donc trouvé quelque chose à me casser. À partir de là, nos entretiens
seront plus paisibles. Faillible, castrable diraient d'autres, en tout cas
humanisé, je ne représente plus de danger pour elle.
Trois lettres tracées sur une feuille de
papier vont éveiller ma curiosité : "AÏE". Elle me dit que c'est
son prénom (avec quelques lettres en moins et un E en trop), mais "aïe",
c'est aussi une interjection qui exprime une douleur que j'associe à celle,
réelle ou imaginaire, du rat tué par son père et auquel elle s'est
identifiée, ainsi qu'à la souffrance qui a dû être la sienne quand elle a
perdu le bout de doigt qui lui manque, en fait 2 phalanges. C'est peut-être
là l'origine des cris incessants qui accompagnent sa présence. Je lui dis
donc qu' "AÏE" ", c'est aussi le cri que l'on pousse quand on
se fait mal. Entendant cela, elle s'agite et hurle "le rat". Il est
fort possible qu'elle ait fait un lien entre la souffrance du rat se faisant
tuer et celle qu'elle-même a éprouvée quand son doigt a été déchiqueté par un
hachoir à viande. En tout cas, les deux événements sont liés par un même vécu
douloureux, renforçant ainsi le lien entre elle et le rat, mais identifiant
aussi son père au hachoir."AÏE" serait alors un signifiant partagé
avec le rat, le cri auquel elle s'est identifiée. Ces trois lettres inscrites
sur une feuille de papier sont alors sa carte de visite, sur laquelle est
marqué : "douleur". Une souffrance dont son corps garde aussi la
trace.
Les histoires que cette patiente me
raconte à cette époque tournent, essentiellement, autour de la violence, avec
des personnages interchangeables, tantôt agresseurs, tantôt agressés. Elle
donne l'impression d'essayer toutes les versions possibles de ses scénarios,
intervertissant quasi systématiquement personnage-sujet et personnage-objet.
Son monde donne alors l'impression d'être un tourbillon sans fin que
n'organise aucune limite qui viendrait fixer quelque ordre rendant ses propos
compréhensibles. Ayant tous les sens possibles, ses paroles n'en ont plus
aucun, et, comme elle y occupe toutes les places, elle n'en a aucune. De
l'avis de ceux qui l'entourent, elle dit n'importe quoi. Aucune intention ou
raison ne semblent déterminer l'enchaînement des mots qu'elle prononce. Il
reste donc beaucoup de non-sens, d'incompréhensible et de mystère dans ce
qu'elle me dit. Ainsi, à propos, du retour répétitif du "un" (elle dit
qu'elle a un an, que le rat a un an, que la date du jour est un, etc.), la
jeune femme me confie que le "un" c'est le "centaime".
Elle voulait peut-être dire "centaine", mais l'on peut aussi
entendre "sans thème" ou "sans t'aime". Ce qu'elle dit
semble souvent n'avoir pas plus de sens pour elle que pour ses
interlocuteurs, ses mots lui échappent comme dans un rêve, ce ne sont pas des
pensées, mais des mots vides de sens.
Un jour, elle en vient à me parler
spontanément de son doigt amputé, et me dit qu'il a été "coupé quand
elle était bébé parce que sa mère était pauvre." Elle me raconte qu'elle
a enlevé le pain du hachoir à viande (elle dit "Fleischmaschine")
afin d'y mettre son doigt pour que sa mère ait de la viande à manger. Il ne
s'agit pas là de la remémoration d'un souvenir vrai ou faux, mais d'une
interprétation. Dans ce fantasme délirant, elle donne du sens à un événement
qui a sans doute été accidentel, encore qu'on ne peut pas écarter
l'éventualité d'une auto-mutilation. Dans ce discours, c'est donc à l'enfant
qu'incombe la satisfaction du désir maternel tombé dans le registre du
besoin. Ici, pas de Nom-du-père, ni de phallus paternel comme signifiant du
désir de la mère, mais peut-être quelque chose qui lui ressemble, sous la
forme du rat tué et du doigt coupé. Aita se situe, à l'instar des rats
assimilés aux lapins, comme ayant été élevée pour sa viande, et être
finalement consommée. Dans d'autres versions du doigt manquant, elle dira que
c'est sa mère qui lui a enlevé le doigt ou qu'il a été mangé par Carrémüüs.
Elle termine cet entretien en vomissant ce qu'elle appelle un
"hodel". En réponse à ma question, elle m'explique qu'un
"hodel" est un "chienmensch" (littéralement un
"chienhomme"). Elle continue en disant que son frère veut
l'empoisonner avec de la mort-aux-rats et qu'elle veut manger des radis. On
pourrait penser que dans le monde de cette femme, il y a des hommes qui sont
des chiens. Elle a dû entendre quelqu'un être traité de chien, une insulte
somme toute banale. Mais que signifie pour elle un homme qui est un chien ?
Sans doute pas grand-chose : elle répète ce qu'elle a entendu, mais à ce
néologisme est associé, même pour elle, un vécu émotionnel correspondant au
contexte affectif dans lequel on traite un homme de chien. Dans un rêve cette
même idée pourrait être exprimée par l'image d'un corps humain à tête de
chien ou inversement. La particularité de la situation présente, c'est que la
patiente ne fait pas vraiment de différence entre un humain et un animal.
Mais elle n'est pas la seule, loin de là. Sauf que dans son cas, il ne s'agit
pas d'un oubli, mais d'une forclusion (pour reprendre à notre compte le terme
officialisé par Lacan), c'est-à-dire que cette différence n'a pas pris sens,
n'a pas été symbolisée.
On voit que le signifiant "rat"
constitue la matrice originelle, la "racine", de toute une série de
signifiants. Il imprime sa marque, tant sur la jeune femme que sur l'ensemble
de ses objets. Lors d'une de nos rencontres, celle-ci dessine un rat
anthropomorphisé coiffé d'une queue-de-cheval sur lequel elle marque son
prénom, pour ensuite le barrer. Voilà qui exprime clairement son ambivalence
: "être ou ne pas être un rat ?"
ou plutôt "être et ne pas être un rat". Ensuite, elle fait
explicitement le lien entre la perte de son doigt et l'apparition de
Carrémüüs, celui-ci prend alors le sens d'un substitut du doigt perdu. Mais
elle dit aussi, dans une autre version, que ce même rongeur a dévoré son
doigt avant de finir lui-même dans le hachoir. Ce n'est pas un signifiant du
désir, du manque d'objet, un phallus symbolique donc, qu'Aita rencontre au
lieu de l'Autre incarnée par sa mère, mais un besoin dont elle se fait
l'objet de satisfaction.
Dans ce monde aux multiples versions, qui
peuvent coexister ou se succéder, sans qu'aucune ne soit jamais vraiment
délaissée, Aita me raconte :"Mon frère m'a dit quelque chose quand
j'étais pauvre : 'Müüs', et j'ai cru que j'étais une Müüs, un rat, et que
j'avais une longue queue… Le rat est crevé, je ne le vois plus… Bientôt, je
vais me marier. J'avais un fiancé qui me voulait encore, mais il ne veut plus
se marier. Une fois, j'étais mort (sic) sur la croix, ils m'ont cloué(e)
dessus." Quand elle se dit avoir été clouée sur la croix ou être
enfermée dans un cercueil, il ne s'agit pas pour elle de métaphores, ou en
tout cas elle ne les entend pas et les prend pour la réalité. De même, quand
elle se fait traiter de rat, elle cherche sa queue. Les mots se substituent à
la réalité.
Si le délire peut être la rationalisation
d'un vécu, il est cependant avant tout la construction d'une réalité
subjective, personnelle ou collective, avec les vécus qui l'accompagnent.
Pour tout individu, la réalité, c'est ce qu'il considère comme tel. Je pense
en particulier à un patient qui me parlait des souffrances épouvantables que
lui causaient des maladies qu'il pensait lui avoir été inoculées pour
expérimenter des médicaments. Bien que délirante, cette souffrance était bien
réelle pour lui, en tout cas, il la ressentait ou croyait la ressentir, ce
qui produit le même effet. Et j'en étais le témoin. Il en va là comme dans un
rêve : quand on rêve qu'on se brûle, on ressent la douleur de la brûlure. Il
suffit donc de s'imaginer souffrir, éventuellement sous hypnose, pour
ressentir de la souffrance. Les douleurs délirantes de ce patient étaient
tellement insupportables qu'il s'est pendu quelques jours après avoir quitté
l'hôpital. Le vécu d'un malade atteint de schizophrénie reste souvent
énigmatique : il est difficile de se représenter ce qu'est l'expérience
subjective de cet autre patient qui se disait aveugle alors qu'il voyait son
interlocuteur ? Cette cécité délirante avait sans doute à voir avec le fait
qu'il venait d'être interrogé par la police dans l'enquête sur une femme
brûlée vive alors qu'il travaillait chez elle.
Lors de nos entretiens, Aita en vient à
emprunter à maintes reprises une voix masculine, grave et autoritaire pour
s'invectiver, donnant l'impression de se dédoubler. Elle ne joue pas, ce
n'est pas du théâtre, elle est réellement en proie à une voix surmoïque qui
se substitue à la sienne. Un tel dédoublement, ici l'enfant et son père comme
figure de l'autorité, est rare chez un patient médicalisé. Quand elle me dit,
sans qu'il me soit possible de savoir s'il s'agit d'une affirmation ou d'une
question : "Je reçois un petit bébé (?)", cette autre voix lui
répond, en écho, "NON", interjection accompagnée d'injures. Ou
encore, quand elle me demande" Tu me fais un bébé ce soir ?", cette
même voix hurle "NON" sur un ton menaçant. Cette voix, la Voix, va
se donner à entendre de plus en plus fréquemment lors de nos entretiens. Elle
peut aussi, occasionnellement, prendre des intonations plus douces, quasi
maternelles. Alors que la patiente se plaint, me disant : " Une fois,
une bête m'a fait quelque chose", une voix consolatrice, grave, mais
féminine, commente en écho : "Il y a longtemps".
À partir de la reconnaissance de son
identification au rat tué et à la phalange perdue, elle parlera moins de
rats. Il n'est pas possible de savoir si le fait de parler de ce qui la lie à
Carrémüüs a eu pour effet de faire disparaître l'hallucination, ou si elle n'a plus jugé
utile de l'évoquer. En tout cas, cette apparition ne la préoccupait plus. Le
glissement de Carrémüüs au thème de la crucifixion m'a étonné. Des peintures
et des statues du Christ crucifié, elle en voit à l'église et aux croisés des chemins. Elle a fait le
lien entre elle, la mise à mort d'un rat et celle du fils de dieu. Ce sera là
un de ses sujets favoris pendant plusieurs semaines, soit qu'elle dise
qu'elle va être crucifiée, soit qu'elle l'a été et se retrouve dans un
cercueil. Puis, elle sera surprise par les infirmières en train d'essayer
d'avaler du détergent "La Croix". Elle m'explique son geste en
disant : "j'ai voulu manger la
croix". Il est difficile de ne pas évoquer, à propos de ce passage à
l'acte délirant, le rite chrétien de la communion consistant à avaler le
corps du Christ symbolisé par une hostie ou un morceau de pain. Avaler la
croix, c'est pour elle une manière d'être clouée sur la croix, d'être le
Christ crucifié.
Tous ces objets qui ont en commun de
faire retour, soit dans l'hallucination, soit dans le discours, ne peuvent
qu'évoquer ce que nous dit Freud de la satisfaction hallucinatoire du désir
chez le nourrisson. Avec l'âge et l'accès au symbolique, le fantasme prend le
relais de l'hallucination. Doigt perdu, rat tué, Christ crucifié et quelques
autres sont les termes d'une équation imaginaire qui renvoie Aita à
elle-même. Il serait faux de penser que le psychotique prend ses fantasmes
pour la réalité. Il est plus juste de dire que là où il y a fantasme ou
rêverie dans les névroses, il y a délire dans les psychoses, et c'est
précisément à l'échec de l'élaboration du fantasme que supplée le délire. Si
l'on peut retrouver dans le discours d'Aita des fragments de son histoire
vécue, ce qu'elle raconte est le plus souvent une construction délirante
conforme à ses souhaits du moment. C'est en parlant qu'elle se crée une
réalité, toujours fluctuante. Mais son dire est parfois aussi une tentative
de symbolisation de l'expérience subjective d'un signifiant tombé au rang des
choses et qui ne représente pas le sujet, mais le cloue ou l'enferme, et, en
tout cas, le fige.
Un
jour, la jeune femme, déjà bien assagie, me demande : "C'est vrai les mensonges
? Pourquoi je mens ?" Puis, à la fin de l'entretien, passant devant un
miroir, elle me demande : "c'est une Bild (une image) ? ". Elle
semble découvrir que ce qu'elle voit dans le miroir n'était pas le réel.
C'est bien l'énigme de la représentation qu'elle interroge à travers son
questionnement du mensonge et de l'image. Elle pose la question d'un au-delà
des mots et des images sensorielles. Nous savons qu'étant dépourvu
d'instincts, le rapport de l'humain au monde qui l'entoure est organisé par le
langage et ses lois. L'évolution des espèces a ainsi remplacé les instincts
par le langage, et, dans la psychose, faute d'instincts, et le symbolique ne
faisant plus loi, c'est le chaos.
Dans le discours d'Aita, apparaît un
personnage qu'elle nomme "Fuchsbasse". Elle me dit que je suis ce
Fuchsbasse, un épouvantail qu'elle dessine jouant de la flûte. Tout en disant
cela, elle mime un joueur de flûte en soufflant dans un feutre, puis elle
simule une utilisation sexuelle de ce même feutre. Malgré l'importance que
l'on peut accorder à l'apparition de cet embryon de jeu symbolique, on sait
que la capacité de jouer est conservée dans la schizophrénie, bien que
limitée, avec un risque de passage à l'acte dont les psychodramaturges font
parfois l'expérience De même, le malade autiste, s'il n'accède pas à la
capacité de faire semblant dans l'enfance (du moins dans l'autisme de
Kanner), peut cependant acquérir, avec l'âge, cette faculté, bien qu'elle
reste restreinte. Il en va de même de l'acquisition de la théorie de
l'esprit. Bien que cette jeune patiente ne soit pas autiste, sa pathologie
serait sans doute considérée de nos jours comme faisant partie des troubles
du spectre autistique. À l'époque où je l'ai rencontrée, c'était le
diagnostic de schizophrénie infantile qui aurait été le plus pertinent. Il
s'agit là d'une forme de schizophrénie bien différente de celles apparaissant
à l'adolescence ou à l'âge adulte, avec en plus un retard de développement
important. Toutes ces pathologies ont en commun, outre le repli sur soi
qualifié d'autistique par Bleuler, une désorganisation de la personnalité et
des troubles de la pensée dont rend compte le concept de
"dissociation".
Estimant que la dimension sexuelle du
joueur de flûte ne nécessitait aucun commentaire, je demande à la jeune femme
si elle connaissait l'histoire du Joueur de flûte de Hameln. En réponse, elle
se met à pleurer et me dit, en patois allemand : "Je suis complètement
vidée de mon sang par le nez." Ensuite, elle parle de la "Kochlöffel"
(la cuillère en bois utilisée en cuisine) avec laquelle sa mère l'a battue
parce qu'elle avait "regardé Fuchsbasse de travers". Puis, une fois
de plus, elle exprime sa peur de mourir sur la croix. Qu'elle ne fasse pas de
différence entre les menstruations et les saignements de nez n'a pas de quoi
nous surprendre dans la mesure où elle parle d'elle au masculin et n'a pas
symbolisé la différence des sexes. Si le rat avec sa "belle queue"
est un symbole phallique universel, la flûte l'est tout autant.
Alors qu'Aita oscillait jusque-là entre
indifférenciation et indifférence à mon égard, petit à petit, une relation
s'ébauche. Elle se montre affectueuse avec moi comme peut l'être une enfant
et semble me découvrir. Lors d'un entretien, elle s'empare de mes lunettes
pour constater qu'elles ne sont pas adaptées à sa vue. Puis, un autre jour,
me voyant avec un bandage au poignet, elle crie : "C'est pas ma
faute". Si elle craint d'être rendue responsable de mes malheurs, c'est
sans doute qu'elle a l'habitude d'être en position d'accusée. Mais accusée
par qui ? Par les autres ou par elle-même ? En tout cas, il y a là une forme
d'empathie. Mais nous restons dans l'univers de la psychose : dessinant
ensuite une maison, elle pousse un cri de frayeur, puis m'explique qu'elle
avait eu peur de tomber par la fenêtre. Ce danger, elle l'a vécu comme réel.
Elle s'est vue dans le dessin, autrement dit, elle y était entrée - dans une
imagination débordante, devenue délire.
Carrémüüs est toujours là, mais dans ses
dessins, il a pris la forme d'une flûte, disons une forme phallique. Puis,
c'est un rat sur roues qui fait son apparition. Elle m'explique que c'est la
voiture de son père. Donc, un contenant moins anxiogène que l'estomac du rat.
Elle me raconte encore que son père l'a tapée avec une serviette (sans doute
une serviette semblable à celle qui a servi à tuer le rat). Dans une autre
version, c'est le rat qui l'a tapée alors que son père l'a battue avec un fer
à repasser. Une nouvelle voix off apparaît, une voix consolatrice,
maternelle. Ainsi, quand elle me raconte :"Quand j'étais petite, mon
père a lâché le rat », une voix douce se fait entendre, disant "Oh
Kind" ("Oh mon enfant"). Et quand elle me dit : "Une
fois, quelqu'un m'a appelée Müüs", la même voix maternelle répond en
écho : "Tu n'es pas une souris, mais une fille." Comme quoi, en
elle, ça sait bien plus qu'il n'y paraît. Et c'est bien là le mystère du
clivage : elle sait qu'elle est une fille, et la voix qui parle à travers
elle le lui rappelle, pourtant elle oscille entre s'identifier au rat au
point de croire qu'elle en est un, et la projection hallucinatoire, ou sur un
proche, de l'image du rongeur.
Lors d'une séance ultérieure, elle prend
de la pâte à modeler et en fait, ce qu'elle appelle, "des trucs avec
queue" et "des trucs sans queue". Puis, elle plante
verticalement les "trucs avec queue" et dit que ce sont des radis.
Ensuite, elle se lève, se tourne et, désignant le bas de son dos, me dit :
"Regarde la queue de Carrémüüs." Ce discours autour des rats et des
radis, avec ou sans queue, ne peut qu'évoquer ce que dit Freud à propos des
théories sexuelles infantiles, et tout particulièrement le stade phallique et
le fantasme de castration, ce dernier étant la réponse trouvée par l'enfant à
l'absence de pénis chez la femme. Ses propos suggèrent qu'elle confond son
image du corps avec celle de Carrémüüs et qu'elle se croit pourvue d'une
queue semblable à celle d'un rat : elle en attend la confirmation, que ce
soit de moi ou du miroir.
Le même jour, elle dessine un rat portant
un chapeau, puis écrit son prénom au-dessus de l'animal. Elle m'explique que
son père l'a appelée "rat", puis me parle du rat qui a tué Milou et
de son père qui a tué le rat. Ensuite, elle dessine un cercueil en disant :
"Mon père est devenu grand-père". Elle m'explique qu'elle a un
enfant, qu'il s'agit de son frère, que celui-ci a un an et que s'il n'est pas
présent, c'est parce qu'il est malade. Ce délire est manifestement au service
de la satisfaction d'un désir. Pour que l'enfant, qu'elle dit être son fils,
soit aussi son (demi) frère, il faudrait qu'elle ait le même père que lui.
Mais il serait vain de vouloir parler ici de désir oedipien tel qu'on le
trouve dans les névroses dans la mesure où, à l'évidence, l'interdit de
l'inceste n'a pas de sens pour Aita, ni donc sa transgression. D'autre part,
il ne s'agit pas pour elle de faire un enfant avec son père, mais plutôt
d'une rivalité mère-fille, la fille enviant à sa mère l'enfant qui lui a été
donné. La jeune femme s'est approprié son frère comme elle l'aurait fait
d'une poupée. Reste la question du cercueil. Il est quand même étrange
d'annoncer une naissance, même délirante, en dessinant un cercueil. Elle n'en
dit rien et je m'abstiens de le lui demander. Le but de ces entretiens n'est
pas de satisfaire ma curiosité. Ce qu'elle me raconte là, c'est sa réalité du
jour. Dans la part psychosée de son moi, les mots du patient se confondent
avec la réalité.
Mais on n'en a pas fini avec le thème du
cercueil vide. Lors d'un nouvel entretien, Aita me demande si je connais
"une fille morte comme ça", et de me désigner le cercueil vide
qu'elle vient de dessiner. Ce qui reste de la fille morte, c'est un cercueil
vide. Platon a parlé du corps comme étant le tombeau de l'âme. Ici, il s'agit
d'un corps, tombeau sans âme. Si l'on considère la feuille de papier comme
étant l'équivalent d'un miroir, on peut dire que tout ce que cette patiente
voit d'elle-même est ce cercueil vide. Mais il ne semble pas que dans son
histoire vécue elle ait servi de cercueil pour enterrer quelqu'un, un autre
enfant par exemple. Le cercueil est ici le terme ultime d'une série de
contenants. Il est le "Moi" vide qui attend un "Je", une
âme, sous la forme du rat nommé Carrémüüs. Mais ce corps-cercueil est aussi
le lieu où pourrit un bébé. Le ventre maternel comme cercueil est un thème
récurrent dans le discours psychotique. De même que celui du miroir vide, non
par l'absence d'un reflet, mais de sens, faute de l'appropriation par
l'enfant d'une symbolisation, par ses parents, de sa venue au monde. Aita se
montre indifférente à son image dans le miroir, sauf quand elle en vient à
s'intéresser à sa queue-de-cheval, cherchant la confirmation qu'elle est un
rat, mais pas n'importe lequel : celui du nom de "Carrémüüs". Il y
a donc bien là un signifiant, mais il ne renvoie qu'à lui-même. Il est le
devenir psychotique de l'Autre tombé au rang d'objet réel.
La localisation génitale de la queue, en
tant qu'elle n'en a pas et lieu de jouissance, ne cesse de s'affirmer, mais
toujours sur un mode imagé, très infantile. Aita en vient ainsi à me réclamer
des nouilles pour, dit-elle, se "mettre des nouilles crues dans le
ventre". Puis, elle dessine un arbre, disant : "Donne-moi l'arbre
pour que je le plante là ", et d'indiquer son bas-ventre. On a là des
préoccupations que l'on peut rencontrer chez les petites filles quand elles
découvrent la différence des sexes et refusent d'être privées de pénis. À
l'âge adulte, cette problématique est habituellement refoulée. Le fait
qu'Aita parle d'elle exclusivement au masculin nous dit qu'elle n'a pas
symbolisé la différence des sexes : pour elle, il y a simplement ceux qui en
ont une queue et ceux qui n'en ont pas, cela n'a rien à voir avec la question
du genre. Elle ne s'intéresse à ce qui lui manque entre les jambes qu'à
partir du moment où elle désinvestit sa queue de cheval. Son corps lui paraît
alors incomplet, à l'instar de son doigt. Il y a là une proximité de la
schizophrénie avec l'hystérie, sauf que notre patiente se situe dans le réel.
Lors du même entretien, la jeune femme semble prendre conscience de son âge :
"Je n'ai plus 1 an, dit-elle, j'ai 8 ans, non, 19." Mais c'est
encore, et surtout, mais plus pour longtemps, sa "queue de
derrière" qui est au centre de ses préoccupations. "Regarde, me
dit-elle, j'ai une queue. Mon père m'a dit que j'étais un rat." Puis,
elle me demande :"Je mens… Pourquoi ça ?", Et de conclure :
"Si je ne suis pas sage, le rat va m'emmener."
Les mots traversent Aita et s'imposent à
elle sans qu'elle sache vraiment ce qu'elle dit, donnant cette impression de
dire n'importe quoi. Mais ce n'est pas forcément toujours le cas. Son
discours peut obéir à une certaine logique : ainsi, puisque son père lui a
dit qu'elle était un rat, elle est un rat, et comme tous les rats ont une
queue, elle a une queue. Elle peut aussi dire des choses banales. Par
exemple, quand elle exige la présence de sa mère ou réclame des chaussures à
hauts talons. Elle peut aussi être très infantile, comme le jour où elle a
uriné dans le bureau en disant : "C'est pas moi, c'est Carrémüüs."
D'autres fois, c'est plus compliqué : par exemple, quand elle me dit,
désignant son ventre :"Papa a voulu me taper, il a voulu m'épouser. Je
suis restée un bébé … Les rats n'ont pas le droit de vivre." Ou encore,
quand elle dessine un radis avec une gigantesque queue qu'elle barre d'un
trait et me dit : "Tu es Claude François, tu es mort sur la croix."
Pour elle, le signifiant associé à Claude est François, et comme je me
prénomme Claude, je suis donc Claude François. C'est là une illustration des
processus inconscients tels que Freud les a décrits : les associations se
faisant sur la base de l'image perceptive et non sur le sens. Ainsi, l'anneau
de mariage peut être associé, par la forme, au vagin comme en étant le
symbole, ce qui était l'opinion de Jones, ou par l'image acoustique à l'anus,
comme l'a prétendu Lacan.
Ce jour-là, Aita dessine "un rat
spécial, un long comme ça (elle montre une vingtaine de centimètres.)."
Le rat en question ressemble à un pénis, elle l'associe à son père en disant
que ce dernier a été crucifié, mais une voix off d'homme l'interrompt avec
force, criant : "Pas ton père, dieu !" Il y a là aussi une relation
de substitution entre le rat tué et le père crucifié, et, disons, dieu. Elle
écrit ensuite sur une feuille de papier : "Ame mama" ("Arme
Mama", "Pauvre maman"). Pour finir, elle dessine un rat de
grande taille et dit que c'est moi, Fuchsbasse, l'épouvantail jouant de la
flûte que j'avais interprété comme étant une version du "Joueur de
flûte" qui débarrasse Hameln des rats et disparaît en emmenant les
enfants. Je suis pour elle : rat, épouvantail, dératiseur et kidnappeur
d'enfants.
Le paradoxe d'un rat qui fait disparaître
les rats sans disparaître lui-même n'en est pas un pour elle. Faire coexister
des contraires est rendu possible par le clivage (du moi et de l'objet) qui
exclut toute triangulation. Ainsi, la structuration familiale reste
préoedipienne, le père n'est pour Aita qu'un double de la mère, l'un et
l'autre, tantôt "mauvais", tantôt "bons". Par ailleurs,
dans la figure de Fuchsbasse, sujet et objet, joueur de flûte et rat,
finissent par ne faire qu'un. La jeune femme finira par dire que tous les
hommes sont des "Fuchsbasse" : des rats jouant de la flûte.
Évidemment, dans ce qu'elle dit, elle n'entend pas le sens érotique que
j'entends. Mais il y a bien là un savoir inconscient disant que les hommes
jouent de la flûte. Point n'est besoin de traduire "flûte" par
"pénis" pour comprendre.
Dessinant un "coq" et une"
marmite" contenant une fourchette, Aita me dit : "Le rat m'a
complètement avalée et j'ai été complètement Carrémüüs". La voix
surmoïque se fait alors entendre, criant : "Es ist nicht war"
("Ce n'est pas vrai"). Cela nous confirme qu'une certaine
connaissance de la réalité existe à côté du délire et qu'elle sait
(inconsciemment??) qu'elle délire. On observe un clivage du moi en une
conscience délirante et un surmoi qui la rappelle à la réalité.C'est là une
idée freudienne que celle d'un surmoi qui est bien renseigné sur ce qui se
passe dans la psyché, en tout cas mieux renseigné que le moi. Même si Aita
peut donner l'impression d'être possédée par cette autre voix qui parle à
travers elle, on n'est pas là en présence de l'introjection d'une figure
symbolique qui aurait une fonction structurante, mais d'une identification
imaginaire et d'une imitation. Quand elle joue les deux rôles, le sien et
celui du surmoi, elle n'est pas dans le faire semblant, mais dans une réalité
qui évoque celle de l'hallucination. Elle ne paraît pas avoir conscience que
cette voix déformée qui sort de sa bouche est la sienne. Cette dissociation
schizophrénique de la conscience pallie le défaut d'introjection de la loi et
l'échec du refoulement. Dans la névrose, le surmoi est semblable à un corps
étranger avec lequel la conscience se confond peu ou prou, allant de la voix
intérieure rappelant au moi ses devoirs, jusqu'à une assimilation complète
quand la loi intériorisée cesse d'être personnifiée dans une figure de
l'autorité et devient désir.
Le bestiaire d'Aita s'agrandit avec la
venue de "Betsaleuse", qui est le nom qu'elle donne à un rat
gigantesque qu'elle dessine en disant : "Une fois, c'était moi le rat,
on m'a dit 'rat'." Elle me parle aussi d'un rat nommé
"Ratimüüs", signifiant qui combine "Ratte" et
"Maus", le rat-souris ou la ratte-souris. Mais la
"souris" n'a, pour elle, pas plus de sens métaphorique que le
"rat". Quant au genre, s'il y a en français une distinction entre
le masculin et le féminin (le rat/la ratte), il n'en va pas de même en
allemand où l'animal est nommé "die Ratte", donc un féminin, que ce
soit un mâle ou une femelle. Mais,
pour elle, il n'y a que la longue queue noire qui compte, avec toujours la
même alternative :on l'a ou on ne l'a pas. Et il en va de même pour la
souris. Pourtant, il serait étonnant qu'elle n'ait pas vu, à la télévision ou
ailleurs, un film de Disney avec Minnie la souris. J'essaie d'aborder avec
elle cette question, mais pour la jeune femme, masculin et féminin sont des
mots vides de sens. Elle ne fait de différence, ni entre les queues, ni entre
rat et souris. Le ou la "Ratimüüs" n'est donc pas un animal
bisexué, un hybride qui cumulerait les attributs masculins et féminins. Par
contre, quand je lui demande quelle est la différence pour elle entre
Carrémüüs et Ratimüüs, elle me répond que le premier est mort et le second
vivant. Puis, pointant son doigt vers elle-même, elle me dit : "Regarde,
j'ai une longue queue derrière." Voilà, à ce point de notre parcours,
les seules différences qui lui parlent : "mort"/"vivant"
et "avec queue"/"sans queue".
"Une fois"(cela commence comme
un conte) son père l'aurait menacée en lui disant : "Wenn du nicht ruhig
bist, gebe ich dir Giftweiz (Si tu n'es pas tranquille, je te donne du blé
empoisonné). Et c'est bien avec du blé empoisonné que l'on se débarrasse des
souris dans nos campagnes. Lors du même entretien, elle me dessine un poisson
au-dessus duquel elle écrit "JOZ" (j'ose ?). Il est difficile de ne
pas faire l'association entre " poisson" et "poison", ni
de penser qu'Aita se montre souvent insupportable, une véritable peste, un
"poison". Mais c'est là le genre d'associations qu'il vaut mieux
taire, car elles risquent d'être reçues sur un mode persécutoire. Toujours
est-il, qu'à la fin de l'entretien, elle se saisit du téléphone et dit dans
le combiné : "Allô, allô… Je veux parler à papa." J'ai été surpris,
pensant d'abord à un jeu symbolique, mais il n'en est rien. Elle pense
vraiment, à ce moment-là, pouvoir appeler son père par le téléphone en
décrochant simplement le combiné et sans faire le moindre numéro d'appel.
Les dessins prennent une place de plus en
plus importante dans nos rencontres.
Parmi eux, un homme avec un pénis gigantesque, un rat anthropomorphisé et
beaucoup de paysages où l'on retrouve assez systématiquement des soleils et
des barrières. Elle corrige sa version du blé empoisonné en disant que
c'était du sirop pour dormir que son père lui avait donné. Quant à la mère,
elle fait retour comme une "Hexemüüs" (une "souris
sorcière") dessinée avec un balai, ce qui est une représentation
classique de la mère phallique. Ce jour-là, la jeune femme mentionne un
nouveau personnage du nom de "Trekalain", Alain étant le prénom de
son père (que j'ai modifié pour l'occasion) et "trek signifiant
"saleté" dans le patois local. Il s'agit du nom qu'elle donne à un
animal à la queue noire, un rat sans
doute, que son père aurait ramené à la maison. Elle me raconte que Trekalain
a voulu la "taper", la "pincer", la "foutre en
l'air", et que son père l'a décapité à la hache. Mais, à peine ces
derniers mots prononcés, une voix grave l'interrompt, disant : "C'est
pas vrai." Puis, elle me parle d'un pigeon auquel elle donne le nom de
"Morsolovane", lui aussi aurait été décapité par son père, puis
consommé. Ensuite, elle me dessine une souris ressemblant à un pigeon sans
bec, tout en fredonnant les quatre premières notes de la Cinquième symphonie
de Beethoven, celle dite du destin, écrite par un Beethoven sourd, ou
quasiment. Comme je m'étonne de la chose, elle m'explique que c'est un rat qui
chante, un "hommerat". Pour finir, elle crayonne un poisson en
disant : "c'est bon, le merlan". Ce sont là des images parentales
nettement moins anxiogènes que celles qu'elle présentait jusque-là.
L'humanisation du rat est aussi une bonne nouvelle.
Lors des séances suivantes, Aita se
montre préoccupée par son doigt amputé. Pointant à plusieurs reprises son
moignon vers moi, elle exige que je dise : "oui", m'expliquant que
"le doigt veut guérir" et que si je disais "oui", il
allait "repousser". C'est ainsi qu'elle conçoit nos rôles
respectifs, les structurant autour d'une demande, la sienne : elle veut que
je lui donne ce qui lui manque, et plus précisément ce qui manque à son
corps, donc un manque réel issu d'une amputation. Et il en va de la queue
comme de son doigt : si on a pas de queue, c'est qu'elle a été coupée.
Réalisant une série d'objets alimentaires
avec de la pâte à modeler (figue, carotte, radis, etc.), elle y inclut un
doigt. Cet "intrus" n'en est pas vraiment un pour elle puisque,
dans son délire, son doigt perdu devait servir à nourrir sa mère. Ensuite,
elle me dit que le rat Carrémüüs est venu quand Müüs (le nom qu'elle donne
alors à la partie manquante de son doigt, mais qui désigne aussi la souris et
pour elle, le rat) a été coupée. Carrémüüss est donc le retour dans le réel
hallucinatoire de Müüs, le bout de doigt perdu. La fonction surmoïque de ce
rat halluciné, né de l'objet perdu, est corroborée par la paronymie
müüs/müssen, "müssen" signifiant devoir en allemand. Le lien est
ainsi fait entre le "doigt" et je "dois". Aita affirmant
aussi qu'elle est Carrémüüs, cela veut dire qu'elle s'identifie au morceau de
doigt perdu : il est donc question, en sus d'une problématique de la
symbolisation de la perte (séparation/castration), d'une identification à
l'objet perdu. Habituellement, la symbolisation du manque-à-être se fait
autour de la différence des sexes, donc du phallus, mais il semblerait qu'un
doigt puisse aussi faire l'affaire, et sans doute même tout objet sécable,
"coupable". Cependant, en aucun cas, le bout de doigt avalé par le
hachoir n'est pour elle un substitut symbolique du phallus. Elle n'en est pas
là, il y a simplement pour elle un manque réel et un objet réel du manque.
Pour elle, il n'est question que de queue et de doigt, et non d'avoir un
pénis. Mais l'enjeu est le même : donner un sens au désir, au manque de
jouissance. Cependant, la problématique n'est pas uniquement celle d'un objet
qui n'existe que par son manque, il est aussi question d'avoir une identité
et de donner du sens à son être puisque ce dernier est en manque également.
Par la suite, Aita va se montrer de plus
en plus préoccupée par les orifices de son corps, comme si chaque trou était
la cicatrice laissée par une amputation, mais aussi bouche à nourrir et zone
érogène. Dans le même temps, elle me demande si je suis son père, et de
m'expliquer : "Je cherche un jeune homme pour l'épouser. Je ne peux pas
épouser mon papa parce que je suis malade." L'impossibilité d'épouser
son père n'est donc pas référée à un interdit, mais à sa maladie comme
obstacle réel. Ensuite, elle crie d'une voix grave et méchante : "Du
darfst nicht gross werden" ("Tu n'as pas le droit de grandir
"), et de me dire : "Ma mère me tape et dit que je suis un singe.
Je lui ai cassé les oreilles." Je ne suis pas convaincu que l'expression
"être un singe" ait, pour elle, un quelconque sens métaphorique.
Quant à la mère, il faut reconnaître que le spectacle qu'offre sa fille,
associant psychose et retard de développement, est parfois à la limite du
supportable. Pourtant, celle-ci semble trouver un peu de liberté, de jeu, par
rapport aux signifiants qui la traversent, et non plus en subir passivement
les effets. Elle peut dessiner un lapin et me dire que c'est un rat, en
éclatant de rire de ce qui paraît être pour elle une bonne blague. Mais elle
me dit en même temps que son père élève des rats pour les manger, alors qu'il
s'agit de lapins. Toutes les différences qu'elle évoque, qu'elles soient
objets ou orifices, ne sont pas bien assurées, mais sont toutes empreintes de
sexualité orale.
Un nouveau personnage apparaît, son nom
est "Müüstaki". Sa venue est accompagnée d'une chanson disant que
"La liberté ne se trouve qu'en Amérique". Je présume que ce nouveau
signifiant fait référence au chanteur Moustaki. Puis, un jour, elle me dit
:"Carrémüüs est une fable." La séance suivante, elle me parle de
son père qui lui a coupé sa queue de cheval. Puis, elle dessine un anneau
rouge et me montre son oreille percée, disant que sa grand-mère lui avait
offert des "boucles" rouges. Une seule oreille a été percée à cause
de ses hurlements. Elle parle encore de sa jalousie à l'égard de son frère,
mais une voix grave l'interrompt, disant : "boucle là".
À cette même époque, nos rencontres
arrivent à leur fin. J'entends parler une dernière fois de Carrémüüs quand la
patiente me dit : "J'ai pas assisté au mariage de mes parents, j'étais
dans le rat Carrémüüs." Voilà qui prête à bien des interprétations ! Ce
même jour, un nouveau signifiant émerge à l'occasion d'un dessin représentant
un bateau avec deux personnes à bord : "Le monsieur qui conduit, me
dit-elle, c'est monsieur Ramoneur. La dame derrière, c'est madame… je ne sais
plus." Elle me dit encore, lors du même entretien : "Tu n'es pas
mon père, un père ça me suffit… Je veux me marier." Cette figure du
ramoneur a évidemment une connotation sexuelle, alors que la génitalité tient
une place de plus en plus importante dans les préoccupations de la jeune
femme.
Ce qu'Aita a pu dire du rat Carrémüüs,
tué, puis ramené à la vie dans ses hallucinations, rat auquel elle s'est
identifiée, mais qui peut aussi bien désigner son père que sa mère, voire
n'importe qui, nous renvoie à un monde dans lequel des différences
essentielles sont inopérantes. Mais dans quelle mesure a-t-elle conscience de
ce qu'elle dit ? S'agit-il de sa propre parole ou d'une imitation différée,
quand elle affirme que "Carrémüüs est une fable", alors qu'elle me
raconte, lors de la même séance :
"Quand j'étais petite, j'ai crié dans le lit. Le rat m'a tenu comme ça
(elle enroule ses bras autour de son corps). Je dormais avec mon frère.
J'étais devenue fable… Une fois, j'étais pauvre et je dormais dans le lit de
Carrémüüs et il m'a tuée." La semaine suivante, elle dira :"La
monitrice a fait bouffer mon frère par le rat Carrémüüs à l'école. Il a pris
ma place."
Au fil des entretiens, le discours de
notre patiente devient un peu plus cohérent, et ses phrases peuvent prendre
sens, même si celui-ci est facilement absurde. Le non-sens d'un discours où
les mots se suivent sans lien entre eux (ce que l'on appelle parfois la
" salade" de mots), est une chute dans un abîme sans fond comparé
au délire, lequel constitue un noyau stable. Aita réussit à se construire un
tel noyau et à sortir de l'état de "non-pensée" à mesure que ses
troubles du langage régressent et qu'elle s'historise. Peut-être qu'elle
découvre l'intérêt de parler à quelqu'un qui l'écoute et qui fait l'effort
d'essayer de la comprendre. Mais l'attitude bienveillante et contenante de
l'équipe soignante joue évidemment un rôle important par le sentiment de
sécurité qu'elle induit chez des patients se sentant reconnus dans leur
humanité.
Quand Aita me demande de souffler sur son
doigt pour le faire "grandir", je l'entends dire de sa voix grave,
surmoïque, et en allemand : "Tu n'as pas le droit de grandir." Elle
interprète cette sentence qui lui vient de l'extérieur (elle est clivée entre
moi désirant et moi surmoïque), non pas comme s'adressant au doigt amputé,
mais à elle-même. Il est vrai que, par son comportement, elle peut faire
"petite fille". Cela vient renforcer le lien entre elle et le doigt
qui n'a pas le droit de grandir. Mais l'identification n'est pas qu'entre
elle, "restée petite" ou "diminuée", et le doigt amputé,
elle s'identifie aussi au bout de doigt perdu : le rat Carrémüüs n'est pas
qu'un substitut, voire une réincarnation, de ce morceau perdu d'elle, il est
aussi l'objet-moi auquel elle s'identifie. Là, avoir un doigt, c'est être un
doigt. Longtemps, la coexistence entre un moi mutilé et l'objet-miroir,
c'est-à-dire le doigt perdu réincarné en rat, a semblé lui suffire. Puis est
apparu un désir de grandir, elle autant que son doigt : un désir de
complétude puisant ses racines non pas dans un fantasme de castration, mais
dans un manque réel.
Puis un jour, elle m'annonce avec fierté
qu'elle a mangé de la ratatouille. Et pour elle, dans la ratatouille, il y a
forcément des rats. On voit bien que c'est le signifiant qui régit son
univers et que la chose est indissociable du mot À la même époque, elle va
développer une attitude nettement ambivalente à mon égard, pouvant se montrer
séductrice pour passer, sans prévenir, à une agitation extrême, l'amenant à
souiller le bureau de ses excrétions. Elle me tient à distance, plus qu'elle
ne m'agresse, en remplissant l'espace d'urine, de vomi, d'excréments, de
crachats et parfois même de ses serviettes hygiéniques. Le mur réel qu'elle
construit entre nous est une défense efficace contre le danger d'une relation
qu'elle trouve maintenant menaçante, pour elle, mais aussi pour moi. Et,
quand elle déborde trop, me renvoyant alors à mes propres limites, c'est moi
qui suis obligé de la contenir. Cela ne l'empêche pas d'exprimer la crainte
de mon départ en même temps que la peur de mourir. Elle me répète qu'elle
veut retourner chez sa maman. Dans une énième version, elle dit que c'est sa
mère qui lui a "enlevé" le doigt et que je dois le faire
"grandir".
.
|
Deuxième
partie
Même
si l'on peut retrouver chez Aita des traits autistiques, elle a un
certain accès au langage, en tout cas elle parle. Elle peut aussi se
montrer, occasionnellement, relationnelle. Le problème est moins les
symptômes qu'elle présente que la structuration psychique qui les
produit, avec un glissement, non vers un délire construit, mais vers
un discours et des comportements incohérents. En cela, cette
observation est en accord avec le modèle freudien de la psychose
comme envahissement de la conscience par les processus primaires
inconscients, mettant ainsi en échec la raison et le principe de
réalité. Pourtant, pour insensé qu'il soit, le discours de notre
patiente est capable, à certains moments du moins, de prendre sens,
autant pour elle que pour celui qui l'écoute. Cela, bien que
l'impression qu'elle me donne, c'est qu'elle dit simplement ce qui
lui passe par la tête, sous l'emprise de ses émotions et de ses
souvenirs, une sorte de libre-association, sans la moindre censure et
sans se préoccuper de la signification des mots qu'elle prononce.
Toutefois, ce n'est pas aussi simple : qu'elle puisse me demander
pourquoi elle ment, suppose, pour le moins, qu'il y ait quelque part,
pour elle, une vérité comme lieu autre, au-delà d'elle. Si ses
paroles émergent de son inconscience pour s'imposer à elle, elle
n'en garde pas moins une certaine conscience pour se rendre compte
qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Cela l'amènera à dire, lors
d'un de nos derniers entretiens : "Le rat est malade. Il n'y
peut rien d'être comme ça". Mais il ne s'agit pas, dans notre
travail, de s'appuyer sur une partie "saine" de son mental
pour la ramener à la raison, ce qui serait vain, mais de lui
permettre de parler pour que ce qu'elle dit puisse se nouer à son
vécu et à ses affects, en d'autres termes, se construire une
histoire. Ceci en dehors de toute visée éducative ou
normalisatrice. Sans pour autant se laisser abuser par le fantasme du
soin psychologique et psychiatrique comme soin palliatif.
Freud
nous dit que l'inconscient est le lieu des représentations de chose
seules, alors que le préconscient-conscient est celui des
représentations de mot associées aux représentations de chose.
S'il peut paraître aisé de voir, en référence au signe
saussurien, la représentation de mot comme un analogon du
signifiant et la représentation de chose comme un équivalent du
signifié, il n'en reste pas moins que le signifié ne se réduit pas
à être une image de l'objet, il est son concept, concept auquel
renvoie le signifiant. Il existe bien des mots dont nous disposons du
concept, mais pas de l'image, ou dont l'image n'est qu'une
illustration du concept. Le concept est généré par la pensée, et
relève exclusivement des processus secondaires, alors que la
représentation de chose inconsciente est une image mentale
a-conceptuelle, vide de sens, mais entretenant néanmoins des
relations avec les autres images perceptives. Au niveau de
l'inconscient, régi, non par l'identité de pensée, mais par
l'identité de perception, il n'y a ni signifiant ni signifié, et,
donc, ni métaphore ni métonymie. Il y a non-sens. On pourrait
éventuellement parler de signifiants dépourvus de signifiés pour
les représentations inconscientes, ce qui en fait des images
sensorielles organisées sur la base de ressemblances et de
différences.
Qu'advient-il,
dans ce modèle théorique, du mot pris dans sa matérialité
sensorielle, c'est-à-dire de sa représentation comme représentation
de chose ? Ce qui est perçu et enregistré comme représentation
psychique, c'est alors une image acoustique, graphique ou autre,
dépourvue de sens et associée aux autres représentations de chose
par des liens de similarité et de contiguïté (Freud). C'est en
accédant à la conscience que ces images deviennent signifiantes,
donc mots au sens plein du terme, des "signes" faits de
signifiants représentant des référents et des concepts. Si nous
accréditons cette hypothèse, nous pouvons supposer qu'il y a, dans
l'inconscient d'Aita, l'image visuelle de l'animal "rat",
ainsi que l'image acoustique, voire éventuellement graphique, du mot
"rat", et que c'est sur la base de ce signifiant
"désignifiantisé", pris dans sa seule matérialité et
dépourvu de toute signification, qu'elle trouve la racine dont
dérivent les objets peuplant la part psychotique de son monde.
Le
retard de développement que l'on rencontre dans la psychose
infantile, ou dans l'autisme, résulte largement, en sus du
désinvestissement de la réalité et du repli sur soi, du non-accès,
partiel ou total, de ces patients au symbolique. Un des aspects en
est la déficience en pensée conceptuelle. Un enfant autiste qui
aura appris à nommer un objet, une assiette par exemple, n'en sera
plus capable si l'objet change de forme ou de couleur, ceci parce
qu'il ne dispose pas du concept d'assiette. Pour lui, le lien entre
le mot, réduit à sa matérialité, et la chose relève d'une simple
association acquise par conditionnement, et non d'un acte de pensée.
De même, la pensée psychotique fait du mot une image indissociable
de l'objet et non une représentation : pour notre patiente, l'image
acoustique et l'image visuelle du mot "rat" sont des images
de l'animal. Cela n'est pas sans rappeler la pensée animiste pour
laquelle le mot fait partie intégrante de la chose.
Nous
avons vu que, bien que vivant dans l'insensé, Aita n'est pas
complètement inaccessible au sens. Et même si ce dernier débouche
sur des éléments délirants, ceux-ci lui fournissent néanmoins
contenant et assise. À son niveau de pensée symbolique, elle peut
s'exprimer en formant des phrases simples dont la signification reste
cependant souvent incertaine ou à construire. Cela nous dit,
pourtant, qu'elle a une certaine conscience d'elle-même en tant que
"Je", mais aussi qu'elle a acquis une image d'elle, un moi
idéal. Et c'est un rat, Carrémüüs, qu'elle voit dans son miroir
intérieur délirant. Dans la schizophrénie, ce moi idéal délirant
est une production pathologique qui pallie l'absence de
l'identification à l'image du corps comme unité spéculaire. Un cas
extrême est ce patient qui avait transformé son lavabo en autel
dédié à l'adoration de son dieu, et qui me racontait qu'il voyait
Jésus crucifié quand il se regardait dans le miroir se trouvant
au-dessus de son autel-lavabo. Mais fréquemment deux représentations
de soi coexistent : celle "normale", c'est-à-dire celle
que chacun voit quand il se regarde dans un miroir, et l'image
délirante. L'expérience du miroir n'est évidemment qu'une
illustration d'un phénomène plus vaste, le miroir étant aussi une
métaphore.
Après
m'avoir parlé du papa qui donnait des fessées à la maman, et
inversement, Aita me demande si je suis son père, alors qu'à peine
10 ans nous séparent. Mais sans doute est-ce, d'une certaine
manière, la place que j'occupe pour elle. C'est aussi l'occasion,
pour moi, de me rendre compte que je la vois bien davantage comme une
enfant que comme une adulte. C'est à la place du tiers symbolique
faisant lien entre elle et son image spéculaire qu'elle me met. Le
délire qui se construit lui fournit une identité imaginaire par
l'identification à l'objet "rat", avec un arrêt sur
l'image du "meurtre" de l'animal. Quand elle me demande de
lui confirmer qu'elle a une queue, ce qu'elle veut, c'est être
reconnue, et donc pouvoir se reconnaître, comme étant un rat. Ce
n'est pas que pour Aita, le rat soit représenté métonymiquement
par sa queue à l'aide d'une synecdoque. Pour elle, le rat c'est la
queue et inversement : partie et tout sont indifférenciés, et elle
veut la queue pour être un rat, et être un rat pour avoir une
queue. Quand elle voudra se différencier de l'animal en coupant sa
queue-de-cheval, elle mettra en place une différence réelle dont
l'impact symbolique restera limité, bien que la jeune femme semble
découvrir alors que ce qu'elle imagine peut ne pas être la réalité.
Dans
la névrose, le sujet, face à son image telle qu'il la rencontre
dans le discours - miroir, s'identifie à elle, se constituant ainsi
comme moi idéal, c'est-à-dire qu'il prend le fantasme pour la
réalité. On comprend que le névrosé puisse alors être convaincu
de la réalité de ses croyances et de ses fantasmes autant – ou
quasiment – que le psychotique de son délire. C'est là un des
effets de la fascination narcissique qu'exerce le moi idéal sur
le "Je". Pour Aita, on peut imaginer deux possibilités :
soit que, ne voyant dans son miroir aucune image d'elle-même, elle
s'est identifiée à un objet réel en dehors du miroir, en
l'occurrence le rat tué par son père, soit qu'elle ne voit dans son
miroir qu'un rat mort. Dans les deux cas, elle symbolise son être en
donnant sens et consistance à son moi par une identité délirante
étayée sur l'image signifiante du "rat". Alors que
l'ex-sistence du sujet non psychotique passe par l'identification à
un signifiant rencontré dans le champ de l'Autre, c'est là
précisément ce qui fait défaut dans la psychose :
l'identification du sujet à un signifiant qui lui permettrait de
faire apparaître sa propre image en le maintenant en dehors de
l'objet, mais qui viendrait aussi le préserver de l'illusion de
coïncider avec son image spéculaire.
On
ne peut qu'être étonné de la prégnance du thème de la mort dans
le discours de cette jeune femme. La connaissance qu'elle a de la
mort est celle des animaux tués habituellement à la campagne, mais
aussi celle du Christ cloué sur la croix. Il ne s'agit donc pas de
fins naturelles, mais de mises à mort, disons des "meurtres".
De ses observations, Aita a tiré la conclusion que "les rats
n'ont pas le droit de vivre", et plus largement que " ceux
dont on ne veut pas, on les tue et on les mange". Voilà une
réalité qui, dans la mesure où elle se prend pour un rat, la
condamne. Dans son délire, elle a donc en commun avec les rats, non
seulement la queue, mais la condamnation à mort, car indésirable et
comestible. Le désir de l'Autre la condamne parce qu'elle en est
l'objet, ou s'en fait l'objet. Le doigt sacrifié pourrait alors être
le prix payé pour avoir le droit de vivre, en quelque sorte le
paiement d'un droit d'entrée… dans la vie. Elle occupe donc la
place du "rat", "rat" dont nous savons qu'il n'a
pas pour elle de sens métaphorique bien qu'étant doué de parole,
et qui parfois la menace d'un : "Si t'es pas sage, je vais te
dévorer". Elle me confiera, lors d'un de nos entretiens, que :
"C'est pas le rat qui me parle, mais sa queue". Cela ne
fait que confirmer les liens que cet animal entretient avec le
phallus paternel dont il est la version psychotique, cela bien que
père et mère soient tous deux, pour elle, castrés et phalliques,
ou plutôt vivants et morts dans une logique du tout ou rien.
Aita
qualifie de "rats" les différents membres de sa famille,
sans que ce terme ait, pour elle, plus de sens qu'un nom dans un jeu
des 7 Familles. Dans cette famille de rats, "Carrémüüs"
semble avoir un statut particulier, mais il n'en est rien, tous les
rats sont potentiellement pour elle des "Carrémüüs" en
tant qu'ils sont destinés à être tués. A-t-elle pu s'imaginer que
sa présence n'était pas plus désirée que celle d'un rat, et qu'on
voulait se débarrasser d'elle. Où a-t-elle fini par rejeter une vie
dont elle pensait que personne ne voulait ? Il lui faudra perdre un
doigt et s'identifier au bout haché menu, dont le rat tué par son
père est le substitut, à moins que ce ne soit le contraire, pour
pouvoir se constituer une identité qui, bien que délirante, puisse
lui assurer une certaine unité comme objet partiel (queue = rat =
doigt coupé).
L'identification
psychotique est une fixation à des points d'indifférenciation et
non une identité entre deux termes distincts. La non-différenciation
entre percipiens et perceptum à l'aube de la vie a été largement
étudiée par les développementalistes et a même fait avancer à
certains l'hypothèse d'un autisme primaire dans lequel la conscience
se limiterait et se confondrait avec les sensations et les
perceptions. Quoi qu'on puisse penser d'une telle hypothèse, il est
indéniable qu'un individu ne peut se poser comme étant différent
du monde qui l'entoure que s'il dispose des signifiants de sa
différence. C'est donc bien dans l'échec de la symbolisation des
signifiants marqueurs de l'identité, leur non-intériorisation,
qu'il faut chercher l'indifférenciation entre le sujet et son
objet. À défaut d'un signifiant tiers entre elle et le rat, la
menace qui pèse sur la patiente est celle de sa disparition comme
"Je" dans le "moi". La projection
hallucinatoire vient introduire une distance entre elle et l'animal
en donnant à ce dernier un semblant d'extériorité. Il faudra
qu'Aita se reconnaisse dans l'image de son rat, l’Autre tombé
au rang d’objet, pour qu'elle puisse, après coup, en décoller. Le
résultat en sera une "humanisation" du rat et une
"ratification" de la patiente. La différenciation se fera
plus tard.
En
faisant de son index un objet alimentaire, Aita se conçoit sur le
modèle de l'animal d'élevage. Pour elle, tout se mange, même les
rats, assimilés aux lapins. Les multiples sens du mot "élever"
ne sont pas anodins dans cette interprétation, et, à travers lui,
se pose la question de ce qu'a pu signifier sa naissance pour ses
parents. Il est difficile de concevoir qu'une mère puisse ne pas
imaginariser, c'est-à-dire fantasmer, l'enfant qu'elle porte,
c'est-à-dire qu'il reste pour elle un objet réel dépourvu de sens.
Pour une future mère, appréhender le fœtus comme étant un corps
étranger, un parasite, c'est encore le symboliser. Pareillement,
concevoir l'être humain comme n'étant qu'une entité biologique
dans le cycle de la vie, pas très différent de n'importe quel autre
animal, c'est encore lui donner sens. Mais dans le cas de notre
patiente, c'est elle-même, par son acte, qui se donne sens en
s'offrant comme viande à consommer, ramenant le désir de l'Autre au
niveau du besoin. Si la question du cannibalisme ne se pose pas à
elle, sauf sous la forme d'une menace de punition, mais il s'agit là
d'un conditionnement, c'est que la place d'un tiers dans la relation
mère-enfant, donc d'un père comme "métaphore de la loi"
(Lacan), n'est pas symbolisée. Cela est particulièrement manifeste
dans le fait, qu'à la place d'un triangle œdipien inexistant, on
trouve chez elle un dédoublement de la relation mère-enfant. Ainsi,
dans la scène primitive, les deux parents sont interchangeables :
tantôt, c'est le père qui bat la mère avec une ceinture, tantôt,
c'est la mère qui bat le père. Pourtant, ce père n'est pas un
double de la mère en toutes choses, puisque c'est lui qui a tué le
rat Carrémüüs. L'image du père castrateur est remplacée ici par
celle d'un père raticide. Dans le fonctionnement schizoparanoïde,
il n'y a rien à couper, car il n'y a pas d'accès à l'objet total,
ou plutôt non-symbolisation de la différence entre l'objet partiel
et la personne définie comme objet total. L'angoisse étant celle
d'un anéantissement et non d'une castration, sacrifier un doigt
peut être alors envisagé comme une stratégie destinée à éviter
une dévoration totale.
Pour
résumer. Le retour hallucinatoire de Carrémüüs, sous l'apparence
d'un rat vêtu d'un pelage à carreaux, genre robe Vichy, a tout
d'une résurrection, d'où la référence au Christ crucifié et
ressuscité. Mais Carrémüüs c'est aussi le retour du bout de doigt
perdu auquel Aita s'est identifiée. On peut d'ailleurs se demander
s'il n'y a pas pour elle toute une série de Carrémüüs dans une
gamme allant du rat qui dévore les enfants à la souris, genre
"Minnie petite souris" de Disney. Carrémüüs, objet perdu
et image spéculaire, constitue son identité délirante, d'abord
refusée puis acceptée, avant d'être mise à distance comme
"fable", encore que l'on puisse se demander ce qu'elle
entend par là. En tout cas, elle ne veut parler ni de délire, ni de
récit allégorique. Peut-être d'un vécu semblable à un rêve dans
lequel le rat tué et le doigt haché sont, et non symbolisent,
l'objet perdu (donc substitution, mais pas symbolisation). Cet objet
reste réel, ainsi que le manque né de sa perte qui laisse une plaie
béante en quête d'un signifiant pour se dire et prendre sens. Aita
ne peut alors se situer qu'au niveau de la demande avec un objet
indifférencié : tout est bon pour combler son trou, et ses
activités sexuelles le confirment.
Le
rat Carrémüüs, qui n'est donc ni une métaphore ni une analogie,
pallie l'absence de fantasme. Pour Aita, les rats cumulent les
qualités de mauvais objets voraces dont on veut se débarrasser et
de bons objets nourriciers assimilés aux lapins paternels. Ce que la
patiente hallucine en s'imaginant voir Carrémüüs, c'est son propre
moi idéal clivé. Alors que le fantasme noue imaginaire et
symbolique, le délire lie image et réel, donnant ainsi au sujet une
représentation de soi comme sens et image. Cela nous permet de
comprendre qu'elle ait été indissolublement liée à cet animal
imaginaire (comme on parle de "l'ami imaginaire"), alors
même que son apparition subite pouvait la remplir d'effroi. Il était
son seul Autre-objet, l'Autre tombé au rang d'objet, son seul
"compagnon", dans un univers relationnel particulièrement
réduit. Jeune femme au milieu d'autres patients, surtout de sexe
masculin, elle était isolée, bien qu'étant l'objet d'une
sollicitude particulière de la part d'un personnel soignant soucieux
d'elle. Cependant, ce monde extérieur n'était pour elle qu'un décor
dont je faisais partie. Puis, je suis devenu à ses yeux un objet
familier… sans doute de la famille des Carrémüüs.
Le
modèle qui se dégage des entretiens que j'ai eus avec Aita situe au
premier plan de sa pathologie le manque d'un signifiant de l'objet
perdu, car ni le rat ni le bout de doigt coupé, bien qu'étant des
tentatives de symbolisation du manque à être, ne prennent de valeur
symbolique pour elle. Nous avons vu que la psychose maintient la
patiente au niveau d'un manque et d'un objet réels, pris dans des
rapports de substitution et des liens de similarité ou de contiguïté
en tant que formes signifiantes. Pourquoi ? L'hypothèse qui se
dégage de ce qu'elle me dit, c'est que l'absence d'un interdit
barrant l'accès à l'objet empêche celui-ci de prendre une valeur
symbolique. Il aura fallu que Yahvé interdise à Adam et Ève de
croquer la pomme pour que celle-ci devienne symbole et objet de
désir, et non simplement l'objet de satisfaction d'un besoin.
L'identification symbolique, par une métaphore par exemple,
représente le sujet par un signifiant dans un réseau de signifiants
et le préserve d'une identification à la chose, de coller à elle
et éventuellement de se confondre avec elle. À l'inverse,
l'identification imaginaire fait du sujet une image de la chose avec
laquelle il se confond. Dans le premier cas, les mots font tiers et
mettent de la distance, alors que dans le second cas, le patient
oscille entre être l'objet et construire une muraille entre lui et
sa signification. Il
serait vain de vouloir distinguer une partie saine dans la
personnalité de cette jeune femme du fait qu'elle est capable,
occasionnellement, d'entrer en relation avec ses semblables et de
montrer une certaine connaissance de la réalité dans l'ici et le
maintenant. Par contre, le clivage du moi est manifeste. C'est ce qui
lui permet de dire qu'elle est morte, et, là aussi, il ne s'agit pas
d'une métaphore, ni même peut-être l'expression d'un vécu. Disons
qu'elle se définit, ou est définie, simultanément par ces deux
états, sans qu'ils aient trop de sens pour elle, si ce n'est à dire
qu'elle a été tuée comme Carrémüüs et qu'elle est vivante comme
Aita au moment où elle me parle. C'est ce même clivage qui lui
permet de s'invectiver d'une voix qui n'est pas la sienne, voix
pouvant la rappeler à la réalité ou à l'ordre. Ce clivage du moi
se substitue ici au refoulement défaillant. Il lui permet de
préserver un minimum de contact avec la réalité, et d'éviter un
conflit intrapsychique qui serait inévitable entre les
représentations délirantes et celles imposées par cette même
réalité.
En
l'absence de miroir, ou quand celui-ci reste muet, le sujet ne
dispose d'aucune représentation de lui-même. C'est à ce vide, ce
non symbolisé, que le délire va essayer de porter remède. On peut
penser que, faute d'une parole pouvant la qualifier symboliquement,
Aita n'avait aucune représentation d'elle-même avant son
identification au rat Carrémüüs (au mot et à la chose). Que la
jeune femme se soit constitué une identité en lien avec la mise à
mort d'un rat par son père n'est pas anodin. Le "meurtre"
de la bête, comme on parle du "meurtre de la chose", est,
pour Aita, une tentative de symbolisation de la perte, ceci en écho
au doigt coupé. À la place du rat disparu, nous avons le signifiant
qui le désigne, mais aussi son hallucination : elle l'hallucine puis
le reconnaît en le nommant. Ces
entretiens nous montrent que l'insensé peut prendre sens, et ce
à partir du seul discours du patient et de l'hypothèse que son
discours est animé d'une logique inconsciente, celle de l'identité
de perception. Le rôle du thérapeute (appelons-le ainsi, faute de
mieux) n'est pas ici d'interpréter au sens de dévoiler, mais de
faciliter l'expression sous toutes ses formes dans l'espoir qu'une
parole finisse par jaillir. Il a parfois été nécessaire de mettre
des limites à notre patiente, et même de la rappeler à la réalité,
en particulier quand ses projections devenaient trop massives.
Resterait à trouver le terme exact de la position que l'on occupe
quand on accompagne la parole de quelqu'un qui ne se préoccupe pas
(ou semble ne pas se préoccuper) de l'incohérence de ses dires, ni
d'en interroger le sens. L'important est peut-être de lui donner la
parole, de créer les conditions de la possibilité d'une parole.
Face à Aïta, je me contente donc de l'écouter en interférant le
moins possible avec ce qu'elle peut dire et faire. La question du
sens reste une question muette, et uniquement la mienne, même si à
l'occasion je partage avec elle mes associations, comme l'hypothèse
d'un lien entre "Fuchsbasse" et le "Joueur de flûte
de Hameln". Le constat est qu'il n'y a pas de sens refoulé à
dévoiler, mais un sens à construire, et par la patiente seule, mais
non sans aide. Une interprétation "psychanalytique" serait
donc absurde, et n'aurait d'autre effet que de la faire fuir. Le jour
où Aita s'est attribué l'intention de soulager la faim de sa mère
pour m'expliquer pourquoi elle avait mis son doigt dans un hachoir,
j'ai été surpris parce que je ne lui avais rien demandé, d'autant
plus que j'avais adhéré jusque-là à la thèse de l'accident, ce
qui me paraît encore actuellement le plus probable. L'important,
c'est qu'elle ait donné du sens à l'événement, construisant ainsi
un lien symbolique (de langage) entre elle et sa mère. Il ne me
paraît pas abusif de parler, à ce propos, de fantasme délirant,
non seulement à cause de la conviction qui l'accompagne, mais de la
position centrale qu'occupe l'objet dans la construction délirante,
puisque c'est de sa perte qu'est né Carrémüüs.
Aita
parle comme on rêve, et ce n'est qu'au réveil qu'on peut se poser
la question du sens d'un rêve. Peut-être aussi qu'un rêve n'a pas
de sens avant qu'on ne lui en donne, et c'est ce dernier qui importe.
Dans la névrose, c'est en passant de l'inconscient à la conscience,
que les représentations de chose asignifiantes se chargent de
significations et se soumettent aux lois de la raison. Mais peut-on
concevoir une telle névrotisation de "l'inconscient à
ciel ouvert" du psychotique ? Pour notre patiente, tout ce que
l'on peut dire, c'est que son discours se construit petit à petit.
Et il en va de même de ses demandes. Disons qu'elle s'humanise. Elle
grandit en quelque sorte. D'autres diraient qu'elle se chronicise
dans sa folie ou qu'elle s'habitue à elle-même, qu'elle apprend à
faire avec. Mais de nouvelles difficultés apparaissent avec
l'émergence de préoccupations génitales et d'un désir d'enfant.
Face à toutes ces difficultés, on comprend que la facilité ait
été, et il n'y a pas si longtemps, d'enfermer ces patients leur vie
durant, la psychiatrie se limitant alors à leur offrir un lieu
d'asile plus ou moins tolérant ou compatissant. Quant à mes
rencontres avec Aita, elles s'arrêteront avec son départ de
l'institution psychiatrique pour un retour en famille. Cela est
considéré comme une évolution positive par l'institution
soignante.
Il
n'y a pas à craindre d'issue catastrophique à un éventuel
ébranlement de l'identité délirante, si le travail du psychologue
se limite à un accompagnement bienveillant dépourvu de vaines
ambitions thérapeutiques. Des soignants et des thérapeutes, il y en
a assez à l'hôpital psychiatrique. S'engager dans l'expérience de
la parole est toujours une aventure incertaine. Dans les névroses,
on peut en espérer "rencontrer quelque chose de la vérité de
son désir", "trouver son chemin dans la vie" ou
"être moins dans la souffrance", à défaut de trouver la
paix. De tout cela, Aita s'en moque, elle n'est pas malheureuse, et
ne se sent ni malade ni anormale, et n'a donc pas de demande de
soins. C'est moi qui suis à l'initiative de ces entretiens, bien
plus que l'institution, et par une sorte de sympathie mutuelle née
de la cohabitation, mon bureau étant situé au même étage que
l'hôpital de jour de la patiente. Alors qu'est-ce qui a changé pour
elle au fil du temps ? C'est, de façon évidente, une humanisation
allant de l'abandon de son image de rat pour celle d'une femme
parlant de son désir d'enfant, ce dernier venant en lieu et
place du rat crucifié et du doigt perdu. Bien sûr, nous sommes
toujours dans la psychose avec un manque réel et un objet réel.
Cependant, les progrès dans la symbolisation ont indéniablement
réduit ses angoisses et ses projections en lui permettant d'accéder
à de nouveaux repères lui donnant des limites et modifiant ainsi sa
présence au monde en permettant au "Je" d'accéder à une
certaine extériorité par rapport au moi, donc de gagner un peu de
liberté.
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