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"Carrémüüs"

 

À propos d'une hallucination dans une psychose infantile à l'âge adulte

 

Claude Kessler (mai 1982)

 

 

 

Première partie

 

 

À la différence des hallucinations que l'on peut rencontrer dans l'onirisme et les névroses, états dans lesquels le patient est semblable au dormeur, sauf qu'il est éveillé, les hallucinations psychotiques sont l'irruption directe à la conscience de représentations inconscientes définies par Freud comme "représentations de chose". Ces représentations de chose ne sont pas les pensées refoulées du névrosé ou celles latentes du rêve, ce ne sont d'ailleurs pas des pensées puisque l'inconscient est régi par l'identité de perception et non par l'identité de pensée qui, elle, œuvre dans le conscient et le préconscient. Ces mécanismes sont ici d'une importance secondaire dans la mesure où notre objectif est d'interroger le sens d'une hallucination visuelle chez une jeune femme présentant une psychose apparue tôt dans l'enfance, et qui a été un obstacle majeur aux apprentissages. L'hallucination en question est celle d'un rat dont elle dit qu'il a été tué, en sa présence, par son père. L'animal, qu'elle nomme Carrémüüs, et qui fait retour dans l'hallucination, lui serait apparu une première fois, toujours selon ses dires, quand, enfant, elle a perdu un de ses doigts. Ce rat a pour elle deux faces : d'un côté, il a tout d'un animal de compagnie, une sorte de compagnon imaginaire dans une version délirante, de l'autre, il représente une menace de dévoration qui viendrait sanctionner une éventuelle désobéissance. Il n'est pas question de nous demander si les souvenirs évoqués par la patiente lors de nos entretiens correspondent à quelque réalité passée, mais ce que l'on peut dire, c'est qu'ils ont été sans doute largement reconstruits, voire inventés de toutes pièces. Et c'est en cela qu'ils font sens.

 

Je rencontre Aita, jeune demoiselle âgée de 19 ans qualifiée d'autiste, dans un service de psychiatrie adulte où elle a été admise en hospitalisation de jour à sa sortie d'une institution spécialisée pour enfants et adolescents. Nos entretiens s'inscrivent dans le cadre d'une prise en charge pluridisciplinaire, et vont se limiter à la durée de l'hospitalisation. Il n'y a eu aucune obligation pour la patiente de venir parler à un psychologue, ni de prescription médicale de psychothérapie. Un lien, peut-être une habitude, s'étaient créés entre elle et moi à l'occasion de rencontres fortuites dans des lieux partagés et les couloirs de l'hôpital. Après un temps, quand même relativement long, j'ai fini par proposer à la jeune femme de venir à mon bureau pour que nous puissions parler tranquillement. Ma proximité avec l'équipe infirmière qui prenait soin d'elle a, à l'évidence, joué un rôle important dans son acceptation. Cela a son importance à cause de la fragmentation du transfert psychotique et de son déplacement institutionnel.

 

Parfois, dans la journée et sans raison apparente, la patiente se met soudainement à hurler et à trépigner. La questionnant à ce sujet, elle m'explique que ses cris sont suscités par l'apparition en face d'elle d'un rat du nom de Carrémüüs. Il est difficile de dire si ses hurlements sont l'expression de la peur que lui inspire l'animal ou à la surprise de le voir apparaître subitement. Étrangement, elle peut aussi être prise d'un fou rire au moment de cette apparition. Elle me précise encore que l'animal est âgé d'un an, ce qui est aussi l'âge qu'elle se donne. Elle dessine ce rongeur avec des carreaux rouges et noirs, genre robe Vichy, et dit qu'il a été tué par son père, dans la cuisine, à l'aide d'une serviette.

 

Le nom qu'elle donne à ce rat lui permet de le reconnaître et de le distinguer des autres rats : elle l'authentifie ainsi comme étant "son " rat. C'est, pour l'animal, une sorte de nom de baptême, lequel aura été en l'occurrence sa mise à mort, et c'est de ce "meurtre" qu'est né le signifiant" Carrémüüs". Il est la condensation de deux mots. La "Müüs", c'est la souris dans un patois régional proche de l'alsacien (de l'allemand "Maus"). On sait, qu'en argot, une "souris" désigne une jeune fille et qu'en allemand "Maus" est un terme affectueux autant pour les enfants que les femmes, jeunes et moins jeunes. On peut penser qu'il y a eu un glissement de la souris au rat du fait de la proximité apparente des deux espèces, souvent confondues par les enfants. La queue du rat, comme trait différentiel, a son importance pour Aita. Bien qu'elle ne soit pas pensée consciemment comme étant un symbole phallique, la queue n'en est pas moins pour elle un signifiant qui met un minimum d'ordre dans un univers où la différence des sexes n'est pas symbolisée. Dans son monde, n'existent que des "avec queue" et les "sans queue", qu'ils soient animaux, végétaux ou objets inanimés, importe peu. Cependant, il serait faux de penser qu'il n'y a pas pour elle de lien inconscient entre pénis et queue dans la mesure où elle identifie sa queue de cheval comme étant une queue de rat et qu'elle ne parle d'elle qu'au masculin. Mais nous sommes là dans le registre des identités imaginaires, et non pas dans le symbolique. Pour elle, le pénis est une queue comme une autre, non seulement par la forme, mais aussi parce qu'elle a dû entendre parler de la queue des garçons. Il y a donc une identité visuelle (la forme) et phonique (le nom) entre la queue des rats et celle des garçons, mais pas de lien métaphorique. Disons, qu'il y a là, entre queue et pénis, un lien de similarité imaginaire et de substitution.Une métaphore est l'affirmation  simultanée d'une identité et d'une différence, elle inclut du non-être dans l'être, alors que la relation de substitution se fait exclusivement sur la base d'une identité, de similarité, selon l'expression freudienne.

 

On voit le danger que pourrait représenter une thérapie éducative comme on les connaît de nos jours, et qui voudrait apprendre à cette femme de 20 ans la différence entre une femme et un rat ou un garçon. Dans le meilleur des cas, ce serait pour elle du chinois, et dans le pire, elle décompenserait.

 

Quant au "Carré" de Carrémüüs, tout laisse penser qu'il a été emprunté au carrelage de la cuisine sur lequel le rat a été tué. Peut-être que ces carreaux ont aussi à voir avec l'expression "se tenir à carreau", renvoyant par là à la dimension surmoïque du rongeur. Ce n'est que bien plus tard que notre patiente, quand elle se reconnaîtra dans l'animal, évoquera la robe à carreaux qu'elle portait dans son enfance.

 

Le "müüs" de  Carémüüs nous renvoie aussi au verbe "müssen" qui signifie "devoir" en allemand :  "ich muss", c'est "je dois". Quant à l'homophonie "dois"/"doigt" [dwa], elle nous mène au bout de doigt qui manque à Aita. Comme beaucoup d'habitants de la région, Aita mélange le français et l'allemand. Ce rat est pour elle une espèce d'animal surmoïque la menaçant de dévoration si elle n'est pas sage, donc une sorte de "père fouettard" ou de "mère dévoratrice". Il n'est pas impossible que ce soit là le retour d'une de ces menaces dévastatrices que peuvent lancer des adultes excédés à leurs enfants pour les faire obéir. Ou le retour de ses propres projections. On peut aussi s'interroger quant aux expériences qu'a pu vivre notre patiente dans sa petite enfance, ceci bien qu'il n'y ait aucune raison de soupçonner les parents d'avoir été plus défaillants que d'autres. Cependant,il n'est pas impossible que la mère ait été déprimée, sans pour autant parler forcément de dépression post-partum. La folie d'un enfant, au même titre que sa maltraitance, peut aussi servir à préserver la santé mentale de ses parents.

 

Mes premiers entretiens avec la jeune femme sont loin d'être calmes. Elle accompagne son parler franco-allemand de cris, de rires et de pleurs. Elle dessine des carrés dans lesquels elle écrit des chiffres, et dessine des ronds avec de petits cercles à l'intérieur, peut-être des yeux. Quant à la pâte à modeler, elle la mâchouille comme s'il s'agissait de friandises. Au moment de la séparation, elle me tient parfois violemment le bras tout en me demandant de la lâcher, comme si c'était moi qui la tenais. Il y a là, à l'évidence, un espace d'indifférenciation. Un jour, elle me dit, en quittant le bureau, que je lui fais peur et me qualifie de cochon, m'accusant de vouloir "pourrir un bébé dans le cercueil". À une autre occasion, elle me reproche de lui avoir mis des "saletés dans le ventre". Ces "saletés", qui ne sont probablement rien d'autre que des résidus des morceaux de pâte à modeler qu'elle a mâchouillés pendant l'entretien, pour évocatrices qu'elles puissent paraître, n'ont pas pour elle de sens symbolique. Ses interrogations peuvent être surprenantes, comme me demander si je connais Simon Templar (dit "le Saint" dans la série télévisée du même nom). Si dans la psychose "un trou est un trou", comme le dit Freud, alors un "saint est un sein". Nous reviendrons sur les associations des contenus inconscients par "similarité" et "contiguïté", des termes freudiens plus pertinents que ceux de métaphore et de métonymie que l'on a l'habitude d'entendre. Quant à faire la différence entre l'acteur et le personnage qu'il interprète, Aita n'en est pas là.

 

La queue du rat qu'elle dessine n'est pas faite d'un unique trait épais, mais d'une multitude de lignes formant une queue-de-cheval évoquant sa propre coiffure. Ce jour-là, après son dessin, elle me raconte, en tirant violemment sur sa queue-de-cheval, que le rat lui a tiré la queue. Pour elle, ce n'est là ni un jeu ni une monstration où elle interpréterait le rôle du rat : elle est convaincue d'être le rongeur, en plus d'être sa victime. Elle oscille entre une identification totale à Carrémüüs au point de se confondre avec lui, et sa mise à distance, son extériorisation, par une projection hallucinatoire. Elle me dira encore : "Carrémüüs, c'est ma mère qui s'est déshabillée avec un rat". On imagine une image parentale combinée avec des traits humains et des traits de rat, ou encore une mère phallique puisque, ce qui fait le rat pour la patiente, c'est d'abord sa longue queue. Dans cette logique, le signifiant "rat" et ses dérivés peuvent désigner, pour elle, tout être vivant, pourvu qu'il ait une queue.

 

Vient alors une époque où elle se met à pousser régulièrement des cris stridents qui finissent par devenir sa marque de fabrique. Ses hurlements, à la limite du supportable, m'amènent à lui dire : "Tu me casses les oreilles", paroles qui n'étaient ni un reproche, ni un interdit, mais l'aveu de mes limites. Elle fera un jeu de ses hurlements, constatant, ravie : "Je te casse les oreilles." Elle aura donc trouvé quelque chose à me casser. À partir de là, nos entretiens seront plus paisibles. Faillible, castrable diraient d'autres, en tout cas humanisé, je ne représente plus de danger pour elle.

 

Trois lettres tracées sur une feuille de papier vont éveiller ma curiosité : "AÏE". Elle me dit que c'est son prénom (avec quelques lettres en moins et un E en trop), mais "aïe", c'est aussi une interjection qui exprime une douleur que j'associe à celle, réelle ou imaginaire, du rat tué par son père et auquel elle s'est identifiée, ainsi qu'à la souffrance qui a dû être la sienne quand elle a perdu le bout de doigt qui lui manque, en fait 2 phalanges. C'est peut-être là l'origine des cris incessants qui accompagnent sa présence. Je lui dis donc qu' "AÏE" ", c'est aussi le cri que l'on pousse quand on se fait mal. Entendant cela, elle s'agite et hurle "le rat". Il est fort possible qu'elle ait fait un lien entre la souffrance du rat se faisant tuer et celle qu'elle-même a éprouvée quand son doigt a été déchiqueté par un hachoir à viande. En tout cas, les deux événements sont liés par un même vécu douloureux, renforçant ainsi le lien entre elle et le rat, mais identifiant aussi son père au hachoir."AÏE" serait alors un signifiant partagé avec le rat, le cri auquel elle s'est identifiée. Ces trois lettres inscrites sur une feuille de papier sont alors sa carte de visite, sur laquelle est marqué : "douleur". Une souffrance dont son corps garde aussi la trace.

 

Les histoires que cette patiente me raconte à cette époque tournent, essentiellement, autour de la violence, avec des personnages interchangeables, tantôt agresseurs, tantôt agressés. Elle donne l'impression d'essayer toutes les versions possibles de ses scénarios, intervertissant quasi systématiquement personnage-sujet et personnage-objet. Son monde donne alors l'impression d'être un tourbillon sans fin que n'organise aucune limite qui viendrait fixer quelque ordre rendant ses propos compréhensibles. Ayant tous les sens possibles, ses paroles n'en ont plus aucun, et, comme elle y occupe toutes les places, elle n'en a aucune. De l'avis de ceux qui l'entourent, elle dit n'importe quoi. Aucune intention ou raison ne semblent déterminer l'enchaînement des mots qu'elle prononce. Il reste donc beaucoup de non-sens, d'incompréhensible et de mystère dans ce qu'elle me dit. Ainsi, à propos, du retour répétitif du "un" (elle dit qu'elle a un an, que le rat a un an, que la date du jour est un, etc.), la jeune femme me confie que le "un" c'est le "centaime". Elle voulait peut-être dire "centaine", mais l'on peut aussi entendre "sans thème" ou "sans t'aime". Ce qu'elle dit semble souvent n'avoir pas plus de sens pour elle que pour ses interlocuteurs, ses mots lui échappent comme dans un rêve, ce ne sont pas des pensées, mais des mots vides de sens.

 

Un jour, elle en vient à me parler spontanément de son doigt amputé, et me dit qu'il a été "coupé quand elle était bébé parce que sa mère était pauvre." Elle me raconte qu'elle a enlevé le pain du hachoir à viande (elle dit "Fleischmaschine") afin d'y mettre son doigt pour que sa mère ait de la viande à manger. Il ne s'agit pas là de la remémoration d'un souvenir vrai ou faux, mais d'une interprétation. Dans ce fantasme délirant, elle donne du sens à un événement qui a sans doute été accidentel, encore qu'on ne peut pas écarter l'éventualité d'une auto-mutilation. Dans ce discours, c'est donc à l'enfant qu'incombe la satisfaction du désir maternel tombé dans le registre du besoin. Ici, pas de Nom-du-père, ni de phallus paternel comme signifiant du désir de la mère, mais peut-être quelque chose qui lui ressemble, sous la forme du rat tué et du doigt coupé. Aita se situe, à l'instar des rats assimilés aux lapins, comme ayant été élevée pour sa viande, et être finalement consommée. Dans d'autres versions du doigt manquant, elle dira que c'est sa mère qui lui a enlevé le doigt ou qu'il a été mangé par Carrémüüs. Elle termine cet entretien en vomissant ce qu'elle appelle un "hodel". En réponse à ma question, elle m'explique qu'un "hodel" est un "chienmensch" (littéralement un "chienhomme"). Elle continue en disant que son frère veut l'empoisonner avec de la mort-aux-rats et qu'elle veut manger des radis. On pourrait penser que dans le monde de cette femme, il y a des hommes qui sont des chiens. Elle a dû entendre quelqu'un être traité de chien, une insulte somme toute banale. Mais que signifie pour elle un homme qui est un chien ? Sans doute pas grand-chose : elle répète ce qu'elle a entendu, mais à ce néologisme est associé, même pour elle, un vécu émotionnel correspondant au contexte affectif dans lequel on traite un homme de chien. Dans un rêve cette même idée pourrait être exprimée par l'image d'un corps humain à tête de chien ou inversement. La particularité de la situation présente, c'est que la patiente ne fait pas vraiment de différence entre un humain et un animal. Mais elle n'est pas la seule, loin de là. Sauf que dans son cas, il ne s'agit pas d'un oubli, mais d'une forclusion (pour reprendre à notre compte le terme officialisé par Lacan), c'est-à-dire que cette différence n'a pas pris sens, n'a pas été symbolisée.

 

On voit que le signifiant "rat" constitue la matrice originelle, la "racine", de toute une série de signifiants. Il imprime sa marque, tant sur la jeune femme que sur l'ensemble de ses objets. Lors d'une de nos rencontres, celle-ci dessine un rat anthropomorphisé coiffé d'une queue-de-cheval sur lequel elle marque son prénom, pour ensuite le barrer. Voilà qui exprime clairement son ambivalence : "être ou ne pas être un rat ?"  ou plutôt "être et ne pas être un rat". Ensuite, elle fait explicitement le lien entre la perte de son doigt et l'apparition de Carrémüüs, celui-ci prend alors le sens d'un substitut du doigt perdu. Mais elle dit aussi, dans une autre version, que ce même rongeur a dévoré son doigt avant de finir lui-même dans le hachoir. Ce n'est pas un signifiant du désir, du manque d'objet, un phallus symbolique donc, qu'Aita rencontre au lieu de l'Autre incarnée par sa mère, mais un besoin dont elle se fait l'objet de satisfaction.

 

Dans ce monde aux multiples versions, qui peuvent coexister ou se succéder, sans qu'aucune ne soit jamais vraiment délaissée, Aita me raconte :"Mon frère m'a dit quelque chose quand j'étais pauvre : 'Müüs', et j'ai cru que j'étais une Müüs, un rat, et que j'avais une longue queue… Le rat est crevé, je ne le vois plus… Bientôt, je vais me marier. J'avais un fiancé qui me voulait encore, mais il ne veut plus se marier. Une fois, j'étais mort (sic) sur la croix, ils m'ont cloué(e) dessus." Quand elle se dit avoir été clouée sur la croix ou être enfermée dans un cercueil, il ne s'agit pas pour elle de métaphores, ou en tout cas elle ne les entend pas et les prend pour la réalité. De même, quand elle se fait traiter de rat, elle cherche sa queue. Les mots se substituent à la réalité.

 

Si le délire peut être la rationalisation d'un vécu, il est cependant avant tout la construction d'une réalité subjective, personnelle ou collective, avec les vécus qui l'accompagnent. Pour tout individu, la réalité, c'est ce qu'il considère comme tel. Je pense en particulier à un patient qui me parlait des souffrances épouvantables que lui causaient des maladies qu'il pensait lui avoir été inoculées pour expérimenter des médicaments. Bien que délirante, cette souffrance était bien réelle pour lui, en tout cas, il la ressentait ou croyait la ressentir, ce qui produit le même effet. Et j'en étais le témoin. Il en va là comme dans un rêve : quand on rêve qu'on se brûle, on ressent la douleur de la brûlure. Il suffit donc de s'imaginer souffrir, éventuellement sous hypnose, pour ressentir de la souffrance. Les douleurs délirantes de ce patient étaient tellement insupportables qu'il s'est pendu quelques jours après avoir quitté l'hôpital. Le vécu d'un malade atteint de schizophrénie reste souvent énigmatique : il est difficile de se représenter ce qu'est l'expérience subjective de cet autre patient qui se disait aveugle alors qu'il voyait son interlocuteur ? Cette cécité délirante avait sans doute à voir avec le fait qu'il venait d'être interrogé par la police dans l'enquête sur une femme brûlée vive alors qu'il travaillait chez elle.

 

Lors de nos entretiens, Aita en vient à emprunter à maintes reprises une voix masculine, grave et autoritaire pour s'invectiver, donnant l'impression de se dédoubler. Elle ne joue pas, ce n'est pas du théâtre, elle est réellement en proie à une voix surmoïque qui se substitue à la sienne. Un tel dédoublement, ici l'enfant et son père comme figure de l'autorité, est rare chez un patient médicalisé. Quand elle me dit, sans qu'il me soit possible de savoir s'il s'agit d'une affirmation ou d'une question : "Je reçois un petit bébé (?)", cette autre voix lui répond, en écho, "NON", interjection accompagnée d'injures. Ou encore, quand elle me demande" Tu me fais un bébé ce soir ?", cette même voix hurle "NON" sur un ton menaçant. Cette voix, la Voix, va se donner à entendre de plus en plus fréquemment lors de nos entretiens. Elle peut aussi, occasionnellement, prendre des intonations plus douces, quasi maternelles. Alors que la patiente se plaint, me disant : " Une fois, une bête m'a fait quelque chose", une voix consolatrice, grave, mais féminine, commente en écho : "Il y a longtemps".

 

À partir de la reconnaissance de son identification au rat tué et à la phalange perdue, elle parlera moins de rats. Il n'est pas possible de savoir si le fait de parler de ce qui la lie à Carrémüüs a eu pour effet de faire disparaître  l'hallucination, ou si elle n'a plus jugé utile de l'évoquer. En tout cas, cette apparition ne la préoccupait plus. Le glissement de Carrémüüs au thème de la crucifixion m'a étonné. Des peintures et des statues du Christ crucifié, elle en voit à l'église et  aux croisés des chemins. Elle a fait le lien entre elle, la mise à mort d'un rat et celle du fils de dieu. Ce sera là un de ses sujets favoris pendant plusieurs semaines, soit qu'elle dise qu'elle va être crucifiée, soit qu'elle l'a été et se retrouve dans un cercueil. Puis, elle sera surprise par les infirmières en train d'essayer d'avaler du détergent "La Croix". Elle m'explique son geste en disant :  "j'ai voulu manger la croix". Il est difficile de ne pas évoquer, à propos de ce passage à l'acte délirant, le rite chrétien de la communion consistant à avaler le corps du Christ symbolisé par une hostie ou un morceau de pain. Avaler la croix, c'est pour elle une manière d'être clouée sur la croix, d'être le Christ crucifié.

 

Tous ces objets qui ont en commun de faire retour, soit dans l'hallucination, soit dans le discours, ne peuvent qu'évoquer ce que nous dit Freud de la satisfaction hallucinatoire du désir chez le nourrisson. Avec l'âge et l'accès au symbolique, le fantasme prend le relais de l'hallucination. Doigt perdu, rat tué, Christ crucifié et quelques autres sont les termes d'une équation imaginaire qui renvoie Aita à elle-même. Il serait faux de penser que le psychotique prend ses fantasmes pour la réalité. Il est plus juste de dire que là où il y a fantasme ou rêverie dans les névroses, il y a délire dans les psychoses, et c'est précisément à l'échec de l'élaboration du fantasme que supplée le délire. Si l'on peut retrouver dans le discours d'Aita des fragments de son histoire vécue, ce qu'elle raconte est le plus souvent une construction délirante conforme à ses souhaits du moment. C'est en parlant qu'elle se crée une réalité, toujours fluctuante. Mais son dire est parfois aussi une tentative de symbolisation de l'expérience subjective d'un signifiant tombé au rang des choses et qui ne représente pas le sujet, mais le cloue ou l'enferme, et, en tout cas, le fige.

 

Un jour, la jeune femme, déjà bien assagie, me demande : "C'est vrai les mensonges ? Pourquoi je mens ?" Puis, à la fin de l'entretien, passant devant un miroir, elle me demande : "c'est une Bild (une image) ? ". Elle semble découvrir que ce qu'elle voit dans le miroir n'était pas le réel. C'est bien l'énigme de la représentation qu'elle interroge à travers son questionnement du mensonge et de l'image. Elle pose la question d'un au-delà des mots et des images sensorielles. Nous savons qu'étant dépourvu d'instincts, le rapport de l'humain au monde qui l'entoure est organisé par le langage et ses lois. L'évolution des espèces a ainsi remplacé les instincts par le langage, et, dans la psychose, faute d'instincts, et le symbolique ne faisant plus loi, c'est le chaos.

 

Dans le discours d'Aita, apparaît un personnage qu'elle nomme "Fuchsbasse". Elle me dit que je suis ce Fuchsbasse, un épouvantail qu'elle dessine jouant de la flûte. Tout en disant cela, elle mime un joueur de flûte en soufflant dans un feutre, puis elle simule une utilisation sexuelle de ce même feutre. Malgré l'importance que l'on peut accorder à l'apparition de cet embryon de jeu symbolique, on sait que la capacité de jouer est conservée dans la schizophrénie, bien que limitée, avec un risque de passage à l'acte dont les psychodramaturges font parfois l'expérience De même, le malade autiste, s'il n'accède pas à la capacité de faire semblant dans l'enfance (du moins dans l'autisme de Kanner), peut cependant acquérir, avec l'âge, cette faculté, bien qu'elle reste restreinte. Il en va de même de l'acquisition de la théorie de l'esprit. Bien que cette jeune patiente ne soit pas autiste, sa pathologie serait sans doute considérée de nos jours comme faisant partie des troubles du spectre autistique. À l'époque où je l'ai rencontrée, c'était le diagnostic de schizophrénie infantile qui aurait été le plus pertinent. Il s'agit là d'une forme de schizophrénie bien différente de celles apparaissant à l'adolescence ou à l'âge adulte, avec en plus un retard de développement important. Toutes ces pathologies ont en commun, outre le repli sur soi qualifié d'autistique par Bleuler, une désorganisation de la personnalité et des troubles de la pensée dont rend compte le concept de "dissociation".

 

Estimant que la dimension sexuelle du joueur de flûte ne nécessitait aucun commentaire, je demande à la jeune femme si elle connaissait l'histoire du Joueur de flûte de Hameln. En réponse, elle se met à pleurer et me dit, en patois allemand : "Je suis complètement vidée de mon sang par le nez." Ensuite, elle parle de la "Kochlöffel" (la cuillère en bois utilisée en cuisine) avec laquelle sa mère l'a battue parce qu'elle avait "regardé Fuchsbasse de travers". Puis, une fois de plus, elle exprime sa peur de mourir sur la croix. Qu'elle ne fasse pas de différence entre les menstruations et les saignements de nez n'a pas de quoi nous surprendre dans la mesure où elle parle d'elle au masculin et n'a pas symbolisé la différence des sexes. Si le rat avec sa "belle queue" est un symbole phallique universel, la flûte l'est tout autant.

 

Alors qu'Aita oscillait jusque-là entre indifférenciation et indifférence à mon égard, petit à petit, une relation s'ébauche. Elle se montre affectueuse avec moi comme peut l'être une enfant et semble me découvrir. Lors d'un entretien, elle s'empare de mes lunettes pour constater qu'elles ne sont pas adaptées à sa vue. Puis, un autre jour, me voyant avec un bandage au poignet, elle crie : "C'est pas ma faute". Si elle craint d'être rendue responsable de mes malheurs, c'est sans doute qu'elle a l'habitude d'être en position d'accusée. Mais accusée par qui ? Par les autres ou par elle-même ? En tout cas, il y a là une forme d'empathie. Mais nous restons dans l'univers de la psychose : dessinant ensuite une maison, elle pousse un cri de frayeur, puis m'explique qu'elle avait eu peur de tomber par la fenêtre. Ce danger, elle l'a vécu comme réel. Elle s'est vue dans le dessin, autrement dit, elle y était entrée - dans une imagination débordante, devenue délire.

 

Carrémüüs est toujours là, mais dans ses dessins, il a pris la forme d'une flûte, disons une forme phallique. Puis, c'est un rat sur roues qui fait son apparition. Elle m'explique que c'est la voiture de son père. Donc, un contenant moins anxiogène que l'estomac du rat. Elle me raconte encore que son père l'a tapée avec une serviette (sans doute une serviette semblable à celle qui a servi à tuer le rat). Dans une autre version, c'est le rat qui l'a tapée alors que son père l'a battue avec un fer à repasser. Une nouvelle voix off apparaît, une voix consolatrice, maternelle. Ainsi, quand elle me raconte :"Quand j'étais petite, mon père a lâché le rat », une voix douce se fait entendre, disant "Oh Kind" ("Oh mon enfant"). Et quand elle me dit : "Une fois, quelqu'un m'a appelée Müüs", la même voix maternelle répond en écho : "Tu n'es pas une souris, mais une fille." Comme quoi, en elle, ça sait bien plus qu'il n'y paraît. Et c'est bien là le mystère du clivage : elle sait qu'elle est une fille, et la voix qui parle à travers elle le lui rappelle, pourtant elle oscille entre s'identifier au rat au point de croire qu'elle en est un, et la projection hallucinatoire, ou sur un proche, de l'image du rongeur.

 

Lors d'une séance ultérieure, elle prend de la pâte à modeler et en fait, ce qu'elle appelle, "des trucs avec queue" et "des trucs sans queue". Puis, elle plante verticalement les "trucs avec queue" et dit que ce sont des radis. Ensuite, elle se lève, se tourne et, désignant le bas de son dos, me dit : "Regarde la queue de Carrémüüs." Ce discours autour des rats et des radis, avec ou sans queue, ne peut qu'évoquer ce que dit Freud à propos des théories sexuelles infantiles, et tout particulièrement le stade phallique et le fantasme de castration, ce dernier étant la réponse trouvée par l'enfant à l'absence de pénis chez la femme. Ses propos suggèrent qu'elle confond son image du corps avec celle de Carrémüüs et qu'elle se croit pourvue d'une queue semblable à celle d'un rat : elle en attend la confirmation, que ce soit de moi ou du miroir.

 

Le même jour, elle dessine un rat portant un chapeau, puis écrit son prénom au-dessus de l'animal. Elle m'explique que son père l'a appelée "rat", puis me parle du rat qui a tué Milou et de son père qui a tué le rat. Ensuite, elle dessine un cercueil en disant : "Mon père est devenu grand-père". Elle m'explique qu'elle a un enfant, qu'il s'agit de son frère, que celui-ci a un an et que s'il n'est pas présent, c'est parce qu'il est malade. Ce délire est manifestement au service de la satisfaction d'un désir. Pour que l'enfant, qu'elle dit être son fils, soit aussi son (demi) frère, il faudrait qu'elle ait le même père que lui. Mais il serait vain de vouloir parler ici de désir oedipien tel qu'on le trouve dans les névroses dans la mesure où, à l'évidence, l'interdit de l'inceste n'a pas de sens pour Aita, ni donc sa transgression. D'autre part, il ne s'agit pas pour elle de faire un enfant avec son père, mais plutôt d'une rivalité mère-fille, la fille enviant à sa mère l'enfant qui lui a été donné. La jeune femme s'est approprié son frère comme elle l'aurait fait d'une poupée. Reste la question du cercueil. Il est quand même étrange d'annoncer une naissance, même délirante, en dessinant un cercueil. Elle n'en dit rien et je m'abstiens de le lui demander. Le but de ces entretiens n'est pas de satisfaire ma curiosité. Ce qu'elle me raconte là, c'est sa réalité du jour. Dans la part psychosée de son moi, les mots du patient se confondent avec la réalité.

 

Mais on n'en a pas fini avec le thème du cercueil vide. Lors d'un nouvel entretien, Aita me demande si je connais "une fille morte comme ça", et de me désigner le cercueil vide qu'elle vient de dessiner. Ce qui reste de la fille morte, c'est un cercueil vide. Platon a parlé du corps comme étant le tombeau de l'âme. Ici, il s'agit d'un corps, tombeau sans âme. Si l'on considère la feuille de papier comme étant l'équivalent d'un miroir, on peut dire que tout ce que cette patiente voit d'elle-même est ce cercueil vide. Mais il ne semble pas que dans son histoire vécue elle ait servi de cercueil pour enterrer quelqu'un, un autre enfant par exemple. Le cercueil est ici le terme ultime d'une série de contenants. Il est le "Moi" vide qui attend un "Je", une âme, sous la forme du rat nommé Carrémüüs. Mais ce corps-cercueil est aussi le lieu où pourrit un bébé. Le ventre maternel comme cercueil est un thème récurrent dans le discours psychotique. De même que celui du miroir vide, non par l'absence d'un reflet, mais de sens, faute de l'appropriation par l'enfant d'une symbolisation, par ses parents, de sa venue au monde. Aita se montre indifférente à son image dans le miroir, sauf quand elle en vient à s'intéresser à sa queue-de-cheval, cherchant la confirmation qu'elle est un rat, mais pas n'importe lequel : celui du nom de "Carrémüüs". Il y a donc bien là un signifiant, mais il ne renvoie qu'à lui-même. Il est le devenir psychotique de l'Autre tombé au rang d'objet réel.

 

La localisation génitale de la queue, en tant qu'elle n'en a pas et lieu de jouissance, ne cesse de s'affirmer, mais toujours sur un mode imagé, très infantile. Aita en vient ainsi à me réclamer des nouilles pour, dit-elle, se "mettre des nouilles crues dans le ventre". Puis, elle dessine un arbre, disant : "Donne-moi l'arbre pour que je le plante là ", et d'indiquer son bas-ventre. On a là des préoccupations que l'on peut rencontrer chez les petites filles quand elles découvrent la différence des sexes et refusent d'être privées de pénis. À l'âge adulte, cette problématique est habituellement refoulée. Le fait qu'Aita parle d'elle exclusivement au masculin nous dit qu'elle n'a pas symbolisé la différence des sexes : pour elle, il y a simplement ceux qui en ont une queue et ceux qui n'en ont pas, cela n'a rien à voir avec la question du genre. Elle ne s'intéresse à ce qui lui manque entre les jambes qu'à partir du moment où elle désinvestit sa queue de cheval. Son corps lui paraît alors incomplet, à l'instar de son doigt. Il y a là une proximité de la schizophrénie avec l'hystérie, sauf que notre patiente se situe dans le réel. Lors du même entretien, la jeune femme semble prendre conscience de son âge : "Je n'ai plus 1 an, dit-elle, j'ai 8 ans, non, 19." Mais c'est encore, et surtout, mais plus pour longtemps, sa "queue de derrière" qui est au centre de ses préoccupations. "Regarde, me dit-elle, j'ai une queue. Mon père m'a dit que j'étais un rat." Puis, elle me demande :"Je mens… Pourquoi ça ?", Et de conclure : "Si je ne suis pas sage, le rat va m'emmener."

 

Les mots traversent Aita et s'imposent à elle sans qu'elle sache vraiment ce qu'elle dit, donnant cette impression de dire n'importe quoi. Mais ce n'est pas forcément toujours le cas. Son discours peut obéir à une certaine logique : ainsi, puisque son père lui a dit qu'elle était un rat, elle est un rat, et comme tous les rats ont une queue, elle a une queue. Elle peut aussi dire des choses banales. Par exemple, quand elle exige la présence de sa mère ou réclame des chaussures à hauts talons. Elle peut aussi être très infantile, comme le jour où elle a uriné dans le bureau en disant : "C'est pas moi, c'est Carrémüüs." D'autres fois, c'est plus compliqué : par exemple, quand elle me dit, désignant son ventre :"Papa a voulu me taper, il a voulu m'épouser. Je suis restée un bébé … Les rats n'ont pas le droit de vivre." Ou encore, quand elle dessine un radis avec une gigantesque queue qu'elle barre d'un trait et me dit : "Tu es Claude François, tu es mort sur la croix." Pour elle, le signifiant associé à Claude est François, et comme je me prénomme Claude, je suis donc Claude François. C'est là une illustration des processus inconscients tels que Freud les a décrits : les associations se faisant sur la base de l'image perceptive et non sur le sens. Ainsi, l'anneau de mariage peut être associé, par la forme, au vagin comme en étant le symbole, ce qui était l'opinion de Jones, ou par l'image acoustique à l'anus, comme l'a prétendu Lacan.

 

Ce jour-là, Aita dessine "un rat spécial, un long comme ça (elle montre une vingtaine de centimètres.)." Le rat en question ressemble à un pénis, elle l'associe à son père en disant que ce dernier a été crucifié, mais une voix off d'homme l'interrompt avec force, criant : "Pas ton père, dieu !" Il y a là aussi une relation de substitution entre le rat tué et le père crucifié, et, disons, dieu. Elle écrit ensuite sur une feuille de papier : "Ame mama" ("Arme Mama", "Pauvre maman"). Pour finir, elle dessine un rat de grande taille et dit que c'est moi, Fuchsbasse, l'épouvantail jouant de la flûte que j'avais interprété comme étant une version du "Joueur de flûte" qui débarrasse Hameln des rats et disparaît en emmenant les enfants. Je suis pour elle : rat, épouvantail, dératiseur et kidnappeur d'enfants.

 

Le paradoxe d'un rat qui fait disparaître les rats sans disparaître lui-même n'en est pas un pour elle. Faire coexister des contraires est rendu possible par le clivage (du moi et de l'objet) qui exclut toute triangulation. Ainsi, la structuration familiale reste préoedipienne, le père n'est pour Aita qu'un double de la mère, l'un et l'autre, tantôt "mauvais", tantôt "bons". Par ailleurs, dans la figure de Fuchsbasse, sujet et objet, joueur de flûte et rat, finissent par ne faire qu'un. La jeune femme finira par dire que tous les hommes sont des "Fuchsbasse" : des rats jouant de la flûte. Évidemment, dans ce qu'elle dit, elle n'entend pas le sens érotique que j'entends. Mais il y a bien là un savoir inconscient disant que les hommes jouent de la flûte. Point n'est besoin de traduire "flûte" par "pénis" pour comprendre.

 

Dessinant un "coq" et une" marmite" contenant une fourchette, Aita me dit : "Le rat m'a complètement avalée et j'ai été complètement Carrémüüs". La voix surmoïque se fait alors entendre, criant : "Es ist nicht war" ("Ce n'est pas vrai"). Cela nous confirme qu'une certaine connaissance de la réalité existe à côté du délire et qu'elle sait (inconsciemment??) qu'elle délire. On observe un clivage du moi en une conscience délirante et un surmoi qui la rappelle à la réalité.C'est là une idée freudienne que celle d'un surmoi qui est bien renseigné sur ce qui se passe dans la psyché, en tout cas mieux renseigné que le moi. Même si Aita peut donner l'impression d'être possédée par cette autre voix qui parle à travers elle, on n'est pas là en présence de l'introjection d'une figure symbolique qui aurait une fonction structurante, mais d'une identification imaginaire et d'une imitation. Quand elle joue les deux rôles, le sien et celui du surmoi, elle n'est pas dans le faire semblant, mais dans une réalité qui évoque celle de l'hallucination. Elle ne paraît pas avoir conscience que cette voix déformée qui sort de sa bouche est la sienne. Cette dissociation schizophrénique de la conscience pallie le défaut d'introjection de la loi et l'échec du refoulement. Dans la névrose, le surmoi est semblable à un corps étranger avec lequel la conscience se confond peu ou prou, allant de la voix intérieure rappelant au moi ses devoirs, jusqu'à une assimilation complète quand la loi intériorisée cesse d'être personnifiée dans une figure de l'autorité et devient désir.

 

Le bestiaire d'Aita s'agrandit avec la venue de "Betsaleuse", qui est le nom qu'elle donne à un rat gigantesque qu'elle dessine en disant : "Une fois, c'était moi le rat, on m'a dit 'rat'." Elle me parle aussi d'un rat nommé "Ratimüüs", signifiant qui combine "Ratte" et "Maus", le rat-souris ou la ratte-souris. Mais la "souris" n'a, pour elle, pas plus de sens métaphorique que le "rat". Quant au genre, s'il y a en français une distinction entre le masculin et le féminin (le rat/la ratte), il n'en va pas de même en allemand où l'animal est nommé "die Ratte", donc un féminin, que ce soit un mâle ou une femelle.  Mais, pour elle, il n'y a que la longue queue noire qui compte, avec toujours la même alternative :on l'a ou on ne l'a pas. Et il en va de même pour la souris. Pourtant, il serait étonnant qu'elle n'ait pas vu, à la télévision ou ailleurs, un film de Disney avec Minnie la souris. J'essaie d'aborder avec elle cette question, mais pour la jeune femme, masculin et féminin sont des mots vides de sens. Elle ne fait de différence, ni entre les queues, ni entre rat et souris. Le ou la "Ratimüüs" n'est donc pas un animal bisexué, un hybride qui cumulerait les attributs masculins et féminins. Par contre, quand je lui demande quelle est la différence pour elle entre Carrémüüs et Ratimüüs, elle me répond que le premier est mort et le second vivant. Puis, pointant son doigt vers elle-même, elle me dit : "Regarde, j'ai une longue queue derrière." Voilà, à ce point de notre parcours, les seules différences qui lui parlent : "mort"/"vivant" et "avec queue"/"sans queue".

 

"Une fois"(cela commence comme un conte) son père l'aurait menacée en lui disant : "Wenn du nicht ruhig bist, gebe ich dir Giftweiz (Si tu n'es pas tranquille, je te donne du blé empoisonné). Et c'est bien avec du blé empoisonné que l'on se débarrasse des souris dans nos campagnes. Lors du même entretien, elle me dessine un poisson au-dessus duquel elle écrit "JOZ" (j'ose ?). Il est difficile de ne pas faire l'association entre " poisson" et "poison", ni de penser qu'Aita se montre souvent insupportable, une véritable peste, un "poison". Mais c'est là le genre d'associations qu'il vaut mieux taire, car elles risquent d'être reçues sur un mode persécutoire. Toujours est-il, qu'à la fin de l'entretien, elle se saisit du téléphone et dit dans le combiné : "Allô, allô… Je veux parler à papa." J'ai été surpris, pensant d'abord à un jeu symbolique, mais il n'en est rien. Elle pense vraiment, à ce moment-là, pouvoir appeler son père par le téléphone en décrochant simplement le combiné et sans faire le moindre numéro d'appel.

 

Les dessins prennent une place de plus en plus importante dans  nos rencontres. Parmi eux, un homme avec un pénis gigantesque, un rat anthropomorphisé et beaucoup de paysages où l'on retrouve assez systématiquement des soleils et des barrières. Elle corrige sa version du blé empoisonné en disant que c'était du sirop pour dormir que son père lui avait donné. Quant à la mère, elle fait retour comme une "Hexemüüs" (une "souris sorcière") dessinée avec un balai, ce qui est une représentation classique de la mère phallique. Ce jour-là, la jeune femme mentionne un nouveau personnage du nom de "Trekalain", Alain étant le prénom de son père (que j'ai modifié pour l'occasion) et "trek signifiant "saleté" dans le patois local. Il s'agit du nom qu'elle donne à un animal à la queue noire,  un rat sans doute, que son père aurait ramené à la maison. Elle me raconte que Trekalain a voulu la "taper", la "pincer", la "foutre en l'air", et que son père l'a décapité à la hache. Mais, à peine ces derniers mots prononcés, une voix grave l'interrompt, disant : "C'est pas vrai." Puis, elle me parle d'un pigeon auquel elle donne le nom de "Morsolovane", lui aussi aurait été décapité par son père, puis consommé. Ensuite, elle me dessine une souris ressemblant à un pigeon sans bec, tout en fredonnant les quatre premières notes de la Cinquième symphonie de Beethoven, celle dite du destin, écrite par un Beethoven sourd, ou quasiment. Comme je m'étonne de la chose, elle m'explique que c'est un rat qui chante, un "hommerat". Pour finir, elle crayonne un poisson en disant : "c'est bon, le merlan". Ce sont là des images parentales nettement moins anxiogènes que celles qu'elle présentait jusque-là. L'humanisation du rat est aussi une bonne nouvelle.

 

Lors des séances suivantes, Aita se montre préoccupée par son doigt amputé. Pointant à plusieurs reprises son moignon vers moi, elle exige que je dise : "oui", m'expliquant que "le doigt veut guérir" et que si je disais "oui", il allait "repousser". C'est ainsi qu'elle conçoit nos rôles respectifs, les structurant autour d'une demande, la sienne : elle veut que je lui donne ce qui lui manque, et plus précisément ce qui manque à son corps, donc un manque réel issu d'une amputation. Et il en va de la queue comme de son doigt : si on a pas de queue, c'est qu'elle a été coupée.

 

Réalisant une série d'objets alimentaires avec de la pâte à modeler (figue, carotte, radis, etc.), elle y inclut un doigt. Cet "intrus" n'en est pas vraiment un pour elle puisque, dans son délire, son doigt perdu devait servir à nourrir sa mère. Ensuite, elle me dit que le rat Carrémüüs est venu quand Müüs (le nom qu'elle donne alors à la partie manquante de son doigt, mais qui désigne aussi la souris et pour elle, le rat) a été coupée. Carrémüüss est donc le retour dans le réel hallucinatoire de Müüs, le bout de doigt perdu. La fonction surmoïque de ce rat halluciné, né de l'objet perdu, est corroborée par la paronymie müüs/müssen, "müssen" signifiant devoir en allemand. Le lien est ainsi fait entre le "doigt" et je "dois". Aita affirmant aussi qu'elle est Carrémüüs, cela veut dire qu'elle s'identifie au morceau de doigt perdu : il est donc question, en sus d'une problématique de la symbolisation de la perte (séparation/castration), d'une identification à l'objet perdu. Habituellement, la symbolisation du manque-à-être se fait autour de la différence des sexes, donc du phallus, mais il semblerait qu'un doigt puisse aussi faire l'affaire, et sans doute même tout objet sécable, "coupable". Cependant, en aucun cas, le bout de doigt avalé par le hachoir n'est pour elle un substitut symbolique du phallus. Elle n'en est pas là, il y a simplement pour elle un manque réel et un objet réel du manque. Pour elle, il n'est question que de queue et de doigt, et non d'avoir un pénis. Mais l'enjeu est le même : donner un sens au désir, au manque de jouissance. Cependant, la problématique n'est pas uniquement celle d'un objet qui n'existe que par son manque, il est aussi question d'avoir une identité et de donner du sens à son être puisque ce dernier est en manque également.

 

Par la suite, Aita va se montrer de plus en plus préoccupée par les orifices de son corps, comme si chaque trou était la cicatrice laissée par une amputation, mais aussi bouche à nourrir et zone érogène. Dans le même temps, elle me demande si je suis son père, et de m'expliquer : "Je cherche un jeune homme pour l'épouser. Je ne peux pas épouser mon papa parce que je suis malade." L'impossibilité d'épouser son père n'est donc pas référée à un interdit, mais à sa maladie comme obstacle réel. Ensuite, elle crie d'une voix grave et méchante : "Du darfst nicht gross werden" ("Tu n'as pas le droit de grandir "), et de me dire : "Ma mère me tape et dit que je suis un singe. Je lui ai cassé les oreilles." Je ne suis pas convaincu que l'expression "être un singe" ait, pour elle, un quelconque sens métaphorique. Quant à la mère, il faut reconnaître que le spectacle qu'offre sa fille, associant psychose et retard de développement, est parfois à la limite du supportable. Pourtant, celle-ci semble trouver un peu de liberté, de jeu, par rapport aux signifiants qui la traversent, et non plus en subir passivement les effets. Elle peut dessiner un lapin et me dire que c'est un rat, en éclatant de rire de ce qui paraît être pour elle une bonne blague. Mais elle me dit en même temps que son père élève des rats pour les manger, alors qu'il s'agit de lapins. Toutes les différences qu'elle évoque, qu'elles soient objets ou orifices, ne sont pas bien assurées, mais sont toutes empreintes de sexualité orale.

 

Un nouveau personnage apparaît, son nom est "Müüstaki". Sa venue est accompagnée d'une chanson disant que "La liberté ne se trouve qu'en Amérique". Je présume que ce nouveau signifiant fait référence au chanteur Moustaki. Puis, un jour, elle me dit :"Carrémüüs est une fable." La séance suivante, elle me parle de son père qui lui a coupé sa queue de cheval. Puis, elle dessine un anneau rouge et me montre son oreille percée, disant que sa grand-mère lui avait offert des "boucles" rouges. Une seule oreille a été percée à cause de ses hurlements. Elle parle encore de sa jalousie à l'égard de son frère, mais une voix grave l'interrompt, disant : "boucle là".

 

À cette même époque, nos rencontres arrivent à leur fin. J'entends parler une dernière fois de Carrémüüs quand la patiente me dit : "J'ai pas assisté au mariage de mes parents, j'étais dans le rat Carrémüüs." Voilà qui prête à bien des interprétations ! Ce même jour, un nouveau signifiant émerge à l'occasion d'un dessin représentant un bateau avec deux personnes à bord : "Le monsieur qui conduit, me dit-elle, c'est monsieur Ramoneur. La dame derrière, c'est madame… je ne sais plus." Elle me dit encore, lors du même entretien : "Tu n'es pas mon père, un père ça me suffit… Je veux me marier." Cette figure du ramoneur a évidemment une connotation sexuelle, alors que la génitalité tient une place de plus en plus importante dans les préoccupations de la jeune femme.


Ce qu'Aita a pu dire du rat Carrémüüs, tué, puis ramené à la vie dans ses hallucinations, rat auquel elle s'est identifiée, mais qui peut aussi bien désigner son père que sa mère, voire n'importe qui, nous renvoie à un monde dans lequel des différences essentielles sont inopérantes. Mais dans quelle mesure a-t-elle conscience de ce qu'elle dit ? S'agit-il de sa propre parole ou d'une imitation différée, quand elle affirme que "Carrémüüs est une fable", alors qu'elle me raconte, lors de la même séance  : "Quand j'étais petite, j'ai crié dans le lit. Le rat m'a tenu comme ça (elle enroule ses bras autour de son corps). Je dormais avec mon frère. J'étais devenue fable… Une fois, j'étais pauvre et je dormais dans le lit de Carrémüüs et il m'a tuée." La semaine suivante, elle dira :"La monitrice a fait bouffer mon frère par le rat Carrémüüs à l'école. Il a pris ma place."

 

Au fil des entretiens, le discours de notre patiente devient un peu plus cohérent, et ses phrases peuvent prendre sens, même si celui-ci est facilement absurde. Le non-sens d'un discours où les mots se suivent sans lien entre eux (ce que l'on appelle parfois la " salade" de mots), est une chute dans un abîme sans fond comparé au délire, lequel constitue un noyau stable. Aita réussit à se construire un tel noyau et à sortir de l'état de "non-pensée" à mesure que ses troubles du langage régressent et qu'elle s'historise. Peut-être qu'elle découvre l'intérêt de parler à quelqu'un qui l'écoute et qui fait l'effort d'essayer de la comprendre. Mais l'attitude bienveillante et contenante de l'équipe soignante joue évidemment un rôle important par le sentiment de sécurité qu'elle induit chez des patients se sentant reconnus dans leur humanité.

 

Quand Aita me demande de souffler sur son doigt pour le faire "grandir", je l'entends dire de sa voix grave, surmoïque, et en allemand : "Tu n'as pas le droit de grandir." Elle interprète cette sentence qui lui vient de l'extérieur (elle est clivée entre moi désirant et moi surmoïque), non pas comme s'adressant au doigt amputé, mais à elle-même. Il est vrai que, par son comportement, elle peut faire "petite fille". Cela vient renforcer le lien entre elle et le doigt qui n'a pas le droit de grandir. Mais l'identification n'est pas qu'entre elle, "restée petite" ou "diminuée", et le doigt amputé, elle s'identifie aussi au bout de doigt perdu : le rat Carrémüüs n'est pas qu'un substitut, voire une réincarnation, de ce morceau perdu d'elle, il est aussi l'objet-moi auquel elle s'identifie. Là, avoir un doigt, c'est être un doigt. Longtemps, la coexistence entre un moi mutilé et l'objet-miroir, c'est-à-dire le doigt perdu réincarné en rat, a semblé lui suffire. Puis est apparu un désir de grandir, elle autant que son doigt : un désir de complétude puisant ses racines non pas dans un fantasme de castration, mais dans un manque réel.

 

Puis un jour, elle m'annonce avec fierté qu'elle a mangé de la ratatouille. Et pour elle, dans la ratatouille, il y a forcément des rats. On voit bien que c'est le signifiant qui régit son univers et que la chose est indissociable du mot À la même époque, elle va développer une attitude nettement ambivalente à mon égard, pouvant se montrer séductrice pour passer, sans prévenir, à une agitation extrême, l'amenant à souiller le bureau de ses excrétions. Elle me tient à distance, plus qu'elle ne m'agresse, en remplissant l'espace d'urine, de vomi, d'excréments, de crachats et parfois même de ses serviettes hygiéniques. Le mur réel qu'elle construit entre nous est une défense efficace contre le danger d'une relation qu'elle trouve maintenant menaçante, pour elle, mais aussi pour moi. Et, quand elle déborde trop, me renvoyant alors à mes propres limites, c'est moi qui suis obligé de la contenir. Cela ne l'empêche pas d'exprimer la crainte de mon départ en même temps que la peur de mourir. Elle me répète qu'elle veut retourner chez sa maman. Dans une énième version, elle dit que c'est sa mère qui lui a "enlevé" le doigt et que je dois le faire "grandir".

                                                                                                                                                                            . 

Deuxième partie


Même si l'on peut retrouver chez Aita des traits autistiques, elle a un certain accès au langage, en tout cas elle parle. Elle peut aussi se montrer, occasionnellement, relationnelle. Le problème est moins les symptômes qu'elle présente que la structuration psychique qui les produit, avec un glissement, non vers un délire construit, mais vers un discours et des comportements incohérents. En cela, cette observation est en accord avec le modèle freudien de la psychose comme envahissement de la conscience par les processus primaires inconscients, mettant ainsi en échec la raison et le principe de réalité. Pourtant, pour insensé qu'il soit, le discours de notre patiente est capable, à certains moments du moins, de prendre sens, autant pour elle que pour celui qui l'écoute. Cela, bien que l'impression qu'elle me donne, c'est qu'elle dit simplement ce qui lui passe par la tête, sous l'emprise de ses émotions et de ses souvenirs, une sorte de libre-association, sans la moindre censure et sans se préoccuper de la signification des mots qu'elle prononce. Toutefois, ce n'est pas aussi simple : qu'elle puisse me demander pourquoi elle ment, suppose, pour le moins, qu'il y ait quelque part, pour elle, une vérité comme lieu autre, au-delà d'elle. Si ses paroles émergent de son inconscience pour s'imposer à elle, elle n'en garde pas moins une certaine conscience pour se rendre compte qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Cela l'amènera à dire, lors d'un de nos derniers entretiens : "Le rat est malade. Il n'y peut rien d'être comme ça". Mais il ne s'agit pas, dans notre travail, de s'appuyer sur une partie "saine" de son mental pour la ramener à la raison, ce qui serait vain, mais de lui permettre de parler pour que ce qu'elle dit puisse se nouer à son vécu et à ses affects, en d'autres termes, se construire une histoire. Ceci en dehors de toute visée éducative ou normalisatrice. Sans pour autant se laisser abuser par le fantasme du soin psychologique et psychiatrique comme soin palliatif.

Freud nous dit que l'inconscient est le lieu des représentations de chose seules, alors que le préconscient-conscient est celui des représentations de mot associées aux représentations de chose. S'il peut paraître aisé de voir, en référence au signe saussurien, la représentation de mot comme  un analogon du signifiant et la représentation de chose comme un équivalent du signifié, il n'en reste pas moins que le signifié ne se réduit pas à être une image de l'objet, il est son concept, concept auquel renvoie le signifiant. Il existe bien des mots dont nous disposons du concept, mais pas de l'image, ou dont l'image n'est qu'une illustration du concept. Le concept est généré par la pensée, et relève exclusivement des processus secondaires, alors que la représentation de chose inconsciente est une image mentale a-conceptuelle, vide de sens, mais entretenant néanmoins des relations avec les autres images perceptives. Au niveau de l'inconscient, régi, non par l'identité de pensée, mais par l'identité de perception, il n'y a ni signifiant ni signifié, et, donc, ni métaphore ni métonymie. Il y a non-sens. On pourrait éventuellement parler de signifiants dépourvus de signifiés pour les représentations inconscientes, ce qui en fait des images sensorielles organisées sur la base de ressemblances et de différences.

Qu'advient-il, dans ce modèle théorique, du mot pris dans sa matérialité sensorielle, c'est-à-dire de sa représentation comme représentation de chose ? Ce qui est perçu et enregistré comme représentation psychique, c'est alors une image acoustique, graphique ou autre, dépourvue de sens et associée aux autres représentations de chose par des liens de similarité et de contiguïté (Freud). C'est en accédant à la conscience que ces images deviennent signifiantes, donc mots au sens plein du terme, des "signes" faits de signifiants représentant des référents et des concepts. Si nous accréditons cette hypothèse, nous pouvons supposer qu'il y a, dans l'inconscient d'Aita, l'image visuelle de l'animal "rat", ainsi que l'image acoustique, voire éventuellement graphique, du mot "rat", et que c'est sur la base de ce signifiant "désignifiantisé", pris dans sa seule matérialité et dépourvu de toute signification, qu'elle trouve la racine dont dérivent les objets peuplant la part psychotique de son monde. 

Le retard de développement que l'on rencontre dans la psychose infantile, ou dans l'autisme, résulte largement, en sus du désinvestissement de la réalité et du repli sur soi, du non-accès, partiel ou total, de ces patients au symbolique. Un des aspects en est la déficience en pensée conceptuelle. Un enfant autiste qui aura appris à nommer un objet, une assiette par exemple, n'en sera plus capable si l'objet change de forme ou de couleur, ceci parce qu'il ne dispose pas du concept d'assiette. Pour lui, le lien entre le mot, réduit à sa matérialité, et la chose relève d'une simple association acquise par conditionnement, et non d'un acte de pensée. De même, la pensée psychotique fait du mot une image indissociable de l'objet et non une représentation : pour notre patiente, l'image acoustique et l'image visuelle du mot "rat" sont des images de l'animal. Cela n'est pas sans rappeler la pensée animiste pour laquelle le mot fait partie intégrante de la chose.

Nous avons vu que, bien que vivant dans l'insensé, Aita n'est pas complètement inaccessible au sens. Et même si ce dernier débouche sur des éléments délirants, ceux-ci lui fournissent néanmoins contenant et assise. À son niveau de pensée symbolique, elle peut s'exprimer en formant des phrases simples dont la signification reste cependant souvent incertaine ou à construire. Cela nous dit, pourtant, qu'elle a une certaine conscience d'elle-même en tant que "Je", mais aussi qu'elle a acquis une image d'elle, un moi idéal. Et c'est un rat, Carrémüüs, qu'elle voit dans son miroir intérieur délirant. Dans la schizophrénie, ce moi idéal délirant est une production pathologique qui pallie l'absence de l'identification à l'image du corps comme unité spéculaire. Un cas extrême est ce patient qui avait transformé son lavabo en autel dédié à l'adoration de son dieu, et qui me racontait qu'il voyait Jésus crucifié quand il se regardait dans le miroir se trouvant au-dessus de son autel-lavabo. Mais fréquemment deux représentations de soi coexistent : celle "normale", c'est-à-dire celle que chacun voit quand il se regarde dans un miroir, et l'image délirante. L'expérience du miroir n'est évidemment qu'une illustration d'un phénomène plus vaste, le miroir étant aussi une métaphore.

Après m'avoir parlé du papa qui donnait des fessées à la maman, et inversement, Aita me demande si je suis son père, alors qu'à peine 10 ans nous séparent. Mais sans doute est-ce, d'une certaine manière, la place que j'occupe pour elle. C'est aussi l'occasion, pour moi, de me rendre compte que je la vois bien davantage comme une enfant que comme une adulte. C'est à la place du tiers symbolique faisant lien entre elle et son image spéculaire qu'elle me met. Le délire qui se construit lui fournit une identité imaginaire par l'identification à l'objet "rat", avec un arrêt sur l'image du "meurtre" de l'animal. Quand elle me demande de lui confirmer qu'elle a une queue, ce qu'elle veut, c'est être reconnue, et donc pouvoir se reconnaître, comme étant un rat. Ce n'est pas que pour Aita, le rat soit représenté métonymiquement par sa queue à l'aide d'une synecdoque. Pour elle, le rat c'est la queue et inversement : partie et tout sont indifférenciés, et elle veut la queue pour être un rat, et être un rat pour avoir une queue. Quand elle voudra se différencier de l'animal en coupant sa queue-de-cheval, elle mettra en place une différence réelle dont l'impact symbolique restera limité, bien que la jeune femme semble découvrir alors que ce qu'elle imagine peut ne pas être la réalité.

Dans la névrose, le sujet, face à son image telle qu'il la rencontre dans le discours - miroir, s'identifie à elle, se constituant ainsi comme moi idéal, c'est-à-dire qu'il prend le fantasme pour la réalité. On comprend que le névrosé puisse alors être convaincu de la réalité de ses croyances et de ses fantasmes autant – ou quasiment – que le psychotique de son délire. C'est là un des effets de la fascination narcissique qu'exerce le moi idéal sur le "Je". Pour Aita, on peut imaginer deux possibilités : soit que, ne voyant dans son miroir aucune image d'elle-même, elle s'est identifiée à un objet réel en dehors du miroir, en l'occurrence le rat tué par son père, soit qu'elle ne voit dans son miroir qu'un rat mort. Dans les deux cas, elle symbolise son être en donnant sens et consistance à son moi par une identité délirante étayée sur l'image signifiante du "rat". Alors que l'ex-sistence du sujet non psychotique passe par l'identification à un signifiant rencontré dans le champ de l'Autre, c'est là précisément ce qui fait défaut dans la psychose : l'identification du sujet à un signifiant qui lui permettrait de faire apparaître sa propre image en le maintenant en dehors de l'objet, mais qui viendrait aussi le préserver de l'illusion de coïncider avec son image spéculaire.

On ne peut qu'être étonné de la prégnance du thème de la mort dans le discours de cette jeune femme. La connaissance qu'elle a de la mort est celle des animaux tués habituellement à la campagne, mais aussi celle du Christ cloué sur la croix. Il ne s'agit donc pas de fins naturelles, mais de mises à mort, disons des "meurtres". De ses observations, Aita a tiré la conclusion que "les rats n'ont pas le droit de vivre", et plus largement que " ceux dont on ne veut pas, on les tue et on les mange". Voilà une réalité qui, dans la mesure où elle se prend pour un rat, la condamne. Dans son délire, elle a donc en commun avec les rats, non seulement la queue, mais la condamnation à mort, car indésirable et comestible. Le désir de l'Autre la condamne parce qu'elle en est l'objet, ou s'en fait l'objet. Le doigt sacrifié pourrait alors être le prix payé pour avoir le droit de vivre, en quelque sorte le paiement d'un droit d'entrée… dans la vie. Elle occupe donc la place du "rat", "rat" dont nous savons qu'il n'a pas pour elle de sens métaphorique bien qu'étant doué de parole, et qui parfois la menace d'un : "Si t'es pas sage, je vais te dévorer". Elle me confiera, lors d'un de nos entretiens, que : "C'est pas le rat qui me parle, mais sa queue". Cela ne fait que confirmer les liens que cet animal entretient avec le phallus paternel dont il est la version psychotique, cela bien que père et mère soient tous deux, pour elle, castrés et phalliques, ou plutôt vivants et morts dans une logique du tout ou rien.

Aita qualifie de "rats" les différents membres de sa famille, sans que ce terme ait, pour elle, plus de sens qu'un nom dans un jeu des 7 Familles. Dans cette famille de rats, "Carrémüüs" semble avoir un statut particulier, mais il n'en est rien, tous les rats sont potentiellement pour elle des "Carrémüüs" en tant qu'ils sont destinés à être tués. A-t-elle pu s'imaginer que sa présence n'était pas plus désirée que celle d'un rat, et qu'on voulait se débarrasser d'elle. Où a-t-elle fini par rejeter une vie dont elle pensait que personne ne voulait ? Il lui faudra perdre un doigt et s'identifier au bout haché menu, dont le rat tué par son père est le substitut, à moins que ce ne soit le contraire, pour pouvoir se constituer une identité qui, bien que délirante, puisse lui assurer une certaine unité comme objet partiel (queue = rat = doigt coupé).

L'identification psychotique est une fixation à des points d'indifférenciation et non une identité entre deux termes distincts. La non-différenciation entre percipiens et perceptum à l'aube de la vie a été largement étudiée par les développementalistes et a même fait avancer à certains l'hypothèse d'un autisme primaire dans lequel la conscience se limiterait et se confondrait avec les sensations et les perceptions. Quoi qu'on puisse penser d'une telle hypothèse, il est indéniable qu'un individu ne peut se poser comme étant différent du monde qui l'entoure que s'il dispose des signifiants de sa différence. C'est donc bien dans l'échec de la symbolisation des signifiants marqueurs de l'identité, leur non-intériorisation, qu'il faut chercher l'indifférenciation entre le sujet et son objet. À défaut d'un signifiant tiers entre elle et le rat, la menace qui pèse sur la patiente est celle de sa disparition comme "Je" dans le "moi". La projection hallucinatoire vient introduire une distance entre elle et l'animal en donnant à ce dernier un semblant d'extériorité. Il faudra qu'Aita se reconnaisse dans l'image de son rat, l’Autre tombé au rang d’objet, pour qu'elle puisse, après coup, en décoller. Le résultat en sera une "humanisation" du rat et une "ratification" de la patiente. La différenciation se fera plus tard.

En faisant de son index un objet alimentaire, Aita se conçoit sur le modèle de l'animal d'élevage. Pour elle, tout se mange, même les rats, assimilés aux lapins. Les multiples sens du mot "élever" ne sont pas anodins dans cette interprétation, et, à travers lui, se pose la question de ce qu'a pu signifier sa naissance pour ses parents. Il est difficile de concevoir qu'une mère puisse ne pas imaginariser, c'est-à-dire fantasmer, l'enfant qu'elle porte, c'est-à-dire qu'il reste pour elle un objet réel dépourvu de sens. Pour une future mère, appréhender le fœtus comme étant un corps étranger, un parasite, c'est encore le symboliser. Pareillement, concevoir l'être humain comme n'étant qu'une entité biologique dans le cycle de la vie, pas très différent de n'importe quel autre animal, c'est encore lui donner sens. Mais dans le cas de notre patiente, c'est elle-même, par son acte, qui se donne sens en s'offrant comme viande à consommer, ramenant le désir de l'Autre au niveau du besoin. Si la question du cannibalisme ne se pose pas à elle, sauf sous la forme d'une menace de punition, mais il s'agit là d'un conditionnement, c'est que la place d'un tiers dans la relation mère-enfant, donc d'un père comme "métaphore de la loi" (Lacan), n'est pas symbolisée. Cela est particulièrement manifeste dans le fait, qu'à la place d'un triangle œdipien inexistant, on trouve chez elle un dédoublement de la relation mère-enfant. Ainsi, dans la scène primitive, les deux parents sont interchangeables : tantôt, c'est le père qui bat la mère avec une ceinture, tantôt, c'est la mère qui bat le père. Pourtant, ce père n'est pas un double de la mère en toutes choses, puisque c'est lui qui a tué le rat Carrémüüs. L'image du père castrateur est remplacée ici par celle d'un père raticide. Dans le fonctionnement schizoparanoïde, il n'y a rien à couper, car il n'y a pas d'accès à l'objet total, ou plutôt non-symbolisation de la différence entre l'objet partiel et la personne définie comme objet total. L'angoisse étant celle d'un anéantissement et non d'une castration, sacrifier un doigt peut être alors envisagé comme une stratégie destinée à éviter une dévoration totale.

Pour résumer. Le retour hallucinatoire de Carrémüüs, sous l'apparence d'un rat vêtu d'un pelage à carreaux, genre robe Vichy, a tout d'une résurrection, d'où la référence au Christ crucifié et ressuscité. Mais Carrémüüs c'est aussi le retour du bout de doigt perdu auquel Aita s'est identifiée. On peut d'ailleurs se demander s'il n'y a pas pour elle toute une série de Carrémüüs dans une gamme allant du rat qui dévore les enfants à la souris, genre "Minnie petite souris" de Disney. Carrémüüs, objet perdu et image spéculaire, constitue son identité délirante, d'abord refusée puis acceptée, avant d'être mise à distance comme "fable", encore que l'on puisse se demander ce qu'elle entend par là. En tout cas, elle ne veut parler ni de délire, ni de récit allégorique. Peut-être d'un vécu semblable à un rêve dans lequel le rat tué et le doigt haché sont, et non symbolisent, l'objet perdu (donc substitution, mais pas symbolisation). Cet objet reste réel, ainsi que le manque né de sa perte qui laisse une plaie béante en quête d'un signifiant pour se dire et prendre sens. Aita ne peut alors se situer qu'au niveau de la demande avec un objet indifférencié : tout est bon pour combler son trou, et ses activités sexuelles le confirment.

Le rat Carrémüüs, qui n'est donc ni une métaphore ni une analogie, pallie l'absence de fantasme. Pour Aita, les rats cumulent les qualités de mauvais objets voraces dont on veut se débarrasser et de bons objets nourriciers assimilés aux lapins paternels. Ce que la patiente hallucine en s'imaginant voir Carrémüüs, c'est son propre moi idéal clivé. Alors que le fantasme noue imaginaire et symbolique, le délire lie image et réel, donnant ainsi au sujet une représentation de soi comme sens et image. Cela nous permet de comprendre qu'elle ait été indissolublement liée à cet animal imaginaire (comme on parle de "l'ami imaginaire"), alors même que son apparition subite pouvait la remplir d'effroi. Il était son seul Autre-objet, l'Autre tombé au rang d'objet, son seul "compagnon", dans un univers relationnel particulièrement réduit. Jeune femme au milieu d'autres patients, surtout de sexe masculin, elle était isolée, bien qu'étant l'objet d'une sollicitude particulière de la part d'un personnel soignant soucieux d'elle. Cependant, ce monde extérieur n'était pour elle qu'un décor dont je faisais partie. Puis, je suis devenu à ses yeux un objet familier… sans doute de la famille des  Carrémüüs.

Le modèle qui se dégage des entretiens que j'ai eus avec Aita situe au premier plan de sa pathologie le manque d'un signifiant de l'objet perdu, car ni le rat ni le bout de doigt coupé, bien qu'étant des tentatives de symbolisation du manque à être, ne prennent de valeur symbolique pour elle. Nous avons vu que la psychose maintient la patiente au niveau d'un manque et d'un objet réels, pris dans des rapports de substitution et des liens de similarité ou de contiguïté en tant que formes signifiantes. Pourquoi ? L'hypothèse qui se dégage de ce qu'elle me dit, c'est que l'absence d'un interdit barrant l'accès à l'objet empêche celui-ci de prendre une valeur symbolique. Il aura fallu que Yahvé interdise à Adam et Ève de croquer la pomme pour que celle-ci devienne symbole et objet de désir, et non simplement l'objet de satisfaction d'un besoin. L'identification symbolique, par une métaphore par exemple, représente le sujet par un signifiant dans un réseau de signifiants et le préserve d'une identification à la chose, de coller à elle et éventuellement de se confondre avec elle. À l'inverse, l'identification imaginaire fait du sujet une image de la chose avec laquelle il se confond. Dans le premier cas, les mots font tiers et mettent de la distance, alors que dans le second cas, le patient oscille entre être l'objet et construire une muraille entre lui et sa signification.

Il serait vain de vouloir distinguer une partie saine dans la personnalité de cette jeune femme du fait qu'elle est capable, occasionnellement, d'entrer en relation avec ses semblables et de montrer une certaine connaissance de la réalité dans l'ici et le maintenant. Par contre, le clivage du moi est manifeste. C'est ce qui lui permet de dire qu'elle est morte, et, là aussi, il ne s'agit pas d'une métaphore, ni même peut-être l'expression d'un vécu. Disons qu'elle se définit, ou est définie, simultanément par ces deux états, sans qu'ils aient trop de sens pour elle, si ce n'est à dire qu'elle a été tuée comme Carrémüüs et qu'elle est vivante comme Aita au moment où elle me parle. C'est ce même clivage qui lui permet de s'invectiver d'une voix qui n'est pas la sienne, voix pouvant la rappeler à la réalité ou à l'ordre. Ce clivage du moi se substitue ici au refoulement défaillant. Il lui permet de préserver un minimum de contact avec la réalité, et d'éviter un conflit intrapsychique qui serait inévitable entre les représentations délirantes et celles imposées par cette même réalité.

En l'absence de miroir, ou quand celui-ci reste muet, le sujet ne dispose d'aucune représentation de lui-même. C'est à ce vide, ce non symbolisé, que le délire va essayer de porter remède. On peut penser que, faute d'une parole pouvant la qualifier symboliquement, Aita n'avait aucune représentation d'elle-même avant son identification au rat Carrémüüs (au mot et à la chose). Que la jeune femme se soit constitué une identité en lien avec la mise à mort d'un rat par son père n'est pas anodin. Le "meurtre" de la bête, comme on parle du "meurtre de la chose", est, pour Aita, une tentative de symbolisation de la perte, ceci en écho au doigt coupé. À la place du rat disparu, nous avons le signifiant qui le désigne, mais aussi son hallucination : elle l'hallucine puis le reconnaît en le nommant.

Ces entretiens nous montrent que l'insensé peut prendre sens, et ce à partir du seul discours du patient et de l'hypothèse que son discours est animé d'une logique inconsciente, celle de l'identité de perception. Le rôle du thérapeute (appelons-le ainsi, faute de mieux) n'est pas ici d'interpréter au sens de dévoiler, mais de faciliter l'expression sous toutes ses formes dans l'espoir qu'une parole finisse par jaillir. Il a parfois été nécessaire de mettre des limites à notre patiente, et même de la rappeler à la réalité, en particulier quand ses projections devenaient trop massives.  Resterait à trouver le terme exact de la position que l'on occupe quand on accompagne la parole de quelqu'un qui ne se préoccupe pas (ou semble ne pas se préoccuper) de l'incohérence de ses dires, ni d'en interroger le sens. L'important est peut-être de lui donner la parole, de créer les conditions de la possibilité d'une parole. Face à Aïta, je me contente donc de l'écouter en interférant le moins possible avec ce qu'elle peut dire et faire. La question du sens reste une question muette, et uniquement la mienne, même si à l'occasion je partage avec elle mes associations, comme l'hypothèse d'un lien entre "Fuchsbasse" et le "Joueur de flûte de Hameln". Le constat est qu'il n'y a pas de sens refoulé à dévoiler, mais un sens à construire, et par la patiente seule, mais non sans aide. Une interprétation "psychanalytique" serait donc absurde, et n'aurait d'autre effet que de la faire fuir. Le jour où Aita s'est attribué l'intention de soulager la faim de sa mère pour m'expliquer pourquoi elle avait mis son doigt dans un hachoir, j'ai été surpris parce que je ne lui avais rien demandé, d'autant plus que j'avais adhéré jusque-là à la thèse de l'accident, ce qui me paraît encore actuellement le plus probable. L'important, c'est qu'elle ait donné du sens à l'événement, construisant ainsi un lien symbolique (de langage) entre elle et sa mère. Il ne me paraît pas abusif de parler, à ce propos, de fantasme délirant, non seulement à cause de la conviction qui l'accompagne, mais de la position centrale qu'occupe l'objet dans la construction délirante, puisque c'est de sa perte qu'est né Carrémüüs.

Aita parle comme on rêve, et ce n'est qu'au réveil qu'on peut se poser la question du sens d'un rêve. Peut-être aussi qu'un rêve n'a pas de sens avant qu'on ne lui en donne, et c'est ce dernier qui importe. Dans la névrose, c'est en passant de l'inconscient à la conscience, que les représentations de chose asignifiantes se chargent de significations et se soumettent aux lois de la raison. Mais peut-on concevoir une telle névrotisation de "l'inconscient à ciel ouvert" du psychotique ? Pour notre patiente, tout ce que l'on peut dire, c'est que son discours se construit petit à petit. Et il en va de même de ses demandes. Disons qu'elle s'humanise. Elle grandit en quelque sorte. D'autres diraient qu'elle se chronicise dans sa folie ou qu'elle s'habitue à elle-même, qu'elle apprend à faire avec. Mais de nouvelles difficultés apparaissent avec l'émergence de préoccupations génitales et d'un désir d'enfant. Face à toutes ces difficultés, on comprend que la facilité ait été, et il n'y a pas si longtemps, d'enfermer ces patients leur vie durant, la psychiatrie se limitant alors à leur offrir un lieu d'asile plus ou moins tolérant ou compatissant. Quant à mes rencontres avec Aita, elles s'arrêteront avec son départ de l'institution psychiatrique pour un retour en famille. Cela est considéré comme une évolution positive par l'institution soignante. 

Il n'y a pas à craindre d'issue catastrophique à un éventuel ébranlement de l'identité délirante, si le travail du psychologue se limite à un accompagnement bienveillant dépourvu de vaines ambitions thérapeutiques. Des soignants et des thérapeutes, il y en a assez à l'hôpital psychiatrique. S'engager dans l'expérience de la parole est toujours une aventure incertaine. Dans les névroses, on peut en espérer "rencontrer quelque chose de la vérité de son désir",  "trouver son chemin dans la vie" ou "être moins dans la souffrance", à défaut de trouver la paix. De tout cela, Aita s'en moque, elle n'est pas malheureuse, et ne se sent ni malade ni anormale, et n'a donc pas de demande de soins. C'est moi qui suis à l'initiative de ces entretiens, bien plus que l'institution, et par une sorte de sympathie mutuelle née de la cohabitation, mon bureau étant situé au même étage que l'hôpital de jour de la patiente. Alors qu'est-ce qui a changé pour elle au fil du temps ? C'est, de façon évidente, une humanisation allant de l'abandon de son image de rat pour celle d'une femme parlant de son désir d'enfant, ce dernier venant en lieu et place du rat crucifié et du doigt perdu. Bien sûr, nous sommes toujours dans la psychose avec un manque réel et un objet réel. Cependant, les progrès dans la symbolisation ont indéniablement réduit ses angoisses et ses projections en lui permettant d'accéder à de nouveaux repères lui donnant des limites et modifiant ainsi sa présence au monde en permettant au "Je" d'accéder à une certaine extériorité par rapport au moi, donc de gagner un peu de liberté.

 





















 


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