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Un enfant trop gentil

                                                                                                                                                                                 . 

 

 

Un enfant trop gentil

 

À propos d'un retard du développement accompagné d'une dysphasie

 

Claude Kessler (2018)

 

 

 

S'il y a un concept qui s'est radicalement modifié ces 20 dernières années en psychiatrie de l'enfant c'est bien celui d'autisme qui est passé d'un sens bien précis qui était celui de l'autisme de Kanner pour finir par désigner sous le vocable de "trouble du spectre autistique" ou TSA toutes les pathologies mentales infantiles comportant une perturbation du contact avec autrui et la réalité, avec ou sans retard de développement. Le TSA reprend dans le DSM 5 ce qui était qualifié dans le DSM 4 de "Trouble envahissant du développement (TED) à l'exclusion du syndrome de Rett. Reste la question de la schizophrénie infantile à début précoce (avant 10 ou 12 ans) dont le concept s'est longtemps perdu dans celui de psychose infantile, lui-même effacé des tablettes, et dont le rejet a accompagné celui de la psychanalyse accusée de culpabiliser les parents en faisant de cette pathologie un trouble trouvant sa cause, au moins partiellement, dans une perturbation de la relation mère-enfant. Assez bizarrement, on entend parfois parler de "psychose autistique".

 

En France, les Centres Ressource Autisme (CRA) ont joué un rôle certain dans l'élargissement du diagnostic d'autisme a des enfants dont on aurait dit jusque-là qu'ils présentaient simplement des traits autistiques sans être pour autant autistes, et qui ne présentaient pas certains symptômes caractéristiques de l'autisme de Kanner, notamment l'absence du pointage protodéclaratif, de l'attention conjointe et du  jeu  de "faire semblant", trois troubles spécifiques repris dans le CHAT ou Check-list for Autism in Toddlers. Beaucoup d'enfants présentant des troubles relevant de la psychose infantile, plutôt que de l'autisme, revenaient des CRA avec le diagnostic d'autisme atypique. On a alors assisté à un appauvrissement de la clinique, avec la négation de différences psychopathologiques pourtant essentielles à la prise en charge thérapeutique des enfants et l'accompagnement des familles, pour des raisons plus politiques et financières que scientifiques avec des associations de parents d'enfants autistes revendiquant le diagnostic d'autisme pour leurs enfants avec une prise en charge éducative spécifique, en espérant que les thérapies géniques viendraient, dans un avenir proche, soigner, voire guérir, l'autisme.

 

Au début de l'année 2000, époque de ma première rencontre avec Bill, alors âgé de 4 ans et 6 mois, la définition de l'autisme était clairement limitée à celle de l'autisme de Kanner, ce qui, tout en surinvestissant l'importance du diagnostic, avait l'avantage de stimuler le questionnement au sein des équipes soignantes. Dans l'hôpital de jour que fréquentait cet enfant, certains soignants pensaient qu'il était autiste, mais avec un doute cependant, d'autres penchaient plutôt pour une psychose, d'autres encore y voyaient un retard de développement simple, mais sans certitude. C'est sans doute pour cette raison que son "cas" avait fait l'objet de débats étayés sur  des présentations audiovisuelles, lors de colloques entre "spécialistes" de la psychiatrie de l'enfant ! La pathologie de Bill restait donc largement une énigme, mais on pouvait noter chez lui un important retard de développement, tout particulièrement dans les domaines du langage et de la communication, une forte agitation psychomotrice, un contact étrange, un sourire immuable et la fixation à un sentiment de toute-puissance, le tout contrastant avec un acquis certain. Étant à cet âge un bel enfant, doux et gentil, il avait un statut privilégié auprès des soignants et des éducateurs, autant hommes que femmes, qui travaillaient dans des conditions difficiles avec un dévouement admirable.

 

Le seul élément significatif de l'histoire de cet enfant qui m'avait été communiqué par les parents était une importante crise d'angoisse de séparation à l'âge d'un an : en vacances, ils l'avaient confié, avec sa soeur, à une halte-garderie, là il n’avait  cessé de hurler jusqu'à ce que les parents, prévenus par les animateurs, reviennent le chercher en catastrophe. Un autre élément avait attiré l'attention des parents : leur fille, plus âgée de 2 ans, avait une nette tendance à materner Bill, et le considérait un peu comme étant son "bébé".

 

1)  Bill a 4 ans et 6 mois.

 

Entretien 1 

 

Bill arrive à mon bureau accompagné d'une infirmière. Il est calme, affichant un beau sourire, et n'exprime aucune appréhension quand son accompagnante le laisse seul avec moi. Il commence par explorer les jeux qui sont à sa disposition et me lance un ballon à ma demande. Puis il fait un gribouillage  au tableau : peut-être fait-il semblant d'écrire, puis il continue en s'emparant d'un masque qu'il se met sur le visage, pour l'enlever immédiatement. Ensuite, il s'intéresse à un ballon de baudruche qu'il gonfle plusieurs fois avec sa bouche jusqu'à la limite de l'éclatement. Il abandonne ce jeu pour aller se saluer dans le miroir. Je lui propose de me faire un dessin. Il accepte.

 

                                                                              Dessin 1

 

https://lh6.googleusercontent.com/RakrCOymFSQL1U98ibXzoiZ7VYd6FRMjiYxk4faYGUdyErwsh95nBT18Yf9U-Y1O1RrzVSSsP3vvyfUa70-t7Sj4ZZBMOngxHdyMW9xhF--aTsQ1MN7o0ErbxyccYrFE3CfuIJQS30CWTGvhgkRL5RDwT_OCnKIleRXpMr_YSRuYJRPKDHhIFtPp6zi-lspSCihvjl6GkA

 

 

Le retard de développement est évident, mais avec un élément positif qui est ce rond dont partent plusieurs traits, et qui pourrait être l'esquisse d'un "bonhomme patate" (on parle aussi de bonhomme têtard), mais sans yeux, ni bouche. En tout cas, un tel espace fermé est un indicateur positif pour un enfant de cet âge quand il est question d'autisme ou de psychose.

 

Quant au langage, il se réduit à émettre de petits sons avec une voix très aiguë et à  faire des bruitages. Les orthophonistes parlent de jargonaphasie. En tout cas, il me comprend mieux que je ne le comprends du fait sa voix de "souris mangeant ses mots". À entendre le son de sa voix suraiguë, le signifiant "souris" m'est spontanément venu à l'esprit; je ne ferai le lien avec son éternel sourire que bien plus tard.

 

Après son dessin, Bill se place, debout, devant le miroir et reprend son jeu avec les ballons de baudruche. Il se regarde faire dans le miroir en jouant à  diriger volontairement vers moi l'air qui s'échappe du ballon. Puis il s'empare d'un biberon et en enlève la tétine, gonfle un ballon et essaie de transvaser l'air du ballon dans le biberon. Puis il reprend son jeu consistant à gonfler et dégonfler les ballons. Ce ballon qu'il gonfle et dégonfle en envoyant de l'air dans le biberon peut ouvrir à des sens symboliques très différents, mais dans le contexte présent il est d'abord un questionnement sur vide et le plein. En tout cas, à voir son air autoritaire et son comportement de petit chef, on peut dire de ce garçon qu’il "ne manque pas d'air". Au bout d'une demi-heure, il est fatigué et l'entretien s'arrête là.

 

Entretien 2

 

Bien que cet entretien soit, dans son ensemble, relativement pauvre avec peu de contacts, il se passe quand même des choses intéressantes. Bill ne se contente plus de souffler dans les ballons et d'en laisser s'échapper l'air : il s'applique à  faire revenir cet air dans sa bouche. Peut-être que je le "gonfle", en tout cas sa bouche est "gonflée", mais lui ne me "gonfle" pas pour autant. En tout cas, dans cet aller-retour d'air entre l'enfant-bouche et son ballon, on a l'ébauche d'un échange, d'une relation.

 

Interrompant son jeu, il va ouvrir la porte du bureau et vérifie qu'il n'y a personne qui se cache derrière. Puis, il me désigne la chaise pour enfants et me fait comprendre qu'il veut s'asseoir dans mon fauteuil.  Assis à ma place,  il gribouille de petits signes sur la feuille de papier qui me sert à prendre des notes. À l'évidence il m'imite. Ensuite il dessine une sorte de spirale faite de 3 espaces clos puis gribouille un quatrième rond bien distinct des 3 autres. On peut imaginer que c'est là une sorte de dessin de la famille avec un membre qui en est  exclu.

 

Il se saisit encore d'une poupée "papa" et essaye de la déshabiller sans y arriver. Puis, il entoure les pieds nus de la poupée avec de la pâte à modeler  comme s'il voulait la chausser : à défaut d'être complètement nue, la poupée doit être habillée complètement. Il y a là deux manières d'effacer le manque symbolisé par l'absence de chaussures : tout ou rien. On s'éloigne là du diagnostic d'autisme.

 

Entretien 3

 

Il ne saurait être question de présenter tous les entretiens de ce long travail, mais le 3e est d'un intérêt tout particulier dans la mesure où il nous montre les capacités de Bill maintenant que nous avons fait connaissance et qu'il a confiance en moi.

 

Spontanément, il s'approprie la poupée maman avec son bébé et le landau. Il joue à promener le bébé. Puis il met de l'eau dans le biberon et fait semblant de le nourrir.  De l'eau coule sur le bureau, il en profite pour donner un bain au bébé.

 

Ensuite il se saisit d'une poupée représentant une fillette de 4 ou 5 ans. Il veut la déshabiller, mais, pris de frayeur, il se sauve à l'autre bout du bureau, revient et cogne sur la poupée. Sans faire de pause, il démarre un jeu avec un hélicoptère qu'il fait voler d'une main, tout en se touchant de l'autre à travers le pantalon. Peut-être qu'après avoir joué à la maman, il vérifie qu'il est bien un garçon. Ce n'est que plus tard que j'apprendrai par la mère qu'il se déguisait souvent, à l'époque, en fille et se maquillait.

 

Suit un moment de régression où il suce le biberon tout en étant enroulé sur lui-même dans mon fauteuil (je suis assis sur un divan d'enfant dans un coin de la pièce). Là,je l'entends prononcer distinctement les mots "papa" et "maman". Puis il va regarder son nombril dans le miroir. A ce moment-là je n'ai pu m'empêcher d'énoncer une banalité, et lui ai dit : "Maman te manque".

 

2) Bill a 5 ans. Cela fait 6 mois que nous nous rencontrons chaque semaine.

 

Bill dessine maintenant des têtes bien différenciées sur lesquelles se détache une bouche pourvue de dents. Il aime initier des jeux de poupées sur le thème de la dévoration et me fait jouer habituellement le rôle du loup. Les croix figurant sur le dessin 2 sont autant des symboles de la mort que de l'addition : il s'agit de la sommation des victimes du loup.

 

                                                                                 Dessin 2

 

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Il commence à essayer d'écrire son prénom, en tout cas le B de Bill, et le mot papa avec 3 P dans un dessin représentant ce qui pourrait être une ombre sortant d'un cercueil, ou y entrant. On peut voir dans ce "papa" qui entre en scène une tentative de symbolisation de la fonction paternelle. Alors, résurrection ou enterrement du père ?

 

                                                                                Dessin 3

 

https://lh4.googleusercontent.com/s7iJUpf0CnRpi1r58zcutWr80Xh33IAOKsr4GnxsQTeeiSXeSf0xhuMtLREZpsqJtus6N7hlY07JXkFVT8T09EqNw1QeKk2ptzO7xzJjoCqujStYLNHJslaPYCaCIGjhGwDwQQUPIctnHuFV_KODX8skN7erJbu41XmhvcfgqpEqQnZgAAbCtivYwuVriApFUpxPdvW4pQ

 

La poupée "papa" va occuper une place importante dans ses jeux pendant plusieurs séances. Ainsi, par exemple, il donne un bain à la poupée "bébé" puis fait de même avec la poupée "papa" après l'avoir déshabillée. Il lui arrive aussi d'utiliser la cuvette des WC qu'il y a parmi les jouets mis à sa disposition pour donner un bain à la poupée "bébé". Dans la même logique, il peut mettre un boudin de pâte à modeler noire dans la baignoire et le malaxer. Un "bébé-caca" en quelque sorte. Donc "papa-bébé-caca".

 

À la même époque, j'ai l'occasion de rencontrer la mère de Bill venue à un suivi familial. Nous avons le temps d'échanger quelques mots. Elle me dit que son fils est plus calme, plus patient, moins dispersé, qu'il joue maintenant avec sa sœur, mais qu'il fait toujours pipi au lit. Elle se reproche de ne pas être assez ferme avec lui, surtout depuis qu'elle sait qu'il est "handicapé" (c'est le mot qu'elle utilise). Elle pense cependant que Bill a le désir de grandir, même s'il demande parfois à son père de le porter sur son dos.

 

 C'est à travers ses jeux que Bill s'exprime le mieux. Il commence à s'intéresser aux marionnettes. Il me donne la marionnette "loup" et prend la "sorcière". Il veut que le loup dévore la sorcière, symbole de la mauvaise mère phallique. Puis, il s'attaque au loup en jouant à lui couper son nez pointu avec des ciseaux, après quoi il fait semblant de couper les doigts de la sorcière, puis son poignet. Ensuite il prend un morceau de pâte à modeler noir et l'écrase en criant "maman". Il troue à plusieurs reprises la pâte à modeler avec son index. Pour finir, éclate en sanglots et appelle sa mère. L’angoisse qui l'envahit à ce moment-là n'a plus rien d'un jeu. On a là une suite de tentatives de symbolisation du manque, de la castration et de la séparation. Il arrive, enfin, à exprimer clairement une agressivité qui jusque-là était bien cachée derrière son éternel sourire.

 

Le travail à la pâte à modeler exprime la même problématique. Il s'essaie à la symbolisation de la séparation/castration en fabriquant des boudins-serpents qui, à force d'être roulés sous la main, se divisent en deux morceaux qu'il réunit ensuite. Puis il va admirer son œuvre dans le miroir. Ce qu'il y voit ce n'est pas seulement le phallus/serpent réparé, mais lui-même tenant ce dernier dans sa main. Évidemment, face à cela, il est difficile de ne pas que penser à l'évocation d'une activité masturbatoire sanctionnée par la menace de castration.

 

3) Bill a 5 ans et demi.

 

En un an le dessin du bonhomme a nettement progressé, et cela même si la tête n'est pas encore différenciée du reste du corps. Bill me dit que le bonhomme fait pipi. Étrangement, il trace 2 jets d'urine  de couleur différente, comme s'il avait 2 organes ou était clivé (dessins 4). Il est vrai que le "zizi" ne sert pas qu'à faire "pipi". Mais qu'en sait-il ?

 

                                                                                Dessin 4

 

https://lh4.googleusercontent.com/VXTUPizLOjOjdU7aynTl8v75oq5i41E1m7AEtb4aUkMmFLqeEH3B1plrpl2j8hFp_-biGGEGk3VPl5Pg-iWFLCE2roAI_umkNRtH73kHaNL6c0DbZ4ZqlYsM0RVzpM3Xk9CziRDpUgrs_8bcpxUIi5JlcHBp395fSrd88v_2FOSiqX8zBAB7_HdWSYV_KyldF7U1-_-NxA

 

Lors d'une séance, il me demande de lui faire un bonhomme en pâte à modeler. Il désigne ce bonhomme comme étant "maman", puis le coupe en morceaux. Je lui fais un autre bonhomme en pâte à modeler qu'il nomme "papa-maman". Il lui met des yeux, une bouche et un nez, puis le détruit. Est-ce que ça voudrait dire que pour lui le papa n'est qu'une autre maman ?

 

Bill continue à parler un langage qui, à l'exception de quelques mots, est incompréhensible. Un nouveau signifiant occupe le devant de la scène : "tuer". Les jeux de dévoration ont cédé la place aux jeux de pistolet. Il joue à me tuer avec plaisir, parfois après m'avoir ordonné "bas les mains" alors qu'il était supposé dire "haut les mains". Il s'intéresse aussi aux empreintes des poupées et des figurines qu'il imprime dans la pâte à modeler. Il dessine des traces qu'il appelle des "mains de loup", du moins c'est ce que je crois entendre.

 

Il se met régulièrement en scène en se jetant sur la dînette tel un animal affamé alors même que sa mère se plaint qu'il n'a, et ce depuis toujours, qu'un "appétit de moineau". Elle me dit aussi que depuis peu il se fait vomir régulièrement à la maison. Mais l'oralité n'est pas sa seule préoccupation : il commence à confectionner des colonnes en pâte à modeler qu'il dresse comme des stèles et qu'il nomme "kiki", une variante de "zizi".

 

Vers 5 ans et 8 mois, le bonhomme est bien individualisé (dessin 5).

 

                                                                              Dessin 5

 

https://lh5.googleusercontent.com/BD2wZtN_z9qYI-dekvtLeHhVqIvfiLSKGJSMDtAwnv0iQ02u9N-1tiOIHXBQoamLMozkOieshb2ytopLRiVtVd2NKZNt4sLcivg_DjVlLcpHAK8iLb9eZynB_sft-Jo0IQdFpj4-1gk2Okqk18oRQYxwhErqkXqo1nwaNzjA3Gzh3fRTqRYE4HN3w2suNsv8UZ0uFCGDfw

 

4) Vers 6 ans,

 

A 6 ans, Bill écrit facilement son prénom qu'il a pris l'habitude d'inscrire sur des étiquettes qu'il a fabriquées dans ce but. De la même manière il écrit "A PAPAP " pour papa. Pour la maman, il trace la lettre "M" qu'il recouvre d'un rond plein.

 

Le dessin 6 représente la maman et le papa. Il me dit que je suis le bébé. Les figures parentales sont encore très déshumanisées : la mère me fait penser à une poupée de chiffon et le père à un robot futuriste, en tout cas ils ne respirent pas la vie. Par le fait de me qualifier de "bébé" il exprime une certaine agressivité, mais surtout je le soustrais au statut de "bébé des parents", puisqu'apparemment il leur faut à tout prix un bébé.

 

                                                                                   Dessin 6

                                                        

https://lh3.googleusercontent.com/mX35hdoKmqvFe9eCLn-e2HnTmZjpsDuUkxyXLncNUKyeEUwPL8Oy5DKiBNppPTCgNh



S'il y a bien une question qui s'impose de plus en plus, c'est le sens de la coexistence chez cet enfant d'un discours incompréhensible avec des moments, rares il est vrai, où on le comprend sans difficulté particulière. Ce qui pourrait vouloir dire qu'il a acquis l'instrument "langage" mais que son utilisation est entravée. C'est comme s'il jouait, inconsciemment, à "parler bébé" et qu'il n'avait pas, tout aussi inconsciemment, envie d'être compris. Ou en tout cas qu'une force indépendante de sa volonté était plus forte que son désir de communiquer. Donc on serait en présence d'un conflit de désirs.

 

Dans le même ordre d'idée il écrase sur sa bouche un boudin de pâte à modeler jaune comme s'il s'agissait d'un bouchon, et dit "papa" après l'avoir enlevé". Est-ce que le bouchon l'empêche de dire "papa" ou "papa" est-il le bouchon qui l'empêche de parler ? Toutes les hypothèses sont permises, et elles convergent toutes vers la question de la place du père.

 

Dans le même ordre d'idée il écrase sur sa bouche un boudin de pâte à modeler jaune comme s'il s'agissait d'un bouchon, et dit "papa" après l'avoir enlevé". Est-ce que le bouchon l'empêche de dire "papa" ou "papa" est-il le bouchon qui l'empêche de parler ? Toutes les hypothèses sont permises, et elles convergent toutes vers la question de la place du père.

 

 Il continue son jeu en collant un morceau de pâte à modeler blanc sur le bouchon et en fait un microphone avec lequel il fait semblant de parler en s'admirant dans le miroir. Puis ce micro devient un serpent avec lequel il joue à m'attaquer ; il profite de l'occasion pour m'écraser joyeusement les pieds puis dessine au tableau une sorte de fœtus et me pointe du doigt, il accompagne son geste d'un "toi". Il jubile.

 

Définir une psychothérapie d'enfant comme étant la démarche qui fait du bouchon qui empêche un enfant de parler, un microphone, c'est-à-dire un porte-voix des temps modernes, correspond bien à ma conception du travail que je me propose de faire.  Donner la parole à un enfant, c'est lui donner une bouche.

 

                                                                                Dessin 7

 

https://lh4.googleusercontent.com/-6iXKhR1mHMo7lD_9iizM6Pi1WtGxC4kSrDckG0j8Qf-ch44aRAKs9wKXGMeFXpnIt

 

Le thème du père mort occupe toujours une place centrale à cette époque. Bill le tue dans ses jeux, puis lui érige une stèle faisant monument funéraire et sur laquelle il écrit " KR PA  PF". Ensuite, il dessine sa mère avec un corps et un visage sans contour (dessin 8). Quant au  dessin du père se réduit à écrire "PAPAPAPA".

 

                                                                                Dessin 8

 

https://lh5.googleusercontent.com/JZi_e9vi7nnX0bSxo6_dNh1BBomNGppMBpFcNEGoxe4kJLeXZZ-g6G9L7zJu70MoL_

 

5) Bill a 6 ans et 6 mois.

 

En 2 ans, Bill a nettement progressé au niveau relationnel et dans ses jeux. Il montre une réelle aptitude à la symbolisation non verbale, par contre s'il parle beaucoup, ce qu'il dit est pour l'essentiel un tel charabia qu'il est difficile à comprendre.

 

Dans un jeu qui met en scène, autour d'une voiture, les figurines du papa, de la maman et de l'enfant. Les parents sont assis sur les sièges avant de l'automobile et l'enfant est dans le coffre. L'enfant sort du coffre et trouve une place sur les genoux de la maman, puis il retourne dans le coffre. Manifestement il cherche sa place. Il finit par prendre celle de la maman à côté du papa. Dans une autre version du même jeu, le papa, toujours au volant, part seul et l'enfant court après la voiture, la rattrape et  tape le père, la mère fait de même. Bill dit "mort". Puis la mère prend le volant, mais part sans l'enfant. Celui-ci l'agresse et elle l'écrase. On est loin là du sourire d'ange et de la famille modèle

 

Dans cet autre jeu, il intègre sa sœur représentée par une figurine de dinosaure. Les parents sont eux aussi représentés par des dinosaures. Seul le frère, donc Bill, est représenté par une figure humaine. Le père et la mère se battent, la sœur veut manger le frère qui se met à l'abri dans un bocal. Le frère est tué, puis se relève et tue la sœur. Dans une version quasiment identique du même jeu, mais dans laquelle  Bill est lui aussi représenté par un dinosaure, il fuit sa sœur qui veut le dévorer et se cache dans un pot de fleurs, puis sous le cadavre de sa mère-dinosaure. Face à un monde vécu comme angoissant et menaçant, l'enfant trouve refuge dans un substitut de ventre maternel.

 

C'est de cette époque que date le premier dessin du "papa" sur un Post-it qu'il colle au mur (dessin 9). Le père a pris manifestement de la consistance. Dans le même temps, la séparation et le manque sont symbolisés par le découpage du dessin d'une dent de dinosaure qu'il a préalablement dessinée et coloriée. Le signifiant "papa" est écrit avec un P supplémentaire en fin de mot, il peut donc être lu à l'envers comme à l'endroit.

 

                                                                                 Dessin 9

 

https://lh6.googleusercontent.com/TTQe75FmKqkDwyfURCJsUuoeqBJO1BfFnPJrYqPKI3QhDKFq7Lzns3v0bjDhVdH_Hy

 

Les dessins et les jeux de Bill expriment souvent des états d'âme liés aux aléas de la vie familiale : le "papa-fantôme", la "maman-poule" ou "robot", avec de nombreux scénarios de dévoration ou il joue tantôt le prédateur, tantôt la proie. Il utilise quelques mots supplémentaires, mais souvent il "mange" des syllabes : par exemple, il dit "api" pour "vampire". 

 

Un autre objet va solliciter tout particulièrement son attention : un  cylindre creux en mousse, assez grand pour le contenir tout entier. Mais c'est d'abord ma tête qu'il enfouit dans le cylindre, jeu accompagné  du mot  "poubelle". J'ai l'impression qu'il  expérimente sur moi la dangerosité du cylindre. Puis, reposant l'objet en question, il plonge dedans en criant "maman". Là il s'adresse à moi en tendant les bras et en me disant "ai doi dédé" que j'interprète comme signifiant "aide moi bébé". Il veut que je l'aide, lui jouant le rôle du bébé, à sortir de la poubelle "maman". " La poubelle maman" ou "la plus belle", allez savoir ?

 

C'est le début d'une période assez difficile où il adopte souvent une attitude d'opposition tout en fondant facilement en larmes. De façon répétitive, il va se placer dans le cylindre en mousse en pleurant et en répétant de façon tout à fait compréhensible : "Je veux ma maman". Il ne s'agit plus d'un jeu, mais d'un chagrin réel qui finit en colère. Alors il sort du cylindre et se dirige vers la porte du bureau qu'il ouvre en criant de sa voix aiguë :"Je veux maman". Parfois il répète la même scène en s'observant dans le miroir. Il peut aussi se saisir d'une feuille de papier et y trace la lettre "M".

 

6) Bill a 8 ans.

 

Les jeux de Bill restent relativement stéréotypés. Il s'agit de scénarios mettant en scène des fantasmes sadiques, surtout de dévoration. Quand c'est son tour de se faire dévorer, il trouve refuge dans le cylindre en mousse qui peut d'ailleurs aussi représenter la bouche qui l'avale ou la cuvette des WC qui l'engloutit, qu'un contenant protecteur sur le modèle du ventre maternel. Il met aussi en scène répétitivement son empoisonnement par l'ingestion de gibier humain empoisonné. Souvent il me traite de bébé, ce qui est particulièrement péjoratif dans sa bouche. Sans doute que cela lui a été souvent dit comme un reproche, dans le genre "arrête de faire le bébé". Mais il lui arrive aussi de jouer le rôle de celui que j'ai transformé en bébé pour l'empêcher de me tuer ou pour le punir. En tout cas, il veut grandir et une force l'en empêche.

 

Dans le monde de Bill surgit une  nouvelle figure : celle de la crucifixion, avec une croix disproportionnée par rapport à la taille du crucifié qui, de ce fait, pourrait représenter un enfant.

                                                                               

                                                                                           Dessin 10

         

 

Bill parle à propos de son dessin d'une "croix magique" et répète : "Il est mort". En réponse à mes questions, il m'explique qu'il s'agit de sa sœur et que c'est lui qui l’a clouée sur la croix. Puis il me dessine "une sœur qui tue son frère" et conclut "je suis mort". Ensuite, il joue la momie qu'il nomme "Nimotet" (il a sans doute vu à la télé le film de Karl Freund "La momie" dont un des personnages s'appelle Imhotep) et s'allonge sur le bureau. Là, il me dit : "Change la momie en bébé". Dans une deuxième version du même jeu, il est le Grand Prêtre et me transforme en un "bébé qui pleure". Il termine son jeu en grimpant dans le cylindre en mousse et dit :  "Je vais en prison".

Il est important pour Bill de pouvoir exprimer ses fantasmes sadiques et de meurtre concernant sa soeur. Leur inhibition est un frein important au développement psychoaffectif. À cette occasion, il rencontre une autre image de lui-même que celle de l'éternel bébé : celle de la momie tueuse, ce qu'il refuse d'être, préférant rester un bébé pleurant l'absence de sa mère. Ce qui est important aussi, c'est qu'il exprime un jugement moral, même s'il s'agit d'un jeu.

 

À mesure qu'il s'extériorise davantage, Bill est moins agité, tant au niveau psychomoteur que verbal. Il sort un peu plus de sa coquille pour venir à ma rencontre. C'est là qu'émerge un problème de différenciation entre le "je" et le "tu". Il me dessine une carte qui mène à un trésor caché, me disant qu'il s'agit du "trésor de papa", et que ses parents et sa sœur sont décédés. Il s'attribue d'abord ce triple meurtre puis me les impute, pour finir par me dire que c'était lui la momie, et de se punir en se donnant des coups de casquette. Pendant la même séance il dessine un bonhomme (dessin 11) qui "fait pipi, il est tout nu … un garçon qui s'appelle Maudit (ou "mot dit"). C'est toi, c'est moi... il a tué mes parents et ma sœur." C'est bien là le fantasme de culpabilité qu'il porte en lui et qui émerge dans cet espace du "nous", de l'indifférenciation entre lui et moi.

 

                                                                                   Dessin 11

 

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Les sentiments qu'il exprime pour sa sœur sont toujours très ambivalents, mais plus empreints de tendresse. Il dessine pour elle un soleil qui se couche, ou se lève, entouré d'une multitude de petits cœurs, ce qui ne l'empêche pas de me dire qu'il a peur d'elle, qu'elle est un monstre et qu'elle veut le dévorer. Dans de telles situations, profondément anxiogènes, il court se réfugier dans le cylindre en mousse comme si le fait d'évoquer un danger imaginaire le rendait réellement présent. 

 

Apparaissent aussi des comportements d'autopunition dont il n'est pas possible de savoir s'ils relèvent d'une mise en scène ludique ou de quelque crise de conscience. Dans ces cas-là, il peut se montrer assez violent avec lui-même et se donner des gifles tout en se traitant de "méchant". Lors d'une de ces scènes, alors que je lui demande ce qu'il a fait pour mériter un tel châtiment, il me répond : "Je suis punition, j'ai volé un petit ballon".

 

7) Vers 9 ans.

 

Les parents se disent satisfaits de l'évolution de leur enfant et son insertion scolaire (en CLIS) ne pose aucun problème. À certains moments il semble pouvoir maîtriser ses difficultés d'expression verbale, soit qu'il oublie qu'il est dysphasique soit que, voulant être compris, il fasse l'effort de maîtriser ce problème.  Alors que les séances se réduisent toujours essentiellement à l'expression de ses fantasmes et de ses angoisses, il n'en est pas moins capable de réflexions pertinentes qui montrent qu'il peut être attentif au monde qui l'entoure. Alors qu'il me parle d'un enfant de son âge dont il a remarqué qu'il ne faisait que dire "non", il note la différence avec lui-même qui dit toujours oui. Une telle perspicacité me surprend, elle est plus sûrement la preuve de son intelligence que n'importe quel test.

 

Autant dans ses propos que dans ses jeux, il exprime son désir de grandir et accuse sa sœur de vouloir qu'il reste un bébé. Il est vrai que pendant un certain temps il a joué ce rôle pour sa sœur, celui d'une poupée vivante en quelque sorte. Le thème d'un autre qui lui veut du mal et qui veut le transformer en animal ou en objet, parfois le tuer ou le transformer en fille, est particulièrement récurrent à cette époque. Il lui arrive de m'imaginer en sorcier le transformant en banane pour le manger ou de reconnaître en moi le sorcier qui lui a volé sa voix alors qu'il se promenait en forêt à une époque où il était encore petit. Il exige que je lui rende sa voix et déclare qu'il est un être humain. Il y a forcément un lien entre ce fantasme de la "voix volée" et la voix étrange, hyperaiguë et stridente de Bill. Sa jargonophasie prendrait alors aussi le sens d'une castration.

 

Mais c'est avec sa propre image vue dans le miroir qu'il semble avoir,  de plus en plus souvent, des comptes à régler qui se  soldent par des duels au pistolet se terminant régulièrement par le même commentaire adressé à son double spéculaire : "Tu me bats". Peut-être effectivement qu'il se bat lui-même à travers ses symptômes.

 

La menace qu'il s'imagine planer sur lui prend ainsi les apparences de sa propre image, mais il s'agit là d'une image humaine bien éloignée des métamorphoses qu'il mettait en scène dans ses jeux. Cette image du corps  est cependant souvent incomplète. Ainsi il me dessine une tête humaine et une fleur, et dit : "Un monsieur qui n'a qu'une tête et pas de corps. Il est tout seul. Il a peur. Il veut cueillir une fleur et ne peut pas. Il rentre chez lui pour faire une potion magique pour avoir un corps, des bras et des jambes. Il ne trouve pas la bonne formule. Il boit la potion, et il a un corps, mais les mains manquent. Il en trouve une, mais il y en a toujours une qui manque. Il refait une potion, mais cette fois c'est la tête qui manque. Puis enfin il trouve la bonne potion." Il y en a qui perdent la tête, lui c'est le corps.

 

Un des temps les plus significatifs de cette période a été la séance au cours de laquelle Bill m'a dit : " Je vais te raconter une histoire pour de faux. C’est une sorcière qui veut manger un garçon, une sorcière toute petite. Le garçon prend une potion magique et devient grand. Il gagne". Suit un jeu dans lequel il prépare une potion pour empoisonner un enfant de son âge qui le maltraite réellement. 

 

Si Bill marque la différence entre le registre de la réalité et celui de l'imaginaire, il semble cependant hésiter quant au statut des objets ou êtres vivants qu'il peut y rencontrer. Ainsi, à propos d'un de ses dessins représentant un bonhomme visiblement effrayé devant une fleur gigantesque,  il me dit : "Elle a une bouche et elle veut manger l'humain. Mais il court plus vite. C'est faux, c'est un rêve. L'humain va au parc pour voir si c'est vrai ou si c'est faux. Il voit une fleur géante mais elle ne peut pas le manger car elle n'a plus toutes ses dents." Il s'attribue le rôle de la fleur et me laisse celui de l'humain. Puis il continue son histoire :" Le lendemain une dent pousse, mail la fleur peut pas te manger, elle n'a qu'une dent. Puis deux dents poussent, puis trois. Maintenant elle a toutes ses dents et elle peut manger l'humain pour grandir. Elle mange dix mille humains." Il faut donc manger pour grandir.  Cette histoire de dents lui est sans doute inspirée par la dent de requin qu'il porte autour cou : un pendentif qui lui a été offert par ses parents, à sa demande je suppose. À la fin de la séance Bill se met à danser et me dit qu'il fait "la fleur-spectacle". Il a donc changé de statut et passe de la dévoration au narcissisme.

 

À côté de toutes ces métamorphoses auxquelles il s'essaye, apparaît une nouvelle revendication : celle d'être reconnu comme étant un être humain et non un "robot" ou un "caca". L'hypothèse qu'il avance est que si les autres voient en lui une chose, c'est parce qu'ils voient mal faute de lunettes. Mais si l'on se réfère à ses jeux, être humain n'est pas sans danger, la menace étant de finir dans l'assiette de quelque monstre. Mais là, surprise ! L'humain qui finit dans le chaudron du géant de son histoire se révèle être un "faux humain fait avec des carottes et de sauce piquante." Pour apaiser sa bouche en feu, le monstre doit boire toute l'eau de la rivière. Le subterfuge qu'il a trouvé pour se soustraire à l'appétit de l'ogre se nourrissant exclusivement de viande humaine est de lui offrir un légume à l'apparence humaine. Il n'est donc plus menacé de dévoration, ou  a au moins trouvé le moyen d'y échapper.

 

Dans le scénario d'un jeu qu'il imagine, il s'attribue le rôle de celui qui me vole de l'argent pour acheter une maison à sa femme qui s'appelle "maman". Il m’explique alors que les enfants n'étaient pas des robots mais qu'ils sortaient du ventre de leur mère après que le père y ait mis une graine par la bouche. À la fin de l'histoire, il dit jouer le "chinois", tout en dessinant "une pluie de caca", sauf qu'avec sa dysphasie cela fait "chie moi".

 

8)Bill a 10 ans

 

L'enfant a pris l'habitude de me raconter ses rêves, qui sont d'ailleurs le plus souvent des cauchemars." Dans mon rêve j'étais un monstre très, très fort, me dit-il. J'ai tué mes ennemis… tous les humains ... c'était bon la viande d'humain." Puis il me dessine le monstre qu'il rêve d'être (dessin 12).

 

                                                                                 Dessin 12

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Il rêve d'être un cannibale, mais son monstre n'a pas de bouche sur son dessin. Je le lui fait remarquer. Il me répond : "J'ai oublié ma bouche...j'ai le droit de l'oublier  !!!" Je ne peux pas m'empêcher de lui demander où il l'avait oubliée. Le retour est percutant :" De la dessiner, idiot." puis il se saisit d'un ballon en me disant qu'il allait jouer au "fou", ce qui compte tenu d'une dysphasie qui ne cesse de s'améliorer, veut dire "foot".

 

La problématique œdipienne s'exprime pleinement, bien qu'avec quelques années de retard, à propos d'un dessin spontané datant de la même époque (dessin 13).

 

                                                                            Dessin 13

 

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Il s'agit d'un dessin de la famille : "Le géant papa et sa maman, le bébé entre les jambes de la maman et le garçon qui embête le bébé." Il y a là quelques distorsions entre la famille imaginaire et la famille réelle dans la mesure où il précise que le garçon c'est sa sœur (Carole). De même, alors qu'on s'attendrait que ce soit lui le bébé, il me dit qu'il est le "géant papa". Il ne resterait donc à son vrai père qu'une seule place : celle du bébé, autrement dit celle de Bill lui-même. Dans l'histoire qui accompagne ce dessin, le bébé entre les jambes de la mère est une fille.

 

Dans l'histoire qui accompagne ce dessin, notre jeune patient se demande "si un fils a le droit ou non de faire un enfant à sa mère", pour conclure que oui. Puis il prend la réplique d'un fusil et joue à se tuer. Il se punit sans doute d'avoir de telles idées. Puis il change de version : "Je veux tuer ma fille (le bébé). Dieu m'a dit de tuer ma fille. Je ne veux pas qu'elle grandisse, je veux qu'elle reste un bébé pour toujours.". Il conclut :"Je me tue parce que je veux tuer ma fille.  Dans le fantasme qu'il exprime là, il a pris la place de son père et a fait un enfant à sa mère. La version complète de ce fantasme serait qu'il (Bill) a fait un enfant de sexe féminin  à sa mère et qu'il est cette fille encore bébé. Le père serait alors complètement effacé.

 

Lors d'une séance ultérieure, il me dessine "un bonhomme qui a perdu la tête", puis il dessine ce qu'il appelle un cerveau : "Mon cerveau, quelqu'un m'a pris mon cerveau en ouvrant la tête...".  Alors que je lui fais remarquer que sans cerveau on ne pouvait pas penser, il me répond :"J'ai mis un autre cerveau, le cerveau d'un enfant de 3 ans, celui de Maurice. J'ai 3 ans." Il n'est pas loin du compte, à 10 ans il aurait plutôt un âge mental de 5 ou 6 ans. Mais les progrès au niveau de l'expression verbale sont impressionnants, il est rare qu'il "mange" encore la moitié des mots qu'il prononce ou qu'il les déforme, mais cela peut arriver, par exemple en disant "kiket" pour "ticket" ou "horri" pour "horrible". En même temps, ce qu'il fait est de plus en plus chargé de sens comme ce "horri rêve" :" Je suis sur un jeu qui tourne, tourne, tourne. Mes parents passent et me voient pas… comme si j'existais pas." Pareillement quand il joue à m'hypnotiser en disant qu'il est mon maître et moi son esclave, et qu'il m'ordonne d'embrasser ma main puis de sucer mon pouce pour finir en s'écriant : "Monsieur je veux la vérité de vous."

 

Les parents sont satisfaits de l'évolution de leur enfant qui ne fréquente plus l'hôpital de jour et dont la scolarisation en CLIS se passe sans problème particulier. La plus grande difficulté qui subsiste est celle de pouvoir, ou de vouloir, se situer par rapport à des différences comme celle des générations, des sexes, ou entre humains et robots, aîné et cadet, gibier et prédateur, etc. S'il cherche sa place, cela veut dire qu'il ne veut plus de celle qu'il pensait lui être destinée à savoir rester le "bébé à sa mère" pour l'éternité. 

 

Son nouveau rêve est d'être tout-puissant pour sauver les humains des "monstres féroces tout nus, la tête cassée, sans yeux et pas de zizi, il a été coupé, des carnivores. Tu veux que je te raconte un cauchemar terrible ? Je suis le plus puissant de la terre et je bats tous les monstres. Je veux devenir un dieu." Ceci à l'inverse d'un père qui lui a montré à cette même époque sa faiblesse en se fracturant un bras dans une chute à bicyclette.

 

9) Vers 11 ans

 

Pendant une longue période Bill me parle de l'intérêt de "péter" pour faire fuir ses agresseurs imaginaires : le loup, le vampire, le dragon cracheur de feu, etc., mais aussi pour faire le vide autour de lui. Il me dessine "un garçon qui pète et pue. Tout le monde veut plus le voir. Il a plus d'amis, il est tout seul ... il est riche, il vole de l'argent car tout le monde se sauve, ça pue trop." 

 

Il insiste beaucoup sur l'interdit de péter en public en dessinant un avion essayant  de tuer un péteur. À cette époque, il affectionne tout particulièrement de faire des bruits de pets avec sa bouche, une bouche-anus en quelque sorte. Il me parle de la bouche cousue par la maman pour que son enfant-vampire ne puisse pas la dévorer. Cette idée lui est venue après qu'un médecin lui ait recousu une plaie au front. Dans cette logique parler c'est péter, et les deux sont interdits. Mais parler pour dire quoi ? Péter c'est transgresser, une manière de "non", c'est aussi mettre une limite entre soi et l'autre (un mur de mauvaise odeur), se différencier.

 

Une grande partie des séances est occupée par les nombreux cauchemars qu'ils me racontent avec une certaine indifférence; et dans lesquels on retrouve les mêmes thèmes que ceux qu'il exprimait précédemment dans ses jeux et ses dessins : dévorations, démembrements, catastrophes apocalyptiques, etc. De même, c'est sans émotion particulière qu'il se plaint des moqueries qu'il subit de la part de ses camarades d'école. Il semble ne pas comprendre qu'on puisse être méchant avec lui, mais il est plus déçu qu'en colère. Par contre, il a trouvé une source de joie et de fierté dans ses succès sportifs. voilà un domaine dans lequel il excelle.

 

D'autres thèmes apparaissent, comme celui de la réparation. Ainsi il en vient à me dessiner un soleil noir et un bonhomme sans pieds semblant flotter dans les airs. "Le soleil est malade, dit-il, je le répare et il revient à sa couleur jaune." Quand je lui fais remarquer que son bonhomme n'a pas de pieds, il me répond : "Je suis un fantôme qui guérit, un homme m'a tué en 19.., un géant, j'étais dans le ventre de ma mère." Puis il se met un bonnet sur la tête et le tire sur ses yeux. Il joue à l'aveugle en disant "mes yeux ont disparu, quelqu'un m'a tué les yeux."

 

Le dessin 14 représente le diable qui veut entrer dans son corps. Il me dit que je suis ce diable, mais que je n'arrive pas à entrer en lui parce qu'il est "très gentil". Ce qui donne à l'éternelle gentillesse qu'il affiche le sens d'une défense sur le mode de la formation réactionnelle contre "le mal" qui menace en lui, et qu'il met en moi. À la fin de cette séance, il me dit : " Tu veux savoi (pour "savoir") ? Ma mère veut que je sois une fille, non un fils." Le mal serait donc d'être un garçon ? On peut le supposer à la vue de son dessin.

 

                                                                              Dessin 14

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Le thème de la lutte entre le bien et le mal revient de plus en plus souvent dans ses dessins. Parfois il incarne le mal sous les traits d'un robot qui s'appelle "Clone" et qui est le clone de son père. Mais dans une même histoire, il peut me dire :" J'aime bien tuer les humains", puis, dans la suite : "Je suis un robot qui aime les humains". De même, il peut se définir comme étant humain puis, juste après dire qu'il est un robot. Manifestement ces différences ne sont pas claires pour lui, ni ce qu'il veut. Quant aux questionnements autour du bien et du mal, ils sont peut-être liés à une influence religieuse : lors d'une séance, il fabrique une croix et dit : "Une croix de Dieu. Protégez-nous."

 

Suit une période plus calme. Il me dessine "Un chien géant ... les gens croient que c'est un loup ... ils se sauvent ... ils croient qu'il va les manger ... mais il les lèche seulement". Apparemment il a moins de cauchemars, et me dit même qu'il rêve de "bonnes choses" avant que sa mère ne le réveille. Par contre, il commence à se plaindre de l'école qu'il dit être de plus en plus "dure", et surtout de la poésie qui lui fait "mal à la tête". Un langage simple et unidimensionnel est, à l'évidence, plus abordable pour lui. L'école le met aussi face aux autres et à leurs jugements : "On dit que je suis nul et je me sens un peu nul." À propos d'un dessin il me parle d'un soleil et d'une étoile qui se disputent puis deviennent des amis : "Ils disent qu'ils s'aiment ... Ils se parlent, deviennent confidents, se racontent leur vie." J'ai en face de moi un enfant pacifié.

 

Un grand changement s'annonce pour Bill : il a l'âge de quitter la CLIS pour entrer au collège en SEGPA. Ce changement prévu pour septembre l'inquiète, il dit avoir peur de "ne pas y arriver". Si son niveau scolaire reste relativement bas, son expression verbale a fait d'énormes progrès. Il sait lire et même plus ou moins écrire. Par contre, il a de grandes difficultés avec les conjugaisons. Ce changement dans la scolarité signifie aussi l'arrêt de nos entretiens. Mais j'aurais encore l'occasion de le rencontrer.

 

Alors qu'il a 12 ans et demi et est en 5e, ses parents me demandent une consultation pour leur fils. Je le reçois d'abord seul. Il me confie qu'à l'école les autres enfants se moquent de lui, mais qu'il n'a pas osé en parler à ses parents. Il voudrait que je sois son porte-parole auprès d'eux. Il me dit encore qu'il est mal parce que son père et sa mère lui font confiance et que lui fait des bêtises. Il me montre sa main qui a été griffée par une fille, sur l'autre main sa sœur lui a dessiné un cœur. Mais, il a un projet d'avenir : faire le même métier que son père. Il confond toujours facilement le masculin et le féminin quand il parle, mais il n'a plus du tout sa voix suraiguë ni de trouble du langage. À la fin de l'entretien, je rencontre sa mère en sa présence. Celle-ci se dit inquiète parce qu'elle a vu son fils fumer. Elle a peur qu'il ne devienne fumeur, m'expliquant que le grand-père paternel de Bill est mort d'un cancer des poumons. L'enfant commente les propos de sa mère en disant "Je n'entends rien, j'ai les oreilles bouchées." C'est là sa défense habituelle :" Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire." En tout cas faire comme si tel était le cas. Nous convenons d'un rendez-vous mensuel.

 

Lors de ces rencontres il me parle essentiellement de ses difficultés relationnelles avec les autres élèves dont il est, ou s'imagine être, le souffre-douleur. Les apprentissages scolaires restent difficiles pour lui, malgré un enseignement adapté. Pour le reste, il a les mêmes problèmes que la plupart des adolescents : des histoires d'argent de poche, de téléphone portable, etc. Ce qui interroge le plus, c'est son incapacité à se défendre de la cruauté de certains élèves. Le problème n'est pas la force physique. Il est de grande taille pour son âge, de stature athlétique et le sport reste  son activité préférée. Mais il a peur d'être puni s'il se défend. Du moins c'est ce qu'il me dit. Les cours d'histoire l'intéressent, et tout particulièrement quand il est question des Vikings. Il se reconnaît en eux à cause de ses yeux bleus et ses cheveux blonds. Il me dit qu'il aurait voulu être le roi des Vikings et s'appeler Bill Viking, il serait le "dieu de la guerre, de la puissance" et régnerait sur le monde entier après l'avoir conquis. Il associe son désir d'être immortel au décès de son grand-père maternel à l'âge de 50 ans.

 

La vie cependant n'est pas facile pour  cet adolescent qui a une âme d'enfant fragile dans un corps qui aurait pu servir de modèle dans une publicité à la gloire des "dieux du stade". Il dit redouter les contrôles au point d'en avoir des insomnies. Certains enfants de sa classe vont loin dans les misères qu'ils lui font. L'un l'a étranglé "pour jouer", un autre l'a fait tomber "pour s'amuser". Personne ne veut jouer avec lui, ses "camarades d'école" se disent toujours occupés ailleurs. Alors il joue seul avec ses cartes. Il me parle de son espoir d'obtenir une carte de défense et d'attaque valant 20 000 points. : "Quand je l'aurai, je serai très forte", dit-il.

 

Il me raconte qu'il a confié à sa mère qu'il voulait être "psychologue, non paléontologue". Elle lui aurait répondu qu'il n'avait pas le niveau (d'études) requis. Son modèle est Indiana Jones, le personnage fictif, archéologue et aventurier, imaginé par George Lucas. Il dit qu'il veut lui ressembler  "pour être un connu", à moins que ce ne soit "pour être inconnu". Mais c'est le signifiant "paléontologue" qui m'intrigue, ceci bien qu'il n'y ait pas grande distance entre faire parler les ossements, ce qui est le travail du paléontologue, et faire parler les artefacts, vestiges du passé, ce qui relève de l'archéologie. Sans doute est-ce parce qu'en me parlant de son désir de trouver un tombeau, il fait un lien avec son grand-père maternel, qui est décédé peu avant sa naissance, et dont il dit : " Je lui ressemble comme deux gouttes d'eau, tout le monde le dit." La mère était donc en deuil de son père quand son fils est né. Lors de la même séance, il évoque encore le chien de sa grand- mère mort à l'âge de 13 ans (l'âge de Bill).

 

Si certains problèmes trouvent une solution : ainsi l'élève qui le maltraitait, entraînant d'autres enfants dans ses méfaits, a fini par être exclu de l'école, d'autres persévèrent. Il me raconte qu'il a eu 1/20 dans une interrogation sur l'identité alors qu'il pense avoir bien répondu. Il me précise : " Je n'ai pas de carte d'identité, j'ai besoin de ma carte d'identité pour savoir qui je suis." Il se plaint de ne pas avoir de smartphone. Pour lui c'est une honte, il reproche à ses parents de le traiter "comme un gamin de 10 ans". Sa mère lui aurait dit qu'il grandissait trop vite, qu'elle aurait voulu qu'il reste un bébé pour ses beaux yeux bleus.

 

Bill change de collège pour sa classe de 4e. Un de ses professeurs l'intrigue parce qu'il porte comme nom un signifiant qui est habituellement utilisé comme prénom. Il compare son collège à une prison à cause de la présence de caméras de surveillance. Certains de ses propos peuvent paraître incohérents : alors qu'il dit être nul en cuisine, il affirme vouloir être cuisinier, de même il se dit content de parler anglais alors qu'il ne cesse de se plaindre de cette langue. 

 

Il est toujours l'objet de sarcasmes de la part des autres élèves. Il me raconte qu'on lui a dit : "Tu baises la Barbie.". Et de commenter : "Ils disent ça parce que je suis beau." Il m'annonce porter un appareil dentaire et aller chez une orthophoniste car sa langue est "mal positionnée". Ses priorités sont : ne pas mentir et vivre le plus longtemps possible.

 

C'est surtout de l'attitude des autres à son égard dont il dit souffrir. Alors qu'il s'est fait voler sa montre, il constate : "Je pensais pas que le monde était si cruel. Je suis tellement gentil avec les autres. Ils en profitent, j'en ai marre. Je veux me débarrasser de la gentillesse que j'ai en moi. Je veux être une personne qui peut se battre." Il me demande ce que ça veut dire un salaud, un bâtard, une connasse. Pour conclure : "Mon défaut c'est la gentillesse. J'arrive pas à changer, tellement ma mère me l'a apprise."

 

Suit une période que l'on pourrait qualifier de dépression légère, et qui est liée à la désillusion qu'il traverse, mais aussi au fait que sa sœur ait un amoureux. Puis vient la surprise. Bill m'annonce fièrement :'"J'ai cassé quelqu'un en parlant." Il a enfin osé se défendre, ce qui ne l'empêche pas de me demander conseil pour régler son compte "à un géant qui est en 3e". Quant à sa mère : "Elle stresse", dit-il. Elle crie avec tout le monde. Ça veut pas dire qu'elle est normale." On s'attendrait à ce qu'il dise "anormale." Mais que ses propos soient inappropriés ou incohérents est devenu  exceptionnel. Il n'en reste cependant pas moins vrai que plus il s'extériorise en l'absence d'adultes contenants, plus on peut noter chez lui un rapport inadapté à la réalité. Ainsi il me raconte qu'un élève de son école l'a traité de "mongol" parce qu'il tenait une fille par les épaules et la traitait de paysanne. Il dit ne pas comprendre l'attitude de cet adolescent, ni que la fille ne soit pas venue à son secours. Il pense qu'elle l'aime bien, mais lui n'est pas "amoureuse" d'elle. Le fait de parler si souvent de lui au féminin ne l'empêche pas de s'inquiéter de ne pas avoir de barbe à son âge.

 

L'année scolaire se termine plutôt bien pour Bill,  et ses enseignants se disent satisfaits de ses "progrès". Mais son niveau d'instruction reste bien inférieur à celui d'un enfant du même âge ne souffrant pas d'un handicap similaire, et ce malgré le dévouement des nombreux enseignants, éducateurs, infirmiers, etc. qui se sont consacrés à l'aider à avancer dans la vie. 

 

Nos entretiens s'arrêteront là définitivement, la priorité est donnée au scolaire en vue d'une future orientation qui serait plus du côté d'un lycée professionnel que d'un apprentissage. Cela aurait l'avantage, pour les parents, de le maintenir dans un milieu protégé jusqu'à ses 18 ans, avec une famille particulièrement aidante comme soutien, et éventuel filet de secours.

                                      
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