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La réification du sujet dans la schizophrénie

 

  

  

 

La réification du sujet dans la schizophrénie

 

Claude Kessler

 

( Texte tiré de la thèse de Doctorat ès Lettres : « Du corps dans la schizophrénie au sujet de la psychose ». Strasbourg 1, 1981)

 

 

 

Etre dans la schizophrénie c’est d’abord ne pas pouvoir concevoir d’autre sens à sa vie que celui d’un objet matériel chu du corps de l’Autre : morceau de viande tombé du ventre de la mère, déchet fécal du père… Aucune subjectivité n’est posée au-delà de la réalité matérielle de son être, « il » ou « elle » ne serait né d’aucun désir, mais simple production  issue du corps d’un Autre, livre de chair arrachée au corps de l’Autre.

 

Ainsi Yves, se référant à une parole du père qui aurait reproché à la mère d’avoir été enceinte de ne pas s’être lavée après leurs rapports sexuels, s’imagine issu de la négligence et de la saleté de sa mère, saleté déposée en elle par le père. Il ne conçoit la paternité que sur le modèle de la maternité, mais là où la mère accouche d’un enfant, le père ne saurait accoucher que d’excréments, la mère étant réduite à être la cuvette des W.C. . Cette identité entre sperme, excréments et enfant se retrouve dans un rêve qu’il me raconte : « Deux vieux sautaient dans un lit, il y avait du sperme sur la couverture. J’assistais, j’étais dégoûté de voir un petit vieux et une petite vieille faire ça à cent, à trois mille ans, Abraham et Sarah, je suis peut-être Isaac », un Isaac sacrifié pour effacer la tache de son père, la saleté déposée par le père et à laquelle Yves ne cesse de s’identifier. Son être prend sens comme une matérialisation de la défaillance du père comme saleté, ce qui ouvre aussi la possibilité d’un effacement de  la tache, de la saleté,comme devenir éventuel et anéantissement.

 

Dans un souvenir qu’il date à quelques mois de sa naissance, Yves s’imagine, bébé couché dans un lit, une ampoule allumée au-dessus de sa tête, entendant un homme dire à une femme habillée en noir, après avoir eu des rapports sexuels avec elle : « ta gueule ». Il s’interroge sur l’identité de ces deux personnages qu’il considère comme étant ses parents, et se demande à qui s’adresse la parole du père : à la mère, à l’ampoule ou à lui ? « Il a dû traiter sa femme d’ « ampoule ta gueule », conclut Yves. Il me l’a peut-être dit à moi parce que je pleurais ». Si Yves s’imagine être l’ampoule douloureuse qui doit disparaître du corps de son père (il se dit être une plaie pour) son père, l’ampoule allumée au-dessus de sa tête dans le fantasme de scène primitive, et qui vient en quart entre père, mère et fils, annonce déjà l’à-venir d’une autre filiation, celle par Dieu qu’il appelle l’ « Ampoule Céleste », la « Lumière », et dont il se dit le Fils in-différencié du Père. Quitte à être une ampoule, le délire le fait « Ampoule Sainte ». Ce signifiant est le pivot qui va permettre l’élaboration d’une métaphore paternelle.

 

Dans la schizophrénie le délire narcissique se donne comme une issue pour sortir de cette première réponse qui est donnée au manque imaginé à l’Autre, et où le sujet désubjectivé  ne conçoit de sens à son existence qu’à effacer ce manque en s’effaçant lui-même. C’est l’échec de la créature à annuler le manque que sa création implique qui amorce la dialectique des objets imaginés au désir de l’Autre, et la poussée du sujet à effacer la séparation de l’Autre d’avec son objet de complétude. Il y a un déplacement du manque par rapport à la névrose, il n’est pas manque du sujet à être l’objet de la jouissance de l’Autre mais manque à réaliser cette jouissance. Ainsi s’il y a un désir dans la schizophrénie, un manque à faire jouir l’Autre, celui-ci ne s’origine pas de la castration mais de la séparation, séparation qui a aussi une fonction défensive car elle retient le sujet identifié à l’objet sur la pente de son anéantissement dans la jouissance de l’Autre en même temps qu’elle est cause du manque dans l’Autre et dans le sujet, fondant un désir de » complétude. La coupure est vécue non pas entre le sujet et l’objet, mais entre le sujet devenu objet et l’Autre.

 

Yves se présente dans son délire comme étant  « Jésus », le « Fils crucifié de la Mère » et le « Bras amputé du Père ». Sa demande est de réintégrer le corps divin pour assurer la complétude de Dieu, et de la sienne, en un Tout in-différencié. Il rend responsable du manque porté au corps de Dieu ses persécuteurs, qui d’abord l’ont coupé du corps divin, et maintenant l’empêchent de retrouver la complétude.

 

Les parents célestes, et délirants, d’Yves sont imaginés avec des corps dont les modèles sont des images de ses parents réels ayant pour seul manque en leur corps celui dont il se croit la cause de par sa naissance, assimilée à une perte pour eux. Yves se représente l’accouchement comme une mort pour la mère, le meurtrier étant autant le père qui gonfle le ventre de la mère jusqu’à l’éclatement, que le fils dont la naissance signe le décès de la mère. Il interprète le bras que son père a perdu pendant la guerre comme la condition nécessaire pour que celui-ci puisse avoir des enfants : il fallait, dit Yves, que son père manque de quelque chose pour qu’il souhaite le combler par des enfants. Mais dans son délire il dit encore être celui qui, d’un tir de mitrailleuse, a détruit le bras de son père. Se croyant cause de l’amputation de son père, il pense devoir payer sa faute en se substituant au bras perdu (« être le bras droit de quelqu’un »). Ainsi le délire d’Yves déploie une certaine cohérence quand il dit avoir engendré ses parents car en imaginant un désir à son père, il en a fait un créateur lequel, d’avoir besoin de créer, devait bien manquer de quelque chose. Dans cette réversibilité de la relation créateur-créature, il s’imagine, lui aussi, devoir manquer de quelque chose pour avoir des parents. Ainsi, à l’instar du bras amputé du père, il interprète les cicatrices qu’il porte à son bras comme condition nécessaire pour « mériter » d’avoir une mère, pour être aimé par elle. Cette inversion du manque et de la demande à être l’objet de jouissance de l’autre procède d’une identification à la mère. Mère, père et fils sont une même image.

 

Dans son délire, Yves s'imagine être un ange déposé dans le lit de ses parents par une main recouverte d’un gant de cuir brun. Ce gant lui évoque la prothèse portée par son père là où lui manque un bras, ainsi que le bâton noir recouvert de cuir brun que portait Dieu à sa ceinture le jour où, dans une hallucination, il l’a vu, dans le ciel, danser avec Karl Marx. Le délire de filiation narcissique, outre de dédommager le sujet de son être objectal, fait de lui l’objet de complétude soutenue par aucun corps charnel. Il est ainsi une défense contre la crainte du sujet-objet de s’anéantir dans la jouissance de l’autre : « en pensant que je suis sorti du ventre d’une femme, dit Yves, j’étouffe ».

 

Deux voies semblent s’offrir au sujet/objet : s’effacer réellement, et à l’extrême se suicider, pour effacer le manque dont il se croit être la cause, ou s’élaborer une identité délirante comme partie intégrante du corps de l’autre ce qui semble également invivable.

 

Quel que soit le manque imaginé dans la schizophrénie au corps de l’autre, jamais ne se pose la question d’un Autre désirant au-delà de l’image que le sujet/objet a élaboré de lui. Même Dieu est là comme une image sans altérité, l’Autre est tombé dans le champ des images narcissiques. Ainsi il ne peut soupçonner un désir Autre au-delà du manque dans le corps qu’il a imaginé et dont j’ai dit qu’il trouvait sa cause, non dans l’impossible du sujet à croire qu’il est l’objet de jouissance, mais dans l’impossibilité du sujet, identifié à l’objet, à  réaliser la jouissance de l’autre du fait d’une coupure réelle entre lui et cet autre. La séparation est une forme particulière de la castration dans laquelle l’autre représente l’objet perdu du sujet, et le sujet, l’objet perdu de l’autre. Le désir du schizophrène, le sien et celui de l’autre sans altérité, se trouve réduit à un manque dans l’image corporelle, comme le souligne Lacan[1] quand il dit que « le psychotique dans le désir a affaire au corps » à la différence du névrosé qui, dans le désir, à affaire à l’Autre.

 

Si l’homme est pris dans la question du désir de l’Autre c’est en tant qu’il est un être de parole et que ce qui le fait parler reste toujours en dehors de ce qu’il énonce, n’est jamais totalement signifiable. Le désir, énigme d’un au-delà du dit, est pure soustraction aux énoncés, le reste de la division du sujet en lieu de l’énonciation et sujet de l’énoncé. Le « fantasme d’accomplissement de désir » suppose un temps préalable qui est la réponse imaginaire apportée par le sujet à la question du désir de l’Autre, mais cette réponse transforme le désir en manque imaginaire et en demande. Le sujet, à vouloir la satisfaction de son désir par la voie des pulsions, ne le peut qu’en se faisant l’objet de jouissance d’un autre auquel il s’identifie dans le fantasme. La division du sujet étant inopérante dans la schizophrénie, la question d’un Autre au-delà de l’image ne se pose pas. Et, réduisant le désir à la demande, le schizophrène peut se croire le dépositaire d’un savoir sur la jouissance d’un autre qui n’est que son propre reflet, confondu avec l’image de la Mère.

 

Dans la schizophrénie aucun interdit ne vient porter limite à la jouissance de l’autre. Fait défaut, par comparaison à la névrose, une loi inscrivant symboliquement la castration imaginaire de l’autre, et la rendant irréversible. Dans la névrose, le père symbolique, le Nom-du-Père, soumet la demande imaginée à la mère, et l’offrande de l’enfant à satisfaire cette demande, à un interdit, celui de l’inceste, inceste qui se donne comme le modèle de ce que serait une jouissance totale pour la mère. L’interdit de l’inceste opère la transformation du phallus imaginaire, objet de la demande attribuée par l’enfant à la mère, en Phallus symbolique F, signifiant du désir interdit de la mère. Et si l’enfant est le Phallus F de la mère, c’est en tant qu’il est le signifiant de ce dont il est interdit à la mère de jouir.

 

Faute d’être le produit, par l’identification au Phallus comme sujet extérieur à l’objet, le schizophrène n’est pas protégé par l’interdit de l’inceste de ce qu’il imagine comme son anéantissement dans la jouissance de La Mère. Pour parer à cette menace imaginaire, il met en place, entre lui et l’autre, des limites matérielles, là où les différences signifiantes sont inopérantes. La rencontre par le sujet d’un signifiant forclos, venant précipiter son entrée dans la psychose, n’est autre qu’une situation où ledit sujet se trouve à effacer une limite matérielle là où défaille une différence symbolique. Ainsi la psychose du Président Schreber se déclenche quand il est appelé à assumer des fonctions paternelles, franchissant une limite qui n’avait jamais été symbolisée, ni par lui ni, sans doute, par son père, faute d’un signifiant articulant la différence père-fils.

 

Le délire est élaboré pour donner un sens à cette livre de chair que le schizophrène se vit être. Yves conçoit sa souffrance, sa coupure du corps de Dieu, comme un châtiment pour avoir lu un livre interdit : la Kabbale dont il dit que, pour la lire, il faut avoir quarante ans, être marié et avoir des enfants, conditions qu’il ne remplissait pas. Dans ce livre, il a découvert un secret qu’il hésite à me communiquer car, toujours selon lui, le connaître ne serait pas sans danger pour moi. Ecoutons le : « Dans la Bible, le Livre de la Création, le premier mot est « Bereïchiss ». En Kabbale, on ne tient pas compte des consonnes : R-CH-B-Y (i). Chaque son est le début d’un nom : Rabbi Chimone Bar YoraÏ. C’est la preuve que la Bible est juive, le nom du rabbin est compris dedans. « Ei » et « ss » sont des accusatifs se lisant « et ». Ça veut dire que le Rabbi Chimone Bar Yoraï était accroché à la Gloire de Dieu sans arrêt. C’est le premier secret de la kabbale. Il est interdit de l’apprendre. A la prière du soir, les murs se balançaient autour de moi et le sol s’ouvrait. J’allais être avalé par le sol, j’avais la sensation d’une enveloppe autour de moi ». Yves fantasme la lecture de la Kabbale comme une dévoration : « La Kabbale se boit comme du petit-lait » dit-il. Mais c’est lui qui est menacé d’engloutissement dans un espace imaginaire où le sujet tombe dans l’objet et où l’autre est ravalé au rang d’image moïque. Sans doute le signifiant « Bereïchiss » renvoie-t-il au mot hébreu « Bereschith » qui condense «Reschith » (commencement) et « Berith » (alliance) mais il est difficile de ne pas entendre dans le « -chiss » de « Bereichiss », les signifiants allemands « schib » (chie) et « schieben » tirer avec une arme) ainsi que le verbe « beschiben » qui signifie en patois lorrain « tricher ». Et toute l’histoire d’Yves, telle qu’il la raconte, est celle d’un homme qui n’a trouvé au lieu de sa filiation symbolique que tricherie, merde et mort.

 

Dans le discours d’Yves, la coupure (il se dit coupable, coupé, d’avoir lu la Kabbale), cause d’une séparation entre lui et son Autre, entre lui et son image narcissique, vient là où un interdit a été annulé. Et si cette séparation fonde un désir de complétude, elle a aussi une fonction défensive en ce qu’elle vient pallier à l’échec de l’interdit. Là où l’identification du sujet au signifiant échoue, elle met en place une coupure réelle entre le sujet-objet et l’autre. Elle est une réalisation délirante de la castration là où, précisément, celle-ci échoue dans sa dimension symbolique. Ainsi le délire offre une issue au schi- en lui créant un désir et une demande : pour Yves, être accroché à Dieu, à l’instar du rabbin Chimone. Et son désir, il ne tient pas davantage à le satisfaire que le névrosé, de crainte de s’anéantir dans la jouissance en annulant la séparation.

 

Quand le schizophrène n’est pas à même de développer un délire, il peut être amené à demander une coupure réelle entre lui et l’objet qu’il se croit être. Marc, un matin de ses dix-neuf ans, contemplant son pénis, conclut à un phimosis et réclame l’ablation de son prépuce, puis du gland et enfin de la verge tout entière. Un mois après son hospitalisation, il se cisaille un poignet « à la demande du Président de la République » dit-il. Dans les explications qu’il donne de son geste, le poignet vient aux lieu et place du pénis : « mon phimosis n’est plus opérable, mon péni (sic) est devenu tout bleu, il faut m’amputer. Si je ne le fais pas, je crèverai de faim plus tard, ils m’enlèveront tous les avantages sociaux. » Que le pénis est assimilé à de l’argent est dit dans l’altération phonétique du « pénis » en « péni ». « Mon père, continue Marc, n’avait pas assez d’argent pour faire un enfant. Alors il a attendu. Ils (ses parents) n’avaient de la place que pour un seul enfant. Les autres ont quatre enfants et ils crèvent de faim. Heureusement que ma sœur est morte sinon ils ne m’auraient pas fait ». Loin d’avoir un pénis en trop, Marc se fantasme comme la cause d’un manque dans la bourse de ses parents, comme étant l’argent, le pénis/penny qu’ils ont été obligés de dépenser de par sa naissance. Et en demandant l’amputation de son pénis, il veut échapper à être l’objet de jouissance, échapper à son anéantissement en tant que sujet dans la jouissance de l’autre. Mais comme il me le fait remarquer, avec ou sans pénis, comme sa sœur, il est voué à la mort. A cela rien d’étonnant puisqu’il ne conçoit d’autre sens à son existence que d’être l’organe dont il demande l’amputation, ceci aussi pour rendre le penny/pénis dont sa naissance appauvrit l’Autre.

 

A propos d’une phrase qui m’avait surpris : « Ma sœur avait un jour quand elle est née. » Marc explique : « Une en moins et un en plus, ça fait zéro. Le zéro s’est absorbant, on peut le multiplier par n’importe quel nombre, ça fait toujours zéro. Moi, je suis le zéro, le moins que rien. » Et du zéro, du moins dans l’ensemble des entiers naturels, on ne peut rien soustraire. C’est de ne pas avoir été constitué comme Un  soit par le Un du signifiant, soit par le Un de l’unité imaginaire (comme Yves dans son délire) que rien ne peut lui être retranché qui le fasse désirant.

 

Marc rend responsable de ce qu’il appelle encore son « étranglement du péni », une syphilis qu’il dit avoir contractée à l’âge de neuf ans alors qu’il jouait « au papa et à la maman » avec une voisine : « elle voulait tout faire, raconte-t-il, être le papa et la maman en même temps. Un jour, elle m’a embrassé. Depuis, j’ai la syphilis, la roséole, une trace rouge sur la verge. Elle m’a étouffé à force de baisers. Depuis, je ne peux plus approcher d’une fille. J’ai du mal à me nier, lier connaissance ». Ce lapsus traduit pleinement la crainte d’annihilation qu’engendre en Marc toute relation. Ce qui fait qu’en matière de corps, il préfère les corps simples, ceux de la physique. A propos de sa voisine devenue adulte, il continue : « Elle va se marier. Elle va mourir, la corde autour du cou. Moi, elle me l’a mise autour de la verge ».

 

Si le délire peut greffer un semblant de sujet sur l’être objectal du schizophrène, par contre, aucune coupure ne sépare l’autiste (psychose infantile) de la jouissance de l’autre, jouissance dont il est, ou du moins croit être, la réalisation. L’autiste est symptôme, il est l’image de l’autre jouissant. Jean est un adulte, autiste diagnostiqué par l’institution psychiatrique comme arriéré profond. Ses seuls énoncés sont des stéréotypies verbales et graphiques qui toutes parlent, par la reproduction du même, d’un non-être au temps. Un des dessins produits par Jean est particulièrement significatif d’un temps qui s’est arrêté. Il s’agit d’une horloge qu’il nomme « Vieux Jacquemart », et dont l’original se trouve à Moulins. Ce dessin, reproduit à la chaîne en d’innombrables exemplaires, représente deux bonshommes, censés « sonner les cloches », accrochés par les pieds en haut d’une tour. Seulement, ils ne peuvent rien sonner du tout puisque dans le dessin ils n’ont pas de bras, et qu’aucune cloche n’est représentée. Des quatre personnages composant le modèle original (le père, la mère, le fils et la fille), il n’y en a que deux qui sont dessinés, les deux mêmes, dessinés à l’envers, la tête en bas : « Deux pères…deux mères », me dit Jean.

 

L’extrait d’un entretien avec le père me paraît particulièrement significatif de ce monde qui tourne à l’envers :

- Vous êtes le père de Jean ?

- Le fils…c’est mon fils.

- Pourquoi l’avez vous appelé Jean ?

- C’est le nom de son grand-père. Comme ça il reste un Jean parmi nous.

Est dite toute l’ambiguïté de la position de Jean dans l’ordre généalogique : fils de son père, il lui est demandé d’être en même temps le père de son père. Ce père, en manque d’immortalité, voue son fils à la conservation du même en ne lui donnant pas de signifiant qui lui permettrait d’articuler la différence des générations.

 

Jean ne se représente jamais dans ses dessins, il se définit comme étant le « dessinateur ». Je dirais plutôt qu’il est par rapport à ses productions dans la position d’un photocopieur, voué, non à la répétition, mais à la reproduction du même sans qu’une différence ne vienne porter tache aux images dont il est chargé d’assurer la pérennité. Le concept de répétition n’est pas approprié pour parler des stéréotypies, lesquelles se situent hors du paradoxe de la répétition tel qu’a pu le formuler Hume : si la répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple. Les stéréotypies, reproduction du même par le même, n’impliquent aucun sujet extérieur aux images reproduites, et qui tireraient sa permanence d’être le lieu de la différence qui permet de dire qu’il y a répétition. Ainsi il est difficile de ne pas entendre dans les stéréotypies de Jean, en tant qu’elles travaillent à la production du même, comme un écho au vœu de mêmeté du père.

 

L’élision du signifiant de la différence des générations est particulièrement fréquente chez les parents d’enfants destinés à devenir autistes. Une mère, par exemple, me dit à propos de sa fille âgée de vingt ans : « J’ai beaucoup vomi pendant sa grossesse ». Elle voulait dire « pendant ma grossesse ». Il semble que ces parents ne disposent pas d’un signifiant pour inscrire dans l’ordre du symbolique l’enfant qui leur vient. Et ledit « désir d’immortalité » n’est que l’imaginarisation d’une jouissance auquel le signifiant ne porte pas limite. Dès lors, l’enfant se trouve livré, sans limite symbolique, à la réalisation de la jouissance d’un autre in-différencié de lui-même. D’autre part, les symptômes autistiques, par la dimension de fermeture à l’Autre qu’ils impliquent, posent une limite réelle, non symbolique, à toute intervention extérieure perçue par l’autiste comme une menace pour l’identité qu’il  s’est élaboré par identification à l’image de l’autre jouissant.

 

 

[1] LACAN Jacques, L’identification, séminaire du 20 juin 1962








 

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