Accueil
Symptômes d'apparence psychotique dans l'hystérie
La réification du sujet dans la schizophrénie
Adaptation sociale et principe de réalité
Psychanalyse et suivi éducatif
La forclusion du signifiant
Agathe : une histoire d'enfant
Un enfant entre psychose et réalité
Parce que langage
Aude, 9 ans
Il était une fois ... les psychothérapies
Les "troubles des conduites" de Maurice
De la psychothérapie à la rééducation mentale
Un enfant trop gentil
L'humanisation en psychiatrie
Le mythe de la démocratie
Désubjectivation et dépossession de soi
L'État contre la société
De la démocratie pervertie à la dictature
Une politique économique thanatophorique
Goering : Un homme politique comme les autres ?
Adolf Eichmann, fonctionnaire de l'extrême.
À propos de l'examen psychologique d'Eichmann
Eichmannisation et Eichmannisme
Eichmann : le personnage et le symbole
Les camiontrottoirs de Lunéville
Eichmann : le personnage et le symbole
                                                                                                                              

 


Adolf Eichmann : le personnage et le symbole

Claude Kessler (février 2024)

 

 

En 1960, Life Magazine, dans ses numéros du 28 novembre et du 5 décembre, a publié des extraits des entretiens qu'Eichmann avait eus avec Sassen à Buenos Aires en 1957, et dans lesquels il déclare : "Je n'ai pas de regrets ! Je ne vais certainement pas me prosterner devant cette croix ! (...) Il serait trop facile, et je pourrais le faire à bon compte par égard pour l'opinion courante (...) de dire que je le regrette profondément, que je prétende qu'un Saul est devenu un Paul. (...) Je dois vous dire très honnêtement que si sur les 10,3 millions de Juifs que Korherr a identifiés, comme nous le savons maintenant, nous en avions tué 10,3 millions, je serais satisfait, et je dirais, bien, nous avons détruit un ennemi. [...] Nous aurions rempli notre devoir envers notre sang et notre peuple et envers la liberté des peuples, si nous avions exterminé l'intelligence la plus rusée de toutes les intelligences humaines vivantes aujourd'hui."

Lors de son procès, Eichmann nia avoir tenu un tel discours, totalement incompatible avec l'image qu'il s'efforçait alors de donner de lui pour soutenir sa défense.

À propos de l'authenticité des entretiens Sassen, la revue "Le Monde Juif "écrit, dans son numéro 23 de 1960 : " Ce document est-il  « authentique »?? Oui, affirment les experts auxquels fut soumis le manuscrit, et il l’est sans doute en ce sens qu’il fut effectivement dicté par Eichmann. Mais authentique ne veut pas encore dire véridique." Se poser la question de la sincérité d'Eichmann mène à une impasse, car, comme tout le monde, il dit plus ou moins ce qu'il pense et ressent au moment où il le dit. C’est la vérité du jour, et elle est à géométrie variable : ce qu'Eichmann pense être vrai, varie autant en fonction de son humeur que de son auditoire. On pourrait le qualifier de “menteur sincère", de "girouette" ou encore de "quasi-mythomane". Sa manière de présenter les faits, et sans doute même de les penser, est autant relative que subjective. Disons, qu’il se raconte - et nous raconte - des histoires. Graphomane, les mots sont devenus le miroir dans lequel il se voit.

Quant aux crimes en cause, ils sont, pour l'essentiel, objectivement établis et reconnus par l’accusé. Les interrogations ne portent donc que sur leur interprétation, et plus précisément sur la personnalité de leur auteur et son degré d'implication.  Et c'est là que le bât blesse, car sa vérité, Eichmann ne la connaît pas, ou elle lui échappe quand il pense la saisir. Il ne l'a pas encore élaborée, et c'est ce qu'il va essayer de faire dans ses mémoires de prison qu’il nous présente comme étant le chemin qu'il a emprunté vers  la connaissance de soi. Mais il s’agit aussi, pour lui, de témoigner devant l’histoire et d'y inscrire sa version.

Nous apprenons ainsi que, s'il considéra dans un premier temps, les dignitaires nazis venus recruter des partisans en Autriche, comme des dieux, il les déclassa rapidement au rang d'idoles, sauf un : Adolf Hitler. Dans "Life Magazine" du 8 décembre 1960, il conclut ses confidences (ou du moins celles qui lui sont attribuées) en disant : "... Pour résumer, je dois dire que je ne regrette rien.  Adolf Hitler […]était d’une manière ou d’une autre si suprêmement capable que les gens le reconnaissaient.  C’est donc avec cette justification que je l’ai reconnu avec joie et que je le défends encore (3)." La défaite de 1945 et l'effondrement du Reich n'ont donc en rien altéré son admiration pour son Führer, ce qui veut dire qu'il avait besoin d'un tel phare dans sa vie.  Par ailleurs, le même magazine, en date du 28 novembre 1960, nous rapporte les propos suivants :" Si j'avais saboté l'ordre (de l’assassinat des Juifs) de l'ancien Führer du Reich allemand, Adolf Hitler, j'aurais été non seulement un scélérat, mais un porc méprisable ("not only a scoundrel but a despicable pig"), comme ceux qui ont rompu leur serment militaire pour rejoindre les rangs des criminels anti-hitlériens dans le complot du 20 juillet 1944." Précisons que dans l'Allemagne d'après-guerre, pour une grande majorité de la population, ceux qui avaient osé s'opposer au tyran étaient considérés comme des traîtres.

Eichmann avait trouvé en Hitler un père symbolique pour lequel il avait une véritable adoration, lui vouant une fidélité sans faille et une obéissance sans limite. C'est d'ailleurs ce qu'a été Hitler pour de nombreux Allemands : un dieu, la personnification de l'ordre symbolique, un nom donné à la loi. Et de fait, c'est ce qu'il a été : le créateur de l'univers nazi avec sa morale et sa culture, son code, son langage. Il a été le père de la nouvelle Allemagne, une figure moderne du verbe se faisant chair, nouveau Messie du monde germain ! Évidemment, pour cela, il fallait en être dupe, il fallait un transfert.

Hitler était la pierre angulaire de l'univers d'Eichmann, sans cette béquille, son monde risquait de s'effondrer. Une telle personnification de la loi traduit l'infantilisme de tout névrosé fixé au complexe d'Œdipe et redoutant la castration. Le paradoxe du névrosé, c'est qu'il s'engage à respecter la loi du père pour éviter une castration imaginaire alors que c’est cette même loi qui le castre symboliquement, castration symbolique nécessaire pour accéder au désir.

C'est donc à la loi, et à quelqu'un qui l'incarne, qu'Eichmann fait appel en se mettant au service de Hitler. Le bénéfice qu’il en tire est double : d’une part, trouver une limite, sortir de l'indifférencié, d’autre part, donner un sens à sa vie et forger une identité dans la réalisation de l'idéal incarné par le Führer, ce qui est une stratégie antidépressive qui n’est en rien rare. Cela fut, par exemple, le cas de ce patient qui avait trouvé une certaine stabilité au sein d'une religion, parfois qualifiée de secte, par le statut de sage qu’il y occupait. Sous l'action des neuroleptiques, il perdit vite sa foi en dieu, certains diraient son délire, pour développer une dépression extrêmement sévère autour du thème : "Dans la vie, tout n'est que merde puisque tout doit mourir." Donc, sans castration symbolique, point de désir, seul le néant s’offre à nous. On sait qu'Eichmann avait de “petits” états dépressifs à chaque changement dans la politique antijuive dont il devait assurer l’exécution.

En entrant au Parti nazi, Eichmann a trouvé sa voie et, petit à petit, il a su "faire son trou" dans la société hitlérienne. Mais en endossant l'uniforme de la SS, il  a aussi trouvé la loi qui lui faisait défaut et que son père avait échoué à lui transmettre. Il a réussi à se restructurer sur un mode obsessionnel plutôt qu'en flirtant avec le risque ou en jouant avec la loi, comme cela peut être le cas dans les états-limites. Ses symptômes nous confirment que, malgré ce qui a pu être dit, il n'était pas dépourvu de sens moral, même s’il s'agissait d’une morale d’emprunt. Les groupes professionnels, et plus encore ceux portant l’uniforme, fournissent un contenant efficace à ceux qui vivent dans la peur de déborder ou d’être envahis, angoisses dont la cause est une fixation à la position schizo-paranoïde.

C'est de la problématique d'une coupure dont le prototype est la séparation mère-enfant que nous parle l'hystérie à travers le mimétisme et la suggestion, qui sont parmi les symptômes majeurs d'une pathologie que la psychiatrie actuelle a effacée de son répertoire. Son entrée dans la SS a fourni à Eichmann une panoplie de signifiants qui lui ont permis de stabiliser son identité. Pour cela, il a pris appui sur les fantasmes de son nouveau groupe d'appartenance, allant même jusqu’à se les approprier en les intériorisant. De là, il va réussir à se faire un nom.

L’importante demande de reconnaissance que l’on trouve chez Eichmann, et qui l’amène à une vantardise qui va se révéler dangereuse pour lui, nous renvoie au stade où l’enfant, se voyant dans le miroir, se tourne vers l’Autre le tenant dans ses bras, à la recherche d’un signe d’approbation. Ce tiers vient sceller le lien - symbolique - unissant l'enfant à son image, déjà idéalisée par le regard porté sur lui. Eichmann a parfaitement intériorisé l’idéal du moi nazi, mais il est resté dépendant du jugement des autres quant à sa valeur, tant personnelle que "professionnelle". Cela s'explique sans doute par le fait qu’il s’agissait là d’un faux-self : en effet, les Juifs ne l’ont pas préoccupé jusqu'à sa nomination au service des affaires juives de la Gestapo. C’est à ce moment-là qu’il a adhéré pleinement à l'idée d'une Allemagne sans Juifs qu'il a fait coïncider avec l'idéal sioniste d’ “une terre pour un peuple” à l’époque où la politique avait pour objectif l’émigration volontaire, puis forcée, des Juifs allemands vers la Palestine.

Eichmann avait un besoin permanent de se sentir valorisé En 1957, à Buenos Aires, lors de ses rencontres avec Sassen, il est fier de raconter que Müller, son chef à la Gestapo lui avait dit, alors que la guerre était perdue, que "s'il y avait eu 50 Eichmann nous aurions forcément gagné la guerre (4)". Pareillement, on sait qu'il se sentait grandi de fréquenter de grands hommes, comme lors de la conférence de Wannsee. Dans ce type de dynamique, le problème est qu'on n'est jamais reconnu pour ce qu'on est, mais toujours pour ce que l'on représente aux yeux des autres. D'où l'intérêt de maîtriser son image, ce qui ne va pas sans étouffer sa vraie personnalité. Et dans ce domaine, le spécialiste de “la question juive” était devenu un virtuose, même s'il avait parfois besoin pour cela de l’aide de l’alcool.

Itsvan Kulcsár décrit, à sa manière, la métamorphose qu'opéra l'adhésion au nazisme et l'entrée dans la SS chez Eichmann : "Le régime nazi exigeait le conformisme et  ' l'obéissance du cadavre '. Eichmann était anticonformiste et souvent désobéissant, mais il savait dissimuler et rationaliser de telles impulsions dans le cadre du système existant. Il vivait en symbiose avec le régime nazi - comme certaines bactéries dans le corps humain (5). "

Si la reconnaissance de sa valeur par les autres tenait une place centrale dans la vie d'Eichmann, cela peut s'expliquer aisément par les humiliations vécues à travers ses échecs scolaires et des emplois successifs peu valorisants, avec comme conséquence un certain déclassement social. Il voulait faire partie de l'élite et croyait sans doute avoir réussi, ce en quoi il se trompait. Arendt nous dit avoir  décelé, lors du procès, un certain mépris des avocats de la défense pour leur client : Servatius aurait déclaré qu'Eichmann avait une mentalité de "facteur de l'espèce la plus commune (6)". Quant à l'assistant de Servatius, "il paraissait choqué moins par les crimes d'Eichmann que par son manque de goût et d'éducation (7) ". Emprisonné en Israël, celui qui avait participé à l’extermination de millions de Juifs, se plaindra au policier qui l'interrogeait d'avoir stagné au grade de lieutenant-colonel : une blessure pour lui qui était entouré de nombreux SS portant le titre de docteur.

On voit que, si Eichmann est devenu hitlérien sur la base d'une volonté partagée de revanche sur la défaite de 1918 et l'humiliation infligée par le traité de Versailles, en s'affiliant à Hitler, il a aussi réussi à donner un sens à sa vie et à son nom, lequel a fini par se confondre avec le judéocide, dont il n'a pourtant pas été l'initiateur, mais un exécutant au pouvoir très limité. Disons qu'il a été un subalterne de haut niveau qui a réussi à convaincre, et à se convaincre de l'importance de son rôle et de sa personne, alors que n'importe quel chef de gare aurait pu faire l'affaire, ou presque.

Eichmann se qualifiait d'idéaliste : sans doute avait-il conscience qu'il avait abandonné la réalité, et d'abord la sienne, pour un fantasme qui n'était pas le sien. Mais on sait que l'idéal du moi, s'il est issu des valeurs culturelles, est aussi, du moins pour une part, une formation réactionnelle contre des désirs refoulés, en plus d'être la voie de l'oubli de la misère de la condition humaine. Qu'il ait pu se voir comme étant un idéaliste peut paraître étrange quand on sait qu'il s’est présenté à Kulcsár  avec une conception matérialiste, atomiste et mécaniste de la vie qui fait très 18ème siècle. Mais quand il se dit idéaliste, cela veut simplement dire, pour lui, qu’il n’était pas motivé dans son action par la cupidité, comme certains de ses collègues, mais par la réalisation d'une idée, celle d’une terre pour un peuple. Cela a fini par une terre pour les Allemands, et les Juifs enterrés.

Nous savons, par les expertises des Kulcsár, qu'Eichmann n'était pas dépourvu d'empathie. On sait aussi qu'il n'était pas indifférent au sort des Juifs, mais qu'il a réussi à se "blinder" en réduisant son champ de conscience. Si "se blinder", c'est "se cuirasser", c'est aussi, par son étymologie allemande, "se rendre aveugle" (en allemand "blind" signifie "aveugle"), donc il s’agirait de se protéger en fermant les yeux ou en regardant ailleurs. On se souvient que Hitler a fait un épisode de cécité hystérique en 1918 à l'annonce de la défaite de l'Allemagne. Tout laisse à penser que, comme beaucoup d'autres, il est revenu de la guerre avec une névrose traumatique et un délire qui s'est transformé en hystérie collective.

Eichmann avait-il fini par réussir à se convaincre que son rôle s’était limité  à celui d'un bureaucrate, simple rouage de la machine génocidaire ? On peut en douter si l'on tient compte de l'importance de son narcissisme, bien qu'étant souvent sur les routes et en négociation, ses activités lui rappelaient son précédent métier de représentant de commerce. Il a d'ailleurs fini par traiter ses victimes comme on traite des marchandises, et c’est ce que les Juifs ont été pour les nazis, et cela, de bien des manières. Si la confrontation directe avec la réalité des massacres, le sang et les cadavres lui était insupportable, cela tenait sans doute au fait d’être alors mis brutalement face à une vérité qu'il tentait de fuir. Quant à la compassion, si elle n'était peut-être pas absente lors des premiers massacres, elle s'est vite dissipée. Il semblerait qu'il soit arrivé à endormir sa conscience en se disant que ses talents d'organisateur évitaient aux Juifs bien des souffrances inutiles. Comme l'a souligné Arendt, les bourreaux gardaient leur compassion pour eux-mêmes.

En tant que chrétien, l'esprit d'Eichmann n'a pu qu'être formaté, et ce dès l'enfance, à considérer les Juifs comme étant du mauvais côté de la barrière. Un enfant fait inévitablement siennes les idées qu'il rencontre dans sa famille et sa communauté. Certes, toute personne peut gagner une certaine liberté par rapport aux valeurs de son milieu socioculturel d'origine, et même s'y opposer, mais il en restera toujours quelque chose. Les chrétiens justifiaient traditionnellement leur antisémitisme en reprochant aux Juifs la crucifixion de Jésus. En ce sens, les Juifs étaient pour eux l'incarnation du mal, et les "punir" était quasiment un devoir, une preuve de leur amour pour dieu. Ce discours cachait évidemment d'autres considérations liées au pouvoir et à l'argent. Au 16ème siècle, Martin Luther a largement contribué à l'idée d'un territoire germanique sans Juifs, mais l'idée du Juif comme mauvais objet était déjà fortement ancrée dans toute l'Europe chrétienne depuis le 11ème siècle. Hitler s'est présenté comme étant celui qui allait réaliser la "grande œuvre" du maître à penser du protestantisme et débarrasser la planète des Juifs. Mais comment concilier cette haine du Juif avec l’amour de son prochain qui est une des bases de l'enseignement chrétien ? Tout simplement en ne faisant pas du Juif un "prochain", c'est-à-dire en l'excluant de l'espèce humaine,  ce qui pourrait paraître comme une issue éventuelle pour dépasser le clivage du moi qu'implique le fait d'être soumis à deux exigences contradictoires, mais qui ne fait que le déplacer.

Le "Völkischer Beobachter"  du 25 août 1933 cite le ministre de l'Éducation d'Hitler, Bernhard Rust disant : « Depuis la mort de Martin Luther, aucun fils de notre peuple tel que lui (il parle de Hitler) n'est réapparu. Il a été décidé que nous serons les premiers à être témoins de sa réapparition […]. Je pense que le temps est révolu où on ne pouvait pas prononcer les noms de Hitler et de Luther d'un même souffle. Ils sortent tous les deux du même moule (8). " C'est tout juste si Hitler n'est pas présenté comme étant la réincarnation du père du protestantisme allemand et la persécution des juifs comme une mission divine programmée depuis le 16ème siècle. Il y a là une dimension mystique souvent négligée au profit de la thèse du meurtre bureaucratique et racial.

Eichmann était donc un homme de son temps. Son antisémitisme, hérité des générations qui l'ont précédé, était tellement ancré dans sa culture et son inconscient qu'il pouvait se croire ne pas être antisémite, tout comme quelqu'un peut nier l'existence de dieu et pourtant continuer à lui obéir inconsciemment. Par ailleurs, le fait que son rôle dans l'organisation du judéocide ne se soit pas traduit par un sentiment de culpabilité conscient, nous montre qu'il avait coupé tout lien mental entre ses activités et, non pas tant leurs conséquences que leur signification, en les désinvestissant massivement sur le mode de la cécité mentale. Il a été aidé en cela par la multiplication des maillons de la chaîne criminelle, ce qui a permis de diluer la responsabilité personnelle. Un sentiment de culpabilité inconscient n'est pas exclu pour autant : sa docilité face à ses juges lors de son procès laisse perplexe, ainsi que le déroulement de son exécution. Comme s'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait : le maître absolu lui apportant la limite ultime et définitive sous la forme du repos éternel.

Des millions d'individus, dans toute l'Europe, se sont mis au service du nouvel ordre social et moral voulu par Hitler pour son Reich. Et cela souvent, plus par conformisme, intérêt ou lâcheté que par conviction. Si Eichmann avait été un esprit rebelle, ou plus simplement un mauvais citoyen, il aurait été à l'abri de l'influence criminelle de l'État nazi. Ce qui a donc fait de lui, paradoxalement, un “monstre”, c'est sa soumission à l'autorité, son âme de serviteur dévoué et fidèle. Citoyen modèle et fonctionnaire idéal, adepte de la réussite par l’obéissance, notre criminel de masse aurait pu continuer une carrière exemplaire si l'Allemagne n'avait pas perdu la guerre. Son erreur n'a pas été tant de se mettre au service d'un dictateur que de participer aux projets criminels d'une association de malfaiteurs qui s'étaient emparés du pouvoir. Mais cela, Eichmann l'ignorait en 1932, quand il a adhéré au Parti nazi et est entré dans la SS. Il ne savait alors rien du programme politique des nazis et n'avait pas lu "Mein Kampf". D'autre part, il n'est pas établi que Hitler, malgré l'antisémitisme qu'il affichait, avait un quelconque projet d'assassinat de masse à cette époque.

Si l'on suit ce que nous dit Arendt, on peut imaginer Eichmann comme ayant été quelqu'un qui ne voyait dans les organisations nazies que des opportunités de carrière, l'ascenseur social de l'époque en quelque sorte. Ses ambitions auraient été celles de "monsieur tout le monde" et, comme tout le monde, il était prêt à aller loin, même très loin, pour "réussir", mais en aucun cas, il n'aurait été poussé dans ses choix par la quête consciente d'un plus de jouissance sadique ou une quelconque volonté de destruction. "Dans sa vie monotone, vide de sens et dépourvue d'importance, écrit Arendt à propos d'Eichmann et de son entrée dans la SS, le vent avait soufflé pour le projeter dans ce qu'il croyait être l'Histoire. Il s'agissait en fait d'un Mouvement  qui ne s'arrêtait jamais et dans lequel un homme comme lui - déjà un raté aux yeux de sa classe sociale, de sa famille et donc à ses propres yeux aussi - pouvait repartir de zéro et faire, enfin, carrière (9)." Selon cette version, Eichmann, prêt à donner le meilleur de lui-même à ses chefs, ceux-ci lui ont demandé le pire, et il leur a finalement donné le meilleur du pire.

David Cesarani (10) nous livre une autre version de cette même histoire en affirmant que "La famille d'Eichmann ne connut jamais la pauvreté et ne fit jamais partie des déclassés". Selon cet auteur, Adolf Eichmann "avait un bon emploi, des revenus réguliers et ses propres moyens de locomotion” au moment de son adhésion au parti nazi. Toujours selon Cesarani, l'idéologie politique dans laquelle il baignait, la droite nationaliste, n'impliquait pas forcément un glissement vers le nazisme, pas plus d'ailleurs que son désir de revanche sur la défaite de 1918 et le traité de Versailles. Par contre, ce qui fut décisif ce 1?? avril 1932, jour de son adhésion au parti nazi, ce furent les paroles d’Ernst Kaltenbrunner, un avocat nazi dont le père était un notable de Linz, ami de son père. Lors d'un meeting du parti où il fut invité par Bolek, un autre ami de la famille. Kaltenbrunner lui dit : "Du ... du gehörst zu uns !", déclaration traduite dans le livre de Cesarani par : "Toi ... tu es l'un des nôtres !". Mais "gehören" signifie aussi "appartenir", et  "du gehörst zu uns" peut être entendu comme : "tu es à nous ", "tu nous appartiens". Sa place lui étant assignée, Eichmann signa sur le champ son bulletin d'adhésion au Parti nazi. Sept mois plus tard, il entra dans la SS et prêta serment.

La propension d'Eichmann à se laisser influencer par des figures paternelles n'échappe pas à Cesarani qui écrit à ce sujet : " ... Pour chacune des décisions importantes de sa carrière, un homme plus âgé que lui tenait les rênes au moment clé." Ce qui est certain, c'est qu'Eichmann ressentait le besoin d'appartenir à un groupe, d'être "membre de". Enfant, ses parents l'avaient inscrit à la Young Men's Christian Association qu'il quitta pour rejoindre le mouvement de jeunesse Wandervogel. Au lycée, il entra au "Jungfrontkämpfeverband", la section des jeunes de l'union des anciens combattants.  Au moment de son adhésion à la SS il était membre de la loge Schlaraffia composée de francs-maçons qui l'exclurent pour avoir transgressé une de leurs règles de politesse. Eichmann était manifestement à la recherche d'un cadre, donc, par là même, d'une autorité pourvoyeuse, non seulement d'un idéal, mais de règles de vie et d'un signifiant fixant son identité. Mais comme le grand Autre était resté incarné, pour lui, dans une figure paternelle, le signifiant le représentant fut ramené à être la marque de son propriétaire, comme pour un veau ou un esclave marqués au fer rouge. Devenu "Gottgläubiger" après sa rupture avec le christianisme, il a défini son dieu comme étant le "Höheren Sinnesträger", le "très haut porteur de signification". Et, il n'y a que le langage, le lieu de l'Autre, qui produit de la signification. Pour lui ce lieu était occupé par Hitler. Que cela fût possible, ne nous parle pas seulement de l'âme allemande, mais aussi du profond désarroi des Allemands et des Autrichiens de cette époque, à la recherche d'un Sauveur. Et Hitler fut mis à cette place par son peuple jusqu'à la défaite de Stalingrad en février 1943.

Eichmann, devenu activiste nazi, perd son emploi à la Vacuum Oil Company en mai 1933. Il est licencié par Herr Blum, officiellement pour raison économique. Mais il n'est pas impossible que ce licenciement soit aussi une conséquence de la politique anti-nazie menée par le gouvernement autrichien à la même époque, et qui finit par l'interdiction du Parti nazi. Or, Herr Blum était juif, comme les autres patrons de l’entreprise. Est-ce que cela réveilla un anti-sémitisme endormi ? On n'en sait rien, mais toujours est-il qu'Eichmann partit alors pour l'Allemagne et s'engagea dans la SS allemande. Quand, en 1934, il demanda son affectation au SD, le service de sécurité de Himmler, il ne savait pas, dit-il, où il mettait les pieds. Il ne fut nommé au Bureau des affaires juives que plus tard, et s'occupa d'abord de l'organisation de l'émigration des Juifs vers la Palestine, ceci en collaboration avec des organisations sionistes. Avec la guerre, la "solution politique" au "problème juif"  fut remplacée par l'expulsion, la déportation puis l'extermination. L'erreur d'Eichmann fut de ne pas sauter du train en marche avant la mise en œuvre de la solution finale. S'il ne l'a pas fait, cela signifie, a minima, qu'il a pu ne pas le faire et, que donc, il ne se sentait pas si mal que ça dans sa "peau" de génocidaire, ou, en tout cas, que cela n’avait rien d’insupportable pour lui. Il est parfois possible d'agir contre son désir, mais cela ne dure jamais longtemps sans produire des symptômes. Eichmann a bien eu, à chaque changement de la politique antijuive, des accès dépressifs se traduisant par la perte du plaisir au travail (11), mais cela ne dura jamais longtemps. D'ailleurs, ce symptôme était sans doute plus le résultat d'une difficulté à s'adapter au changement, que la traduction d'un sentiment inconscient de culpabilité.

Son statut dans la SS et l'importance accordée par les dirigeants nazis à sa mission ont permis à Eichmann de se valoriser à ses propres yeux et aux yeux des autres. Il s'est construit à travers le nazisme autant qu'il a été construit par lui, et cela sans doute largement à son insu. Lors de son procès, il déclara : "C'est comme si j'avais été avalé par le parti alors que je ne m'y attendais pas et sans que je l'aie décidé auparavant. Cela arriva si vite, si brusquement (12)." Nous avons là une belle métaphore de l'identification hystérique avec ses effets mimétisants. En enfant docile, il a pris la place  que le grand Autre, incarné pour lui par Hitler, lui avait assigné.

L'année 1932 a donc été pour Eichmann la fin, si ce n'est d'un parcours semé d'échecs comme le soutient Arendt, du moins d'une certaine errance peu valorisante socialement, avec les blessures narcissiques qui ont pu être ainsi réveillées en lui. Cela peut être, en effet, une explication de l’importance exagérée qu’il a accordée à la réussite sociale et au paraître. Son côté vantard, à la limite parfois de la mythomanie, est bien la manifestation d'un sentiment d'infériorité. Ainsi, il s'était inventé un diplôme d'ingénieur en travaux publics et vanté de parler couramment l'Hébreu et le Yiddish. Il lui arrivait aussi de raconter qu'il était né en Palestine, qu'il avait inventé le système des ghettos et était à l'origine de l'idée d'envoyer les Juifs à Madagascar, etc. Il n'est donc pas étonnant que l'exceptionnelle réussite sociale de Hitler ait été pour lui la preuve d'une supériorité qui lui commandait de se soumettre à lui.

La capitulation de l'Allemagne, le 8 mai 1945, a signifié pour Eichmann qu'il n'avait plus de maître à servir. "Je pressentais, confia-t-il, qu'il me faudrait vivre une vie individuelle, difficile, sans chef; que je ne recevrais plus de directives de qui que ce soit, qu'on ne me donnerait plus d'ordres ni de commandements... (13)." En perdant le contenant qu'était pour lui son groupe d'appartenance, Eichmann  perd son identité : il fallait qu'il soit "membre", la partie d'un tout. “[...] Désormais, écrit Arendt, il aurait à vivre sans être membre de quoi que ce soit." Le corps hitlérien jouait le même rôle que ses défenses obsessionnelles : lui donner des limites, une contenance, l'arrimer à un signifiant, le protéger contre les démons qui l'habitaient.

Pour Arendt, le trait psychologique dominant d'Eichmann était son incapacité à penser. Elle parle aussi de son extraordinaire superficialité et de son absence de personnalité. Les juges, quant à eux, pensaient plutôt que le "bavardage creux " de l'accusé était feint et lui servait à dissimuler d'autres pensées bien plus compromettantes. Mais il n'était ni un simulateur, ni un déficient mental : les clichés, les phrases toutes faites, sont pour lui des moyens de défense contre le danger que pourrait représenter le retour à la conscience de pensées refoulées ou réprimées. Eichmann ne souffrait pas d'une limitation intellectuelle, mais plutôt d'une cécité mentale semblable à ce que peuvent être la cécité ou l'amnésie hystériques, un système de défense lui permettant de ne pas être confronté à la réalité. Sa prétendue quête de la vérité et de la connaissance de soi relevait plutôt du fantasme et de l'auto-illusionnement, comme toute démarche introspective. Ses "clichés" avaient  aussi la fonction de réassurance des rituels. Arendt nous dit qu'il " répétait mot pour mot les mêmes expressions toutes faites et les mêmes clichés de son invention [...] chaque fois qu'il faisait allusion à un incident ou à un évènement important pour lui (14)."

Paroles non pensées et pensées vides de pensée, les clichés relèvent de l'intelligence sensori-motrice. Loin de toute démarche réflexive, ils sont semblables aux images. Les Nazis avaient compris, pour leur propagande, que les images permettaient un accès quasi direct à la vie émotionnelle, court-circuitant l'esprit critique et satisfaisant au principe du moindre effort. D'où la place importante du cinéma dans la propagande orchestrée par Goebbels. On connaît des réalisations cinématographiques comme  "Le Juif Süss" ou "Le péril juif" ("Der ewige Jude") qui ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion des stéréotypes antisémites, mais les dessins animés ont été aussi utilisés dans ce même but (15). C'est bien parce qu'une grande partie de l'activité mentale est basée sur des stéréotypes que nous sommes si facilement manipulables par la publicité et la propagande. Puis le désir d'être comme tout le monde, qui est une réponse à la pression exercée par le groupe d'appartenance, vient renforcer le formatage mental. Chez notre SS à la retraite, l'usage immodéré des clichés fait symptôme, et nous parle d'un monde vidé de tout sujet pensant, mais aussi de tout sujet désirant. Mais, même si Eichmann n'a été qu'un porte-parole, son rôle ne s'est jamais réduit à celui d'homme-sandwich du nazisme. S'il a été jugé et condamné, c'est pour sa carrière d'instrument de mort entraîné par les stéréotypes antisémites qui lui servaient de pensée. Il n'est pas difficile, surtout de nos jours, de rencontrer d'innombrables individus dont la pensée est essentiellement un "copier-coller" de ce qu'ils voient et entendent à la télévision dans des émissions débilitantes. Et ils vont inévitablement agir conformément aux pensées et aux émotions que la propagande leur a greffées.

Tout aussi intéressants sont, pour le psychologue, les troubles du langage d'Eichmann et qu'Arendt met sur le compte d'un "cas bénin d'aphasie".  En effet, que l'on parle d'aphasie ou de dyslexie, le personnage, jugé à Jérusalem en 1961, avait des difficultés à trouver les mots justes et se perdait facilement dans l'emploi des métaphores. Il en avait d'ailleurs conscience et s'en excusa face au juge israélien en disant que le langage administratif était son seul langage. Arendt précise : "Mais ce qu'il faut remarquer ici, c'est que le langage administratif était devenu son langage parce qu'il était réellement incapable de prononcer une seule phrase qui ne fût pas un cliché."(16). On peut aussi évoquer à ce propos, et certains l'ont fait, la pensée opératoire, pensée qui se manifeste par un discours exempt d'affects et de fantaisie, un discours collant à la réalité et au quotidien, essentiellement utilitaire. Donc, un discours défensif, bien éloigné des prétentions  philosophiques de l’auteur de “Götzen”.

Penser est difficile pour qui, comme Eichmann, se défend de son angoisse en collant à la réalité, penser implique d'accepter, au moins provisoirement, de ne pas avoir "les pieds sur terre". Penser n'est pas réfléchir. Réfléchir, c'est faire appel à la raison et à l'intelligence dans le but de trouver une solution à un problème, c'est prendre appui sur la logique et suivre le chemin qu'elle impose pour remplacer finalement une certitude par une autre. Par contre, penser c'est s'engager dans l'inconnu, ce qui nécessite, pour celui qui s'y risque, d'être prêt à abandonner les certitudes sur lesquelles il a construit son  existence, avec le danger que tout l'édifice finisse par s'effondrer. On n'est pas loin, là, de la libre-association telle qu'elle est pratiquée dans la cure analytique. On suit ses pensées, on ne les contrôle pas. Nos certitudes sont semblables à une muraille qui nous protègerait autant du monde extérieur que de nous-mêmes. On sait que renvoyer un patient à la réalité ou au bon sens, risque de déclencher chez lui un accès paranoïaque et de faire de nous ses persécuteurs.

Eichmann fuyait tout autant ses émotions et ses désirs que ses pensées. Lui-même se considérait comme étant quelqu'un d'exagérément sensible, répétant qu'il ne supportait pas la vue du sang. Il se montrait aussi d'une pudeur excessive dès qu'il était question de parler de sexualité, ce qui n'en a pas fait pour autant un mari fidèle. Outre l'attitude défensive que révèle l'emploi immodéré du langage administratif, il y a les difficultés d'Eichmann avec l'emploi de la métaphore. Ce trope, qui consiste à utiliser un mot pour un autre sur la base de sèmes partagés, est une source de plaisir pour certains, et d'angoisse pour d'autres. On sait qu'un des traits caractéristiques de la psychose est précisément la perte de la dimension métaphorique : le mot est alors pris pour la chose et le signifiant devient l'image de cette chose. Quant à l'autiste, du moins dans l'autisme de Kanner, il n'a pas accès au concept, à la pensée symbolique. Certains ont écrit que le mot était le meurtre de la chose. Ce qui est certain, c'est que l'usage du mot signifie la perte de la chose qui est alors remplacée par le concept. Mais Eichmann ne se situe ni du côté de la psychose ni de celui de l’autisme, cela même si Arendt nous dit qu'il a une théorie de l'esprit limitée, c'est-à-dire une certaine incapacité à se représenter le raisonnement d'autrui. Mais cette incapacité à se mettre à la place des autres et à manier la métaphore, paraît chez lui plus défensive que structurelle. Elle est le produit de sa peur de perdre la maîtrise de soi et d'être submergé par les démons qu’il pense l'habiter. On retrouve ce même "affolement" chez certains patients qui ont horreur des changements. Et on sait que ces derniers produisaient chez Eichmann des réactions dépressives.

Dans les névroses, les pensées conscientes sont en permanence contaminées ou menacées de l'être, par le retour de représentations refoulées, et les processus secondaires d’être mis en échec par les processus primaires. Le danger qui en résulte est de perdre la maîtrise des idées et le contact avec la réalité. Nous avons alors des patients qui oscillent entre vivre dans la réalité et la fuite dans l’imaginaire, et d’autres qui s’épuisent à maintenir distincts ces deux registres. Cette difficulté à habiter la réalité se retrouve dans toute névrose : dans l'hystérie la pensée irrationnelle prend la forme de la rêverie et de la mythomanie, dans la névrose obsessionnelle, nous avons les rituels et la pensée magique.

La difficulté qu’Eichman pouvait rencontrer à concaténer les mots en une phrase sensée fait partie de l'arsenal des défenses obsessionnelles. Ce "bégaiement" de la pensée n'a pu qu'être aggravé par les circonstances du procès. Il est évident qu'être enlevé à Buenos Aires pour se retrouver exhibé dans une cage de verre en Israël pour y être jugé sur l’accusation de "crimes contre le peuple juif", ne pouvait qu'être traumatisant. Mais les incohérences d'Eichmann ne sont pas le seul produit de ses angoisses, elles procèdent aussi de son ambivalence et de la maîtrise déficiente de sa pensée consciente. Arendt nous raconte qu'après avoir affirmé  solennellement qu'aucune autorité ne parviendrait à le faire témoigner sous serment, il répond au juge qui l'interrogeait qu'il était prêt à le faire pour assurer sa défense. Mais l'exemple le plus cité de cette incohérence réside dans "les paroles grotesques qu’il a prononcées au soir de son exécution. Après avoir affirmé qu’il ne croyait pas à l’au-delà, il conclut : ' Dans peu de temps, messieurs, nous nous reverrons' (17)". Ce qui effleure là, c’est le noyau pervers qui lui permet d'énoncer simultanément une chose et son contraire : le clivage du moi lui évite le conflit psychique qui résulte inévitablement d'une proposition paradoxale. Un tel foisonnement de traits obsessionnels chez une personne hystérique ne peut que nous renvoyer à cette "bouteille jetée à la mer" par Freud quand il nous parle de la névrose obsessionnelle comme d’un dialecte de l'hystérie.

Eichmann avait fait de l’un des slogans favoris de Himmler un rituel qu'il répétait sans cesse, et qui disait : "Ce sont des batailles que les générations futures n'auront plus à mener". C'était là une allusion à l'extermination des handicapés, l’ “Aktion T4”. Les "clichés euphorisants" de celui qui était alors le chef des SS, de la police et de la Gestapo, comme : "mon honneur est ma loyauté" ou "la bataille du destin pour le peuple allemand", avaient pour but de soutenir le moral des troupes et de soulager les problèmes de conscience.  Dans le cas d'Eichmann, ce rituel verbal est à mettre  en relation avec une hypergraphie qui avait, elle aussi, une fonction anxiolytique et antidépressive. Activités de remplissage et compulsions désubjectivées permettent de faire barrage à l'émergence d'affects dysphoriques et évitent une confrontation directe avec la réalité.

L'accusé, dans sa cage de verre, était-il le criminel insensible et indifférent décrit par certains journalistes lors de son procès, ou était-ce là l'impression qu’il donnait, le fruit d’un a-priori bien compréhensible?? Dans ses mémoires, intitulés ”Götzen”, Eichmann parle de son émotion et de sa honte à l'évocation des atrocités commises pendant la guerre (18). De même, et nous n'avons aucune raison de ne pas le croire, quand il confie, à propos du gazage des Juifs à Lublin : "... Je trouvais cela monstrueux. Je ne suis pas assez dur pour supporter un pareil récit sans réagir [...]. Encore aujourd'hui, je suis absolument incapable de regarder une blessure béante. C'est comme ça que je suis et on m'a très souvent dit que je n'aurais jamais pu devenir médecin (19)." Que cette phobie puisse être une formation réactionnelle contre d'éventuelles tendances destructrices, voire sadiques, n'y change rien. Il en va là comme pour la pitié quand elle se donne comme étant une formation réactionnelle contre la cruauté : seul compte le résultat. Eichmann rapporte, toujours  dans ses mémoires, une scène d'épouvante qu'il a vécue lors de son voyage d'information à Minsk en janvier 1942. Le passage mérite d'être cité, même s'il est connu, car il atteste de ce qui lui restait d'humanité à cette époque : " Il faisait un froid de canard et je portais un long manteau de cuir doublé et j'avais emporté la réserve d'alcool appropriée, car sans cela, je ne pouvais accomplir ma mission sans y songer constamment. Mais l'alcool permettait une certaine anesthésie. Il est clair qu'il ne fallait jamais atteindre l'ivresse, parce que je roulais en uniforme avec un chauffeur, dans un véhicule de police. Mais il est étonnant de voir les quantités d'alcool dont l'homme a besoin lorsqu'il a les nerfs à fleur de peau pour les maintenir un tant soit peu en forme. Bien sûr, l'eau-de-vie aurait été meilleure que le vin rouge, mais je ne buvais de l'eau-de-vie que lorsque le vin n'était pas disponible. Je suis arrivé un soir. Et le lendemain, j'étais en retard. L'heure qui m'avait été indiquée était dépassée depuis longtemps, je ne suis donc arrivé sur place que lorsque le dernier groupe a été abattu. Lorsque je suis arrivé sur le lieu de l'exécution, les tireurs ont tiré en continu dans une fosse de la taille de plusieurs grandes pièces. Ils tiraient à la mitraillette. En arrivant, j'ai vu une femme juive avec un petit enfant dans les bras, dans la fosse. J'ai voulu saisir l'enfant, mais une balle a éclaté la tête de l'enfant. Mon chauffeur a essuyé des petits morceaux de cervelle sur mon manteau de cuir. Je suis monté dans ma voiture. Berlin, dis-je à mon chauffeur. Mais je buvais de l'eau-de-vie comme si c'était de l'eau. J'avais besoin de boire. J'avais besoin de m'étourdir. Et je pensais à mes propres enfants ; à cette époque, j'en avais deux. Et je pensais à l'absurdité de la vie (20)."

Eichmann nous dit qu'il avait été en désaccord avec "la solution finale" prévue pour les Juifs, mais que, n'ayant pas le choix, il avait dû se soumettre. Pour cela, il a dû se cliver, ce qui lui a été rendu possible grâce au noyau pervers de sa psyché : il parle à ce propos d'une "schizophrénie voulue et consciente" (21). Mais il est tout à fait clair que nous sommes là en présence d'un clivage et non d’une dissociation psychotique. Notre génocidaire n'était donc pas si bien armé qu'on a pu le dire pour faire avec la cruauté de l'appareil nazi. Il n'était pas non plus l'homme qui ne se rendait pas compte de ce qu'il faisait par "manque d'imagination", comme l'a écrit Arendt (22). De l'imagination, il en avait encore de trop puisqu'il lui fallait l'anesthésier avec de l'alcool. Dans le clivage, il ne s'agit pas de masquer sa véritable personnalité, mais d'avoir simultanément deux personnalités opposées. Si une telle défense exige un terrain pervers, c’est qu’il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir se cliver. C'est son noyau pervers qui a permis à Eichmann d'échapper à un conflit durable entre ce qu'il était, ou aurait voulu être, dans la voie tracée par la tradition familiale, et ce qu'il devait être et faire en tant que nazi. Quand ses dieux, donc pour lui les dirigeants nazis, lui apparurent sous leur vrai jour, à savoir des idoles, des faux dieux, il était déjà trop tard : le piège s'était refermé sur lui.

Eichmann a fait le seul choix qu'il pensait pouvoir faire et est devenu l’individu dont nous parle l'Histoire. C'était pourtant plein d'enthousiasme qu'il avait débuté sa carrière dans la SS : " Je les (les dirigeants nazis qu'il qualifie de dieux) ai servis, écrit-il, avec toute la foi que j'ai pu rassembler?; aucun sacrifice ne me semblait vain [...].  J'ai échangé l'obéissance tel un cadavre et la restriction de la liberté de mouvement contre la maison bourgeoise et confortable de mes parents, contre le café et le bar à vins, contre les sports mécaniques, les sports de montagne et les rencontres entre jeunes fiancés.  En vérité, j'ai servi les dieux (les dirigeants nazis) de mon plein gré ; en vérité, j'ai beaucoup sacrifié pour eux. Mais qu'importait, si seulement la patrie pouvait devenir libre et que la misère et la détresse des Allemands prenaient fin (23)."

Selon lui, cet enthousiasme n'aurait duré qu'un temps, pour céder la place à l'obéissance par devoir puis par nécessité. Il n'a sans doute pas tort quand il argumente que toute révolte de sa part aurait eu des conséquences particulièrement néfastes pour lui et sa famille. Son choix se serait donc finalement réduit à celui de tuer ou être tué, ce qui est l'excuse affichée par tous les soldats de la planète engagés dans une guerre. La France a eu, en 14/18, ses "fusillés pour l'exemple", en l'occurrence des soldats mis à mort par leurs camarades après une parodie de justice pour avoir refusé de se battre. Eichmann aurait peut-être eu son transfert sur le Front de l'Est s'il l'avait demandé, mais sans doute qu'il ne voulait pas quitter sa zone de confort et s'exposer aux souffrances de la "vraie" guerre.

Si on l'écoute, il y aurait eu dès le début de son engagement au service des dieux, une limite dans ce qu'il était prêt à leur sacrifier. Dans "Idoles", on peut lire à propos de son aliénation aux dirigeants nazis : "Mais après tout, ce n'étaient que des dieux terrestres. Consciemment et inconsciemment, je me défendais de leur céder mon tout dernier moi intérieur. La patrie, la liberté, oui. Sans condition ! L'âme, ce qui viendra quand l'heure sera venue et que ces valeurs terrestres cesseront d'être un objet d'espoir, de foi et d'action, je l'ai gardée comme un privatissium dont je pouvais et voulais décider exclusivement moi-même. Là aussi, je ne laissais pas les dieux s'approcher, même si je leur étais par ailleurs très dévoué (24)."

Ces mémoires, une seconde version rédigée en prison après la fin des audiences et dans l'attente du jugement, auraient pu s'intituler "Gnothi seauton", expression signifiant en grec ancien  "Connais-toi toi-même ", le précepte socratique auquel se réfèrent avec obstination les philosophes. L'ancien lieutenant-colonel des SS avait sans doute songé à ce titre à cause du contenu de son manuscrit, fait de fragments autobiographiques et d'analyses introspectives accompagnés de considérations philosophiques. Le but manifeste de cet écrit est de faire connaître la vérité de son auteur, ou du moins sa version de la vérité, et de convaincre le lecteur qu'il a été plus une victime de l'histoire qu'un bourreau. En tout cas, ce texte nous confirme que nous sommes loin d'un homme qui aurait été dépourvu de la faculté de penser, même si, à l’évidence, il ne fait pas le poids face à Arendt. Mais est-ce nécessaire ? Il n’est en fin de compte qu’un amateur en la matière, même s'il n'est pas dépourvu d’ambitions.

On voit mal comment Eichmann aurait pu avoir une pensée personnelle et échapper à l'emprise mentale d'un discours nazi conçu pour la propagande. Pour cela, il aurait déjà fallu qu'il le veuille, qu'il y ait en lui une graine de révolte contre son désir de servitude. Pour servir  au mieux, il s’est coulé à la perfection dans le moule nazi et a fini par penser en nazi. Une pareille identification au discours dominant est souvent qualifiée de conformisme, mais ce conformisme va bien plus loin chez quelqu'un qui veut être comme les autres tout en sortant de l'anonymat. Comment être un nazi certifié conforme et, en même temps, un être d'exception ? Il fallait qu'il sorte du lot.  Cela, Eichmann l'a parfaitement réussi. Jamais on n'a autant écrit sur un personnage aussi insignifiant que monstrueux. Mais c'est pour cela qu'il nous intéresse : il est comme monsieur "Tout le monde".

Un bon moyen pour empêcher quelqu'un de penser en son nom propre c'est, hier comme aujourd’hui, de penser à sa place. Ce fut l'intérêt d'un Joseph Goebbels qui, étant ministre de l'Éducation du peuple et de la Propagande du Reich, était aussi chargé des fonctions d’un ministre de la Culture, poste qui n'avait pas d'existence officielle à l'époque. Pour une large majorité d’individus, la vision qu’ils ont du monde est un "copier-coller" des vérités officielles. Une des raisons en est que, à l'exception de notre expérience immédiate, nous vivons dans un monde que nous ne rencontrons que dans le discours : celui de la famille, des copains, de l'école, des médias, etc. Le résultat en est un net décalage entre la réalité et les représentations que nous en avons. Le danger est alors de prendre nos décisions sur la base d'informations qui ont pu être faussées par ceux qui les mettent en circulation. Quant aux rares qui refusent les versions officielles, ils se voient l'objet de la vindicte publique et cloués au pilori. Le mauvais apôtre reste saint Thomas disant : "Je ne crois que ce que je vois". On le considère pourtant, de nos jours, comme un précurseur des sciences expérimentales. La science, c'est ce qui reste quand on a perdu la foi.

Eichmann a expliqué, lors de son jugement, que "le facteur le plus décisif pour la  tranquillisation de sa conscience" avait été le consensus rencontré autour du génocide  chez ceux qui en avaient connaissance (25). Il dira aussi "qu'aucune voix extérieure n'était venue éveiller sa conscience"(26), c'est-à-dire qu'aucune personne faisant autorité n’est venue lui dire que ce qu'il faisait était mal. À l'évidence, il n'avait pas les ressources caractérielles et morales suffisantes pour s’opposer, en son nom propre, à l'appareil nazi qui avait pris le contrôle de sa personne, ainsi que d'une grande partie de la société. Pourtant, il a essayé d’échapper au destin qui l’attendait en demandant sa mutation quand fut décidé le judéocide. Dans "Idoles", il nous présente le rejet de ses demandes de transfert comme étant une justification

 suffisante à sa collaboration active au programme d’assassinat. Cependant, dans sa dernière déclaration au tribunal, il reconnaît "qu'il aurait pu, sous un prétexte quelconque, faire marche arrière et que d'autres l'avaient fait (27)." Ces hésitations traduisent bien les difficultés de l'accusé à situer sa responsabilité morale dans des actes considérés par ses interlocuteurs comme étant ce que l'humanité a fait de pire, et qu'il ne peut pas nier. Le grand nombre d’intervenants impliqués dans le judéocide, ainsi que le rôle joué par les "Conseils juifs" dans la déportation, l'ont sans doute aidé à minimiser l'importance de son rôle. De fait, il n'était qu'un des nombreux maillons de la chaîne génocidaire. Pourtant, si un seul de ces maillons avait fait défaut, la chaîne aurait été rompue. Encore que tous les acteurs du judéocide étaient facilement remplaçables, et que cela n'aurait finalement rien changé pour les victimes. Mais cela ne saurait servir d'excuse.

 Outre l'absence de tout sentiment de culpabilité, conscient en tout cas, chez Eichmann pour le rôle qu'il a joué dans le judéocide, ce qui interpelle Arendt, c'est son absence d'empathie et de compassion pour ses victimes. Effectivement, s'il avait eu de la compassion pour eux, il n'aurait pas pu les envoyer à la mort, sauf à développer une schizophrénie, mais de cela, il n'en avait pas le potentiel. Il y eut cependant une exception à cette absence de compassion, celle  d'un convoi de déportés qu'il a détourné vers le ghetto de Lódz en septembre 1941 pour leur éviter d'être exterminés. Resterait à savoir si, à cette occasion, il a agi sous l'emprise de la compassion ou d'un sentiment de culpabilité, éventuellement inconscient. En tout cas, cela nous interdit d'affirmer qu'Eichmann était structurellement incapable de compassion. L'hypothèse la plus probable est qu’elle était sélective, et qu'il avait réussi à la neutraliser dans le cadre de ses fonctions dans la SS, et peut-être pour les Juifs d'une manière plus générale. En tout cas, il a exprimé de la compassion pour les Allemands victimes des bombardements Alliés et bien plus tard, en 1959, pour les jeunes Allemands qui se sentaient coupables des crimes commis par la génération précédente. Cerise sur le gâteau, il est allé, lors de son procès, jusqu’à proposer, par écrit, d'être pendu "pour contribuer à l'allégement du poids de la culpabilité qui pèse sur la jeunesse allemande (28)." À mon avis, il ne faut pas prendre cette proposition trop au sérieux : Eichmann, dans un moment d’exaltation, exprime le fantasme d’un sacrifice héroïque alliant exhibitionnisme et masochisme.

L'identification à la victime est un des ressorts de la compassion, ou en tout cas de l'empathie sur laquelle elle est bâtie. Cette compassion par identification se limite au champ narcissique. Elle est facilitée par la proximité, non seulement affective, mais géographique : un tel qui ne supporte pas de voir un mendiant dans la rue sans lui donner une pièce d'argent, sera, non pas indifférent aux millions de personnes qui meurent de faim chaque année dans le monde, mais ne fera rien pour leur venir en aide. La distance (“loin des yeux, loin du cœur”, dit-on) et le chiffre : 25 000 personnes meurent de faim par jour, dont 10 000 enfants, selon les Nations Unies, rendent cette réalité abstraite, voire irreprésentable. La compassion suppose des conditions qui n'étaient pas remplies dans le rapport d'Eichmann avec les Juifs. Ces derniers ne faisaient plus partie de son champ subjectif. Ils n'avaient plus le statut d'êtres humains. Mais cela n'a pas dû se faire du jour au lendemain. À l'époque où il évitait les traces visibles des massacres, il n'était pas encore insensible à ce qu’elles pouvaient évoquer. Mais avec le temps, il a fini par s’endurcir.

L'habitude du malheur le rend-il plus supportable ? Sans doute pas pour tout le monde, mais les nazis ont manifestement réussi à se défendre contre le danger que pouvait représenter pour eux toute forme de compassion pour leurs victimes. Arendt nous dit que pour les bourreaux nazis : "Le problème était donc de faire taire moins la conscience que "cette pitié animale que ressent un homme normal en présence de la souffrance physique (29)." Elle qualifie la compassion d'instinct, ce qu'elle n'est pas, et affirme que les bourreaux ont retourné ce prétendu instinct sur leur propre personne : la compassion pour autrui serait devenue ainsi une compassion pour soi-même, une autocompassion.  Si la compassion était un instinct, l'humanité n'aurait sans doute pas connu tant d'horreurs. Mais la vie, comme processus biologique, ne connaît pas la compassion, elle est purement égoïste, au seul service d'elle-même. L'évolution des espèces obéit à ce que nous appelons depuis Darwin la "sélection naturelle". Par contre, la compassion relève d'un autre registre que la biologie : ce qui lie les humains, c'est le signifiant : la Loi, au sens de l'inter-dit, fonde l’humanité. La perversité du nazisme, c'est d'avoir précisément transposé des lois biologiques en lois sociales. Une régression délirante à la nature en quelque sorte.

Eichmann n'était en rien une brute indifférente. Mais la pitié était contraire aux valeurs de la SS, le signe d'une faiblesse honteuse qu'il fallait éradiquer ou dissimuler. Et surtout, il était impensable, pour des nazis, de s'identifier à  des Juifs, qualifiés d'ennemis de race et de sous-hommes, voire de bacilles ou de typhus.  Et pourtant, même les dirigeants nazis pouvaient venir, occasionnellement du moins, en aide à des Juifs qu'ils connaissaient personnellement. On sait que Hitler protégea le médecin juif qui avait soigné sa mère, le Dr Bloch qu'il aida à émigrer aux États-Unis. Ce que l'on sait moins, c'est que Himmler demanda, sur ordre de Hitler, qu'un Juif du nom d'Ernst Hess soit gracié. C'était un ancien commandant de l’armée allemande sous les ordres duquel le Führer avait servi durant la Première Guerre mondiale (30). Il s'agissait sans doute plus là de payer une dette que de compassion, mais les deux sont fortement liés. La compassion est construite sur un lien, et c'est ce lien que la propagande nazie se devait de détruire pour arriver à ses fins. La déshumanisation de quelqu’un est moins évidente quand on le connaît. A contrario, chacun peut faire l'expérience de la déshumanisation des relations qu'apporte, par exemple, la vente à distance par Internet.

La compassion d'un individu n'est pas universelle : "chacun a ses pauvres", dit-on. Même chez quelqu'un qui a une forte aptitude à la compassion, celle-ci reste sélective et dépend de facteurs tels que les liens existant avec la personne en question, ses mérites, la cause de sa souffrance, éventuellement son âge, son sexe, etc.  À la différence de la morale chrétienne, pour laquelle toute personne mérite notre compassion, Aristote pensait déjà que certaines conditions devaient être remplies pour qu'une personne mérite que l'on compatisse pour elle. Il existe ces deux types de compassion : celle basée sur l’empathie, donc sur l’identification, et celle qui résulte d’une position éthique face à autrui. Les Juifs n'ont bénéficié ni de l'une, ni de l'Autre. Peut-être y a-t-il eu des cas de compassion passive. En effet, nombreux sont ceux qui éprouvent de la compassion pour leurs semblables en souffrance, mais nombreux sont aussi ceux qui restent au stade du vœu pieu, parce qu'une action leur demanderait trop de sacrifices ou représenterait trop de danger. La voix de la raison devait, à l'époque, souvent faire taire celle du cœur.

Si Eichmann n'avait ni empathie ni compassion pour les Juifs, ou, du moins, s’il avait fini par ne plus en avoir, il ne trouvait pas non plus de plaisir à les voir souffrir. Son attitude à leur égard relevait plutôt de l'indifférence, mais d'une indifférence secondaire. D'ailleurs, peut-on avoir de la compassion pour ses ennemis, puisque tel était le statut des Juifs dans l'Allemagne nazie ? Si l'on croit certains témoignages de soldats qui ont vécu la guerre des tranchées en 14/18, il semblerait bien que oui. Mais pour les nazis, la compassion aurait été, sans doute, de tuer en évitant de faire souffrir autant que possible. C'est ce que dit d'une certaine manière Eichmann quand il avance que ses talents d'organisateur ont évité bien des souffrances à ses victimes. On sait de nos jours qu'il n'en a rien été et que le transport des Juifs, dans des wagons à bestiaux, était une véritable torture. Les Juifs n'étaient évidemment pas perçus par les Allemands de cette époque comme étant des victimes, mais des coupables dont la faute était de dégénérer la race aryenne. C'est sans doute pour cela qu'Eichmann ne se voyait pas en criminel, et encore moins  en bourreau, que ce soit pendant ou après la guerre. Pour le "Grand organisateur" de la déportation, c'était lui la victime : victime de son devoir, des difficultés inhérentes à ses fonctions dans la SS, victime d'avoir connu une vie de fugitif après-guerre et, bien sûr, de la Justice israélienne dont il disait qu'elle ne l'avait pas compris.

Il est vrai que l'image que donne, et veut donner, Eichmann de lui-même lors de son procès en 1961 est très différente de celle du personnage qui s'était présenté en 1957 aux nazis regroupés, en Argentine, autour du journaliste Sassen. Immergé dans un milieu qui lui était favorable, il a spontanément repris sa peau de nazi. C'était là son côté "caméléon".  Mais le discours de toute personne, et donc l'image qu'elle offre d'elle à ses auditeurs, est déterminé, du moins partiellement, par le contexte et l'assemblée qu'il s'agit d'informer, de convaincre, de séduire ou de manipuler, et en tout cas d'influencer. Face à des nazis convaincus, Eichmann voulait paraître comme l'homme qu'il avait été à l'époque de sa gloire (31). Sa participation au groupe "Sassen" exprime sa volonté de sortir de l'anonymat dans lequel sa condition de fugitif, caché sous le nom de Ricardo Klement, l'avait condamné jusque-là. Il écrit à l'époque, dans ses notes, regroupées sous le titre de "Persönliches", qu'il en avait assez "de vivre entre les mondes comme un promeneur anonyme à bord d’un sous-marin (32)." 

Il serait illusoire de croire que cet homme aurait pu changer au point d'être un autre cinq ans plus tard.  Ce qui a changé, c'est sa version, et peut-être même sa vision, de son implication personnelle dans le judéocide. Mais le SS fanatique de 1957, était-il pour autant plus authentique que le simple rouage de l'appareil nazi de 1961 ? Pour David Cesarani et Bettina Stangneth, le vrai Eichmann c'est celui de Buenos Aires, alors que celui de Jérusalem aurait été une construction de la défense présentée au tribunal dans l'intention de préserver sa vie. Selon eux, Arendt se serait laissée abuser, et cela d'autant plus qu'elle n'a assisté qu'au début du procès. Pourtant, rien ne permet de trancher la question avec certitude. Il y a sans doute du vrai et du faux dans les deux représentations. Mais comment Eichmann, compte tenu du contexte, aurait-il pu se montrer sincère à Jérusalem ? La question de la sincérité n'a d'ailleurs que peu de sens dans ce cas précis, car que sait un individu de sa vérité ? L'impression que donne Eichmann, c'est qu'il n'avait que des versions du policier qu'il avait été sous l'uniforme SS. Comme la plupart des Allemands de sa génération, il a dû avoir des hauts et des bas dans sa foi dans le nazisme La seule certitude que nous avons, c'est la réalité de sa participation aux crimes dont il est accusé. Par contre, son anxiété permanente, son besoin de reconnaissance, ses tentatives pour sortir de l'anonymat, ses phobies, etc. nous confirment largement le statut de "pseudo self" (33) du robot, programmé en SS, qu'il a été, ou supposé avoir été. Cela n'a rien d'étonnant dans une société qui impose activement à ses membres, non seulement ce qu'ils doivent faire, penser, dire, aimer, haïr et désirer, etc., mais aussi ce qu'ils doivent être, jusqu'à leur matériel génétique.

Le nazisme n'a pas été le produit d'une génération spontanée : l'enseignement chrétien a été de tout temps une bonne préparation à l'obéissance aveugle à l'État et une incitation à l'antisémitisme. Quant au libéralisme, il avait déjà banalisé, au début du 20ème siècle, l'esclavage, le racisme et le colonialisme. Né en 1906, Eichmann était bien trop âgé à l'avènement de Hitler pour subir un changement en profondeur de sa personnalité. Sa conversion au nazisme a opéré par une identification mimétisante (hystérique), allant bien au-delà du simple conformisme. Il en a résulté un  faux-moi, ce qui n'a pas effacé son moi initial, mais l'a écrasé sous une personnalité d'emprunt. Il a été dit que la compulsion à écrire d'Eichmann était liée au besoin de se justifier, mais son projet, tel qu'il le présente, du moins, n'était pas tant de se justifier que de poser la question de son identité : "Qui suis-je ?" On sait que cette question ne peut que rester sans réponse et se perd dans l'illusionnement et la méconnaissance de soi.

Le rapport d'Eichmann à son nom est un autre aspect du personnage qui mérite notre attention. Nous apprenons, par Bettina Stangneth, qu'il exigeait, en 1936/37, de ses interlocuteurs juifs, d'être appelé par son seul titre de "Herr Kommissar". Il considérait comme une vexation inadmissible le fait qu'un Juif prononce son nom après son titre de service (34) : comme s'il avait voulu rester un agent anonyme pour  ses victimes, donc, déjà à l'époque, il pouvait considérer qu'il n'agissait pas en son nom propre, mais en tant qu'instrument au service de l'État. L'association de son nom à sa fonction ne pouvait que le mettre face à son double "Je" : le SS qu'il était, ou devait être, et l'être humain qu'il était toujours, les deux étant incompatibles, sans doute à cause d'un moi encore insuffisamment clivé. Pour éviter un conflit inévitable, il a fait le choix, non pas d'effacer son patronyme, le nom hérité de son père, mais d'opérer de telle sorte que fonction et nom ne se touchent pas. Ce qui est une défense obsessionnelle "magique" classique. Mais, à mesure qu'il avançait en grade dans la SS, il a changé du tout au tout. Voulant que son nom soit connu, il a su montrer un véritable talent dans la mise en scène de sa personne, ce qui lui a permis d'acquérir une notoriété dépassant largement son importance réelle. La réputation qu'il s'était alors faite, s'est retournée contre lui après la défaite et l'a obligé à se cacher sous de faux noms. Eichmann dira à Sassen, en 1957, que son nom était devenu un symbole. Effectivement, son nom sera associé, et ce, pour l'éternité, au pire crime que l'humanité ait connu. Du moins jusqu'à aujourd'hui. Mais il a aussi donné naissance au néologisme d' "eichmannisme", au sens d'Istvan Kulcsár, d'un robot déshumanisé. Ce même terme avait déjà été utilisé par  Kasztner en 1945 pour désigner l'attitude de certains officiers supérieurs qui, pour leur défense, avaient avancé l'argument qu'ils n'avaient rien pu faire pour empêcher Eichmann de nuire à cause de sa position de pouvoir, alors qu'il n'était, en fait, qu'un officier subalterne (35).

Quand un nom propre devient nom commun, et se voit ainsi chargé de significations, il ne représente plus un sujet, mais quelque chose (36) : le sujet prend alors sens, mais en prenant sens, il devient objet. Eichmann a donc fini par incarner pleinement le sens qu'avait pris son nom, celui du tueur de Juifs. Cela l'a obligé à effacer son identité après la défaite et de vivre caché sous des noms d'emprunt. En effaçant son nom, il a dû voir l'impression de s'effacer lui-même en tant que personne. Cela a dû lui peser bien lourd pour qu'il se remette sous les feux de la rampe en 1957, malgré le danger que cela représentait pour lui. À la même époque, il songeait aussi à aller en Allemagne pour se faire juger, les tribunaux s'y montrant particulièrement cléments envers ceux qui avaient commis leurs crimes dans le cadre du droit nazi.

La réussite du nazisme a été celle de toutes les religions : donner du sens à la vie. Cependant, Eichmann n'était pas dans la psychose. Il a toujours su maintenir un certain écart entre lui en tant que sujet et son moi (entre le plan de l'énonciation et celui de l'énoncé). Il était capable de dire : " Le coupable, ce n'est pas moi, mais celui qu'on m'a demandé d'être". C'était là aussi le but de sa compulsion à écrire : écrire surtout pour parler de lui-même, tantôt de ses exploits, tantôt de ses états d'âme, mais toujours en occupant le devant de la scène, soit comme écrivain (sujet) soit comme personnage (moi). Qu'on parle de lui, a été une préoccupation permanente. En cela, il a réussi parfaitement.

Les deux Eichmann, celui d'Argentine qui se vantait de ses crimes et celui de Jérusalem qui se défendait d'être antisémite, ne sont donc pas uniquement le fruit d'une stratégie adaptée aux circonstances, mais deux aspects d'une même personnalité clivée. Faute de pouvoir concilier la morale héritée de ses parents et la néomorale nazie, non seulement son moi s'était clivé, mais également son surmoi, par l'introjection du surmoi nazi incarné par son Führer. Eichmann en était resté à une conscience morale infantile correspondant à ce que Freud a décrit sous le nom de "surmoi" : une instance psychique constituée par l'introjection des valeurs et règles de conduites imposées ou transmises par les figures représentant l'autorité. La position infantile est alors celle de la soumission ou de la révolte irrationnelles, parfois les deux. L'émancipation d'un individu implique qu'il puisse se libérer de la soumission à ses semblables, et cela quel que soit leur statut social ou leur place dans la hiérarchie des pouvoirs, et écouter la voix de la raison, de sa conscience ou de son cœur. Mais il s'agit là d'un idéal peu réaliste puisque dans nos sociétés, qu'elles soient libérales ou totalitaires, ce sont, comme dans les sociétés animales, les plus forts qui imposent leur volonté aux plus faibles. Maintenir le citoyen dans un état infantile est un projet politique à part entière et une préoccupation constante, même dans nos prétendues démocraties. Il n'y avait guère que deux façons d'échapper aux nazis : fuir à l'étranger comme l' a fait Arendt ou se suicider. Il y avait évidemment une gradation dans la compromission. Mais l'idée qu'il se salissait les mains en participant au judéocide l'a bien effleuré, mais il a rapidement trouvé une issue en invoquant Ponce Pilate, auquel il s'est manifestement identifié. Cela ne fait que confirmer l'hypothèse de la problématique identificatoire du personnage.

La conscience morale ne se réduit pas au surmoi freudien comme instance qui impose ses exigences au moi, et le surmoi n'est pas la voix d'une conscience authentique. Nous sommes là face aux limites de la conception freudienne d'une conscience morale qui est celle du névrosé. Une conscience, gendarme intrapsychique veillant au respect des normes et des valeurs sociales intériorisées et punissant ceux qui s'écartent du chemin qui leur a été tracé, reste une conscience aliénée à la demande de ceux qui incarnent l'autorité. Mais il y a une autre conscience morale : celle qui veille à ce que le sujet ne s'écarte pas de sa vérité, qui est celle de son désir. Cette conscience m'informe quand je transgresse mes propres valeurs et que j'emprunte un chemin qui n'est pas le mien. Cette mise en garde peut prendre la forme d'un sentiment de culpabilité conscient dont la cause restera souvent inconnue ou d'un symptôme, comme ce jeune homme qui avait été informé par son surmoi, au moyen de céphalées, que les études dans lesquelles il s'était engagé, n'étaient pas en accord avec sa sensibilité. L'étudiant en question changea de voie et ses céphalées disparurent. Ce qui était en jeu dans la problématique en question, ce n'était pas la transgression d'un principe moral hérité, mais une compassion inconsciente pour les animaux sur lesquels il faisait ses travaux pratiques dans le cadre de ses études. Quand on aime les animaux, c'est sans doute qu'on se reconnaît quelque part en eux.

Il n'y a aucune activité humaine qui ne soit pas concernée par la question morale.  Dire d'un individu qu'il est amoral est un abus de langage, car, faute d'instincts, il faut à l'homme des règles de conduite, un cadre et des lois. Pareillement, qualifier quelqu'un d'immoral, c'est se laisser prendre au piège d'une perspective égocentrique consistant à prendre sa propre morale comme référence pour juger autrui. On ne peut pas concevoir d'être humain sans conscience morale, même si celle-ci peut être gravement altérée dans certaines pathologies. Mais comment se libérer d'une morale importée, forcément relative et conventionnelle, surtout quand elle nous met devant des exigences contradictoires ? Ou, a minima, comment établir une hiérarchie des valeurs qui corresponde à notre propre sensibilité ? La référence d'Eichmann à Kant lors de son procès exprime l'embarras dans lequel il s'est trouvé avant sa conversion en instrument de la politique antisémite de son dieu. Le questionnement philosophique qui parcourt ses mémoires nous montre clairement qu'il n'avait rien oublié de l'éducation transmise par ses parents. Et ses tentatives pour essayer de concilier l'inconciliable dans des justifications sans fin ne cessent de nous le confirmer. Avait-il conscience en 1957 qu'il était de mauvaise foi quand il justifiait l'extermination des Juifs en reprenant l'argument disant que ces derniers avaient déclaré la guerre au "Reich allemand" (et non à la "race germanique") par la voix du Dr Chaïm Weizmann (37)?? Ou était-il simplement stupide quand il plaçait l'affirmation de Weizmann (datant du 29 août 1939) proclamant l'engagement des Juifs au côté des Anglais dans la guerre qui s'annonçait, au même niveau qu'un génocide ?

Il y a eu assurément, dans la carrière d'Eichmann, des moments où il n'a été qu'un bureaucrate, simple rouage de l'appareil génocidaire, et d'autres où il a été bien plus, comme dans les marches de Budapest de 1944. Son rôle a évolué au fil du temps et des circonstances, mais toujours de façon linéaire et avec une forte pente ascendante. S'il n'y a pas à douter de ses convictions nazies, son antisémitisme, par contre, a été largement conditionné par la tâche qui lui a été confiée après son entrée dans la SS. Pour devenir le spécialiste des affaires juives au RSHA, l'Office central de la Sécurité du Reich, il n'a que pu adopter à l'égard des Juifs l'attitude qui lui était (re)commandée. Les juifs qui l'ont connu n'ont pas manqué de relever l'évolution de son attitude à leur égard. Arendt nous cite le témoignage du Dr Franz Meyer qui avait eu des contacts avec l'accusé entre 1936 et 1939. À cette époque, raconte le Dr Meyer, Eichmann "nous écoutait vraiment et essayait sincèrement de comprendre la situation?; sa conduite était tout à fait correcte. Il avait coutume de m'appeler Monsieur et de m'offrir un siège. Mais en février 1939, tout était changé. Eichmann avait convoqué les dirigeants de la communauté   à Vienne pour leur exposer les nouvelles méthodes d'émigration forcée. [...] Il était complètement transformé. J'ai dit aussitôt à mes amis que je n'étais pas certain d'avoir affaire au même homme. Tant la métamorphose était terrible [...]. Je rencontrai là un homme qui se comportait comme s'il était maître de la vie et de la mort.

Il nous reçut avec insolence et grossièreté (38)." Les juges et l'accusation en conclurent que " la personnalité d'Eichmann avait subi une métamorphose réelle et durable dès qu'il fut promu à un poste de commandement." Pourtant, un autre témoin, nous dit Arendt, évoqua l'entretien qu'il avait eu avec lui à Theresienstadt en mars 1945 et qui "se déroula sur un ton très agréable et l'attitude était aimable et respectueuse."

Si les écrits d'Eichmann, à l'instar de ceux de Hitler, ont pu être qualifiés de "monologues"(39), c'est bien parce que leur fonction était proche du délire comme réécriture rationalisante de la réalité et du vécu. Bettina Stangneth, se référant aux Papiers argentins (40), nous rapporte un des sophismes par lequel l'accusé de Jérusalem pensait établir son innocence. Le raisonnement part d'une idée, largement répandue, qui est que tout soldat a le devoir de tuer ceux que le pouvoir politique lui désigne comme étant des ennemis, et les Juifs étaient considérés par le Reich comme étant des ennemis intérieurs. Qu'il n'ait pas été soldat, mais policier, ne lui a pas posé de problème. D'ailleurs, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, cette distinction ne semble guère pertinente. Puis, il commence à poser comme établi que cette Guerre avait été une guerre totale pour tous les belligérants, c'est-à-dire une guerre tuant indistinctement ennemis, combattants et non combattants. La preuve en était pour lui le bombardement des villes allemandes qui, inévitablement, tuaient essentiellement des civils, et cela, en toute conscience. Or, dit-il, il n'a pas fait autre chose en apportant sa contribution au judéocide puisque les Juifs étaient les ennemis de race. De là, il continue son raisonnement : faire comme tout le monde en temps de guerre ne saurait constituer une faute morale, il s'agit, simplement, d'une nouvelle norme morale à laquelle il s'est soumis par patriotisme. Et c'est là l'attitude attendue de tout bon citoyen. Donc, dit-il, non seulement il n'a rien fait de mal, mais il a fait le bien.

Le pire, c'est sans doute qu'Eichmann est convaincu de ce qu'il affirme. Pour en arriver là, il a dû mettre entre parenthèses toutes les considérations morales héritées des générations précédentes et limiter sa conscience aux valeurs d'une morale d'inspiration darwinienne faisant de la vie une lutte pour la survie des espèces, les prétendues races étant alors considérées comme autant 'espèces animales en compétition.  La conclusion en est que tout est permis à une race/espèce pour assurer sa survie, laquelle passe forcément par l'élimination des espèces concurrentes. La morale  libérale, celle que l'on qualifie de darwinisme social, a sonné le glas de la morale judéochrétienne : elle ne laisse aucune place à la solidarité, et toute alliance ne saurait être que provisoire, comme l'a été le traité germano-soviétique du 23 août 1939.

Malkin, un des ravisseurs d'Eichmann chargé de le surveiller lors de son enlèvement, témoigne : "[...]  Son ton était respectueux, parfois même franchement obséquieux, comme celui d'un enfant obéissant qui a envie de faire plaisir [...] (41)." Là, il n'était plus question d'obéissance par devoir à une autorité légitime ! Il s'agissait, à l'évidence, de séduire un agresseur qui a fini par considérer que son prisonnier et lui étaient devenus "assez proches". Eichmann montre là un trait de caractère qui a peut-être été sous-estimé : face à un ennemi en position de force, il se "couche". C'est aussi cette position, traditionnellement qualifiée d'homosexuelle passive ou de féminine, qui explique son attitude surprenante de coopération face à ses juges israéliens lors de son procès. Nous retrouvons la même absence de conflictualité dans la réponse à la planche 1 du TAT, dans laquelle il voit un fils qui rêve de savoir jouer du violon aussi bien que son père, donc loin d'un rapport de rivalité oedipienne. Cette attitude a-conflictuelle est à mettre en relation avec le sentiment d'insécurité qui ne le quittait jamais et qui pouvait prendre la forme d'une phobie sociale. Eichmann a confié à Istvan Kulcsár, lors de son expertise psychiatrique : "J'ai eu peur toute ma vie, mais je ne savais pas de quoi. Même à une époque où j'étais complètement libre et indépendant, je ressentais une insécurité intérieure. Je ne pouvais aller nulle part où il y avait des étrangers. Je devais savoir à l'avance qui serait présent. J'avais les mains moites. (Note de l'auteur : C'était aussi le cas pendant les entrevues.) Moins j'y pensais, plus c'était facile. Chaque fois que je me préparais pour une réunion, c'était mauvais. J'étais distrait, après, je ne savais plus de quoi j'avais parlé… (42)" Cette phobie sociale n'a rien à voir avec la présence de fantasmes persécutoires, ni avec la xénophobie, pour autant que celle-ci qualifie une hostilité à l'égard des étrangers. Ce qui angoisse le patient dans ce cas, c'est la rencontre de l'inconnu, mais plus que l'idée qu'il puisse déplaire ou qu'il soit obligé d'affronter quelqu'un, c'est la rencontre d'un désir qui l'angoisse. L'examen psychologique a montré à quel point la sollicitation de ses pulsions sexuelles et agressives pouvait le mettre en difficulté. Le Rorschach nous a montré la fragilité de la maîtrise que lui procurent ses défenses obsessionnelles face à ses émotions.  Eichmann n'en avait pas moins des capacités d'adaptation remarquables, c'était là son côté caméléon. Kulcsár préfère, lui, parler de symbiose pour qualifier le lien de la “bactérie” (le terme est du psychiatre israélien) Eichmann avec le régime nazi. En fait, ces deux dimensions sont présentes en lui : il s'est déguisé en nazi et a fini par croire qu'il l'était, c'était là sa conversion, puis il a proliféré sur le nazisme, s'en nourrissant et le nourrissant. 

Homme ordinaire d'un point de vue psychologique, et hors du commun pour l'ampleur des crimes auxquels son nom est associé, Adolf Eichmann est bien le personnage de "la banalité du mal" décrit par Hannah Arendt. Disons, pour reprendre son propre signifiant, quand il affirmait, lors de son jugement, qu'il ne se voyait pas comme un salaud, que bien au contraire, il était, ou du moins avait été, un "salaud ordinaire", comme sans doute, et occasionnellement, la grande majorité des représentants modernes de l'espèce humaine. Sans nous référer explicitement à une conception philosophique ou commune du "salaud ordinaire occasionnel, nous dirons, en nous référant au cas présent, qu'un salaud n'est pas simplement un individu qui fait passer son intérêt personnel avant celui des autres, mais quelqu'un qui le conçoit au détriment d'autrui, allant pour cela jusqu'à nuire à ses semblables. Un exemple nous est fourni par le libéralisme économique qui a rationalisé une telle attitude comme loi de l'offre et de la demande, opposée au commerce équitable. Un autre exemple, est la pollution industrielle avec ses déchets toxiques qui tuent chaque année des millions de personnes. On pourrait continuer la liste en parlant du colonialisme, du sort réservé aux Indiens d'Amérique ou, d'une manière plus générale, des guerres et autres prédations. Mais, on peut aussi observer, plus directement, le  "salaud ordinaire et occasionnel" au volant de sa voiture ou sur son lieu de travail. C'est le nombre qui rend ces salauds particulièrement dangereux, et ils furent innombrables pendant la Seconde Guerre mondiale.

On ne peut pas douter de la sincérité des convictions idéologiques de l'accusé de Jérusalem : il n'a pas été nazi que par opportunisme. Antisémite, il l'a été aussi, même s'il s'est montré moins fanatique que d'autres, proches du délire. Il y avait indéniablement chez lui un antisémitisme de base tel qu'on pouvait le trouver dans l'Europe au début du 20ème siècle, mais un antisémitisme domestique si bien intégré qu'il était sans douter largement inconscient, car il n'interférait pas avec sa vie personnelle. Il semblerait, selon une rumeur rapportée par Arendt, qu'il ait eu une maîtresse juive à l'époque où il avait en charge l'émigration forcée des Juifs de Vienne. Par ailleurs, l'épouse d'un cousin de sa belle-mère était la fille d'un homme d'affaires juif.  Mais, après avoir été nommé au bureau des affaires juives de la SS, son antisémitisme n'a pu qu'évoluer en même temps que la politique antijuive du Reich, et se radicaliser. À la manière dont il parle du judéocide  en Argentine, on a l'impression qu'il se considérait comme en ayant été l'instrument essentiel, l'architecte, comme cela a été dit. 

Inscrire Eichmann dans une conception anthropologique et moralisatrice (43), ne saurait nous satisfaire en tant que psychologue. Et cela d'autant plus qu'elle répond, sur le mode de la dystopie, au mythe du « bon sauvage » emprunté par Jean-Jacques Rousseau à Vaz de Caminha et à Jacques Cartier. L'accusé de Jérusalem était indéniablement un idéaliste, et son idéal était le nazisme, indissociable de la personne de Hitler, si bien qu'hitlérien et nazi sont devenus des synonymes. La force du lien l'unissant à son Führer s'exprime pleinement dans sa désobéissance à Himmler quand ce dernier lui ordonne, en 1944, d'arrêter les déportations. Eichmann considéra alors que cet ordre était une trahison, et organisa les tristement célèbres "marches de la mort" de Budapest. Il lui fallait garder Hitler dans sa position de toute-puissance, qu'il restât le grand Autre, celui auquel il pouvait vouer une fidélité absolue et une obéissance inconditionnelle. Trouver un sens à sa vie dans l'obéissance à cet Autre-là, a été le résultat de sa conversion : Eichmann était devenu ce que Hitler lui demandait d'être, ne faisant plus la différence entre son désir et celui de son maître, entre son désir et son devoir. Admettre la castration de celui qu'il avait mis à la place du père idéalisé, lui aurait signifié son propre échec, si bien que, malgré la défaite et la destruction de l'Allemagne, son admiration ne faiblit parce que l'enjeu n'était pas simplement narcissique. Le Führer, qu'il n'avait jamais rencontré en chair et en os, n'était pas, pour lui, que le signifiant de son idéal, mais aussi celui de la loi sur laquelle s'était construit l'Ordre nazi. Quand une figure incarne, pour un individu ou un groupe, le père idéal et le père symbolique, donc les deux à la fois, il vaut mieux qu'il n'ait pas d'existence réelle, car cette double dimension fera de lui un dieu vivant qui risque, pour peu qu'il se situe dans le registre pervers, d'en abuser. 


                                     __________________________________


                           

1) "The so-called Sassen interviews"; https://erenow.org/biographies/eichmann-before-jerusalem-the-unexamined-life-of-a-mass-murderer/10.php

2) https://www.cairn.info/revue-le-monde-juif-1960-4-page-29.htm

3) "But to sum it all up, I must say that I regret nothing. Adolf Hitler may have been wrong all down the line, but one thing is beyond dispute: the man was able to work his way up from lance corporal in the German army to Führer of a people of almost 80 million. I never met him personally, but his success alone proves to me that I should subordinate myself to this man. He was somehow so supremely capable that the people recognized him. And so with that justification I recognized him joyfully, and I still défend him." "Life Magazine" du 8 décembre 1960, p. 159.

4) Bettina Stangneth, "Eichmann avant Jérusalem. La Vie tranquille d'un génocidaire", p. 344  Calmann-Lévy, 2016.

5) Kulcsár  Istvan," Ich habe immer  Angst gehabt", article publié dans" Der Spiegel" n° 47/1966 https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46415162.html

"Das Nazi-Regime verlangte Konformismus und "Kadavergehorsam". Eichmann war Nonkonformist und nicht selten ungehorsam, aber er verstand es, solche Impulse im Rahmen des bestehenden Systems zu verbergen und zu rationalisieren. Er lebte mit dem Nazi -Regime in einer Symbiose - wie manche Bakterien im menschlichen Körper. "

6) Arendt Hannah, "Eichmann à Jérusalem", p. 271. Gallimard 2018.

7) Ibid. p. 271.

8) Cité par Steigmann-Gall, Richard. "The Holy Reich: Nazi Conceptions of Christianity, 1919-1945" ("Le Saint Reich : les conceptions nazies du christianisme", 1919-1945). Cambridge University Press, 2003, pp. 136-7. 

"Since Martin Luther closed his eyes, no such son of our people has appeared again. It has been decided that we shall be the first to witness his reappearance. The poor orphan from a broken home in Braunau, the worker from the big city of Vienna, the rifleman from the World War, has had to arrive in order for the people once again to raise the flag before their son of its midst and to hear its voice. ... I think the time is past when one may not say the names of Hitler and Luther in the same breath. They belong together; they are of the same old stamp."

9) Arendt Hannah, "Eichmann à Jérusalem, p. 93. Gallimard 2018.

10) Cesarani David, “Adolf Eichmann”, pp. 36-65.

 Tallandier 2014.

11) Ibid. p.174.

12) Arendt, ibid., p.  92.

13) Ibid. p.90.

14) Ibid. p. 117.

15) "Le dessin animé : véhicule « idéal » des stéréotypes nazis", Claire Aslangul-Rallo Paris-Sorbonne/IRICE. 

https://www.mahj.org/sites/mahj.org/files/atoms/files/stereotypes_prejuges.pdf

16) Arendt. Ibid. p. 117.

17) Ibid. pp. 439 - 440. Ces propos rapportés par Arendt sont cependant contredits par le  témoignage  de Rafi Eitan, l’officier du renseignement israélien qui a accompagné Eichmann jusqu’à la potence, et selon lequel il aurait simplement dit: " J’espère que vous allez tous me suivre."

https://fr.timesofisrael.com/la-derniere-phrase-deichmann-vous-allez-tous-me-suivre-jespere/

18) À la page 279, AE 198 de la seconde version de ses mémoires intitulées "Goetzen" (Idoles) Eichmann écrit :" En dehors du fait que j'ai bien sûr eu à me défendre lorsque j'ai été accusé de choses avec lesquelles je n'avais rien à voir, c'est une image bouleversante et incroyablement triste de voir les malheurs que la guerre a apportés à l'humanité. Toutes les atrocités commises pendant la guerre sont extrêmement honteuses ; moi aussi, j'ai honte, que j'y sois pour quelque chose ou non."  http://www.schoah.org/shoah/eichmann/goetzen-0.htm

19) Arendt, ibid. p.179.

20) Eichmann Adolf,  "Idoles", pages 250 et 251, AE 136 et 137.

21) "So kam es zur Spaltung zwischen meinem inneren Ich, mit dem ich nur noch zu einem kleinen Teil meiner Führung dienlich war, und zu meinem äußeren Ich, welches ich fast gänzlich der Führung hingab, denn es war Krieg. Ich trieb eine Art gewollte und bewußte Schizophrenie." Eichmann, ibid. p.597.

22) Arendt, ibid. p. 494.

23) Eichmann, "Idoles" pp. 24 et 25.

24) "Aber es waren schließlich doch nur irdische Götter. Bewußt und unbewußt wehrte ich mich, ihnen mit meinem allerletzten inneren Ich zu verfallen. Das Vaterland, die Freiheit, ja. Bedingungslos! Die Seele, daß was dann kommt, wenn die Stunde da ist, und diese irdischen Werte aufhören Gegenstand des Hoffens, Glaubens und Wirkens zu sein, dies behielt ich als ein Privatissimum, über welches ausschließlich nur ich selbst entscheiden konnte und wollte. Hier ließ ich auch die Götter nicht heran, so sehr ich ihnen sonst gläubig verfallen war." Ibid. p.33.

25) Arendt, ibid. p. 226.

26) Ibid. p. 241.

27) Ibid. p. 187.

28 Ibid. p. 424.

29) Arendt, ibid. pp 208/9.

30) https://international.blogs.ouest-france.fr/archive/2012/07/07/hitler-nazis-neonazis-himmler-juif-haaretz.html

31)  Eichmann  (enregistrement n°67), propos tenus lors d'un discours tenu au cercle Sassen à l'automne 1957 et qu'il pensait être son mot d'adieu au groupe :

" [...] Ça, c’était moi. Moi, et je vous le dis en conclusion de nos affaires, moi le 'bureaucrate prudent', c’était moi, tout à fait. Mais je voudrais élargir cette histoire de ' bureaucrate prudent ', un peu à mes dépens. Ce bureaucrate prudent s’est doublé d’un… d’un combattant fanatique pour la liberté de mon sang, celui dont je descends [...]. Je dois d’abord vous dire : moi, je n’ai aucun remords ! Je ne rampe pas vers la croix, en aucune manière ![...] Quelque chose en moi refuse de dire que nous avons fait quelque chose de travers. Non. Je dois vous le dire très sincèrement, si nous avions tué les 10,3 millions de Juifs que Korherr, nous le savons, a mentionnés, 10,3 millions de Juifs, alors je serais satisfait et je dirais : bien, nous avons exterminé un ennemi. Seulement le mauvais destin a voulu que la majeure partie de ces 10,3 millions de Juifs soient restés en vie, c’est ce que je me dis : le destin en a voulu ainsi. Je dois me plier au destin et à la providence. Je ne suis qu’un petit être humain et je suis impuissant face à cela, je ne peux rien y faire et je ne veux rien y faire non plus. Nous aurions rempli notre mission pour notre sang, pour notre peuple et pour la liberté des peuples, si nous avions exterminé l’esprit le plus rusé des peuples qui sont aujourd’hui en vie [...]."

Cité par Bettina Stangneth, "Eichmann avant Jérusalem. La Vie tranquille d'un génocidaire",  Calmann-Lévy, 2016. Édition numérique pp 410-411.

32) Cité par Bettina Stangneth, ibid. p.269.

 33)  Pseudo self qu'Erich Fromm  distingue du self original. Erich Fromm,  "La peur de la liberté", les Belles Lettres, 2021. "Escape from Freedom" est un livre qui a d'abord été publié aux USA en 1941.

34) Bettina Stangneth, ibid. p.21.

35) Bettina Stangneth, ibid. pp. 98/99.

36) Nous nous référons à la distinction introduite par Jacques Lacan entre le signifiant qui représente un sujet pour un autre signifiant et le signe qui représente quelque chose pour quelqu'un .

37) Bettina Stangneth, ibid. p. 278, cite les propos d'Eichmann déclarant lors d'une rencontre du groupe Sassen : "L’ancien Führer" ne faisait lui aussi que son devoir : après tout, on était en guerre, et en temps de guerre le "slogan" en vigueur dans tous les camps est qu’il faut " détruire [vernichten] les ennemis ". Et surtout il y avait là un ennemi tout à fait particulier, car le judaïsme, dans le monde entier, avait, par le biais de son chef et tout particulièrement par le biais du Dr Chaïm Weizmann, publiquement déclaré la guerre au Reich allemand."

À propos de la prétendue "Déclaration de guerre" de Weizmann, voir  https://en.wikipedia.org/wiki/Jewish_war_conspiracy_theory : " Le 29 août 1939, le président de l'Organisation sioniste mondiale, Chaim Weizmann, a écrit une lettre au Premier ministre britannique, Neville Chamberlain, qui comprenait la déclaration suivante : 'En cette heure de crise suprême, la conscience que les Juifs ont une contribution à apporter à la défense des valeurs sacrées me pousse à écrire cette lettre. Je souhaite confirmer de la manière la plus explicite les déclarations que mes collègues et moi-même avons faites au cours du mois dernier et surtout de la semaine dernière : les Juifs sont aux côtés de la Grande-Bretagne et se battront aux côtés des démocraties'."

38) Arendt Hannah, "Eichmann à Jérusalem", pp. 142-143. Gallimard 2018.

39) Op.cit. p. 311, Bettina Stangneth écrit : "Eichmann est encore plus difficile à arrêter quand il lit un texte préparé à l’avance que lorsqu’il est forcé d’improviser. Sa forme privilégiée est sans aucun doute le monologue, le discours que personne n’interrompt. Il peut y déployer tranquillement son interprétation hermétique du monde, et se laisser emporter par le pathos de son propre langage. Pendant son interrogatoire, Avner W. Less observera lui aussi cet effet après une petite allocution tenue par Eichmann. Il a écrit à ce propos : ' À la fin, cet homme (Eichmann)  était littéralement ému aux larmes par ses propres paroles'." 

40) Ibid. p.270 sq. Il est fait référence à un texte intitulé  "Allegemein-Persönliches" qui a dû être rédigé en Argentine vers 1956.

41) Cesarani David, Adolf Eichmann, Tallandier 2014, p.298.

42) Kulcsár Istvan," Ich habe immer  Angst gehabt", article publié dans" Der Spiegel" n° 47/1966 https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46415162.html

"Ich habe mein ganzes Leben lang Angst gehabt, ich wußte aber nicht, wovor. Auch in Zeiten, wo ich völlig frei und selbständig gewesen bin, spürte ich innere Unsicherheit. Ich konnte nirgends hingehen, wo fremde Leute waren. Ich mußte im vornherein wissen, wer dabei sein wird. Meine Hände schwitzten. (Anmerkung des Autors: Das war auch während der Interviews der Fall.) Je weniger ich daran dachte, desto leichter war es. Immer wenn ich mich auf ein Zusammentreffen präparierte, war es schlimm. Ich war vergeßlich, wußte auch hinterher nicht mehr, worüber ich gesprochen hatte..."

43) " Eichmann n'est qu'un salaud plutôt ordinaire, sans éducation ni culture.", écrit Élie Wiesel dans « Éthique, responsabilité civique et crimes contre l'humanité », Revue d’Histoire de la Shoah, 1997/2 (N° 160), p. 55-60. DOI : 10.3917/rhsho1.160.0056. URL : https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah1-1997-2-page-55.htm

 



 









© 2024